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Full text of "(1936) Alexandre Bogdanov - l'Étoile Rouge (trad. Colette Peignot pour le Populaire)"

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Éditions  Ismael. 

Non- PROFIT  ASSOCIATION. 


(2018) 


editions-ismael.com  editions.ismael@gmail.com. 
Siège  social  :  if  rue  des  Capucins,  69001  Lyons. 


LE  NUMERO 


France  et  Colonies  Etranger 

Un  an,*,*  SOlr*  Un  an.**i  ¥?Ct  fr* 

Six  mais  *.  48  fr.  Six  mois  *  S  5  fr. 

I^dIb  mots  26  fr,  Trois  mois  46  fr* 

Adresse?  mandais  al  valeurs  à  FÀdminteirüîeiir»  délégué 
Compte  chèque  postal  279-3Ï  Paria 

Service  de  publicité  :5,  rue  Sain  t- Augustin,  PARIS 
Téléphone  î  RICHELIEU  69-00 


MARDI 


ORGANE 

Directeur  Politiquer^""** 
BRACKE  suppléant  LÉON  BLUM  Téléphone  j 


PARTI  SOCIALISTE 


RéP*OtlON  ŒT  ADMINISTRATION  *  9.  RUE  VIC  TO  R-M  A  S  SË  >  PARIS  üxn 


AOUT 

1936 


Administrateur-Délégué  : 

EUGÈNE  GAILLARD 


Juaqu’à  20  hourea  :  XRTOAJTfE  94-46  «  94-47 
A  partir  de  20  heures  t  TAIXBOÜT  43-5  0 


Adresse  téWgrapttiqui  ï 

NALP  OFUL-PABIS 


I»*'  EVENEMENTS  D^SPAGME 


Le  Congrès 
des  Instituteurs 
s’est  ouvert 


Les  nervis  à  la  solde 
de  Doriot -Sabïanï 
causent  à  St-Zacharie 
de  sanglants  incidents 


es  qui 


Les  1 0.000  grévistes  ont  ap¬ 
prouvé  hier  la  convention 
établie  par  leur  délégation 


LE  MAIRE,  M.  MAILLOUX, 
MEMBRE  DU  FARTI  POPULAIRE 
FRANÇAIS,  TIRE  SUR  LA  FOULE 
VENUE  POUR  PROTESTER 
CONTRE  LES  EXACTIONS 
DES  BANDES  FASCISTES 


ierra  Guadarrama 


[I  a  notamment  établi  le  bilan 
des  résultats  acquis  grâce  au 
gouvernement  de  Front  Populaire 


Cette  convention  apporte  une  amé 
lioration  aux  taux  minium  cTaf 


{Voir  en  sixième  page  te 
compte  rendu  des  débats.) 


Les  colonnes  du  général  loyal  Miaja  ne  sont  plus  qu’à  quelques 


f litage  et  au  salaire  de  garantie* 
Elle  maintient  les  avantages  acquis 
antérieurement 


Cinq  personnes  sont  blessées 
par  les  émules  de  Carbone 


kilomètres  de  Grenade  et  les  croiseurs  espagnols 

ont  bombardé  Geuta  et  Tarifa 

UUUWWWMUn  . 


Après  avoir  grièvement  blessé 
sa  femme 

un  mari  se  donne  la  mort 


Des  événements  d'une  gravité  partie 
<mlière  se  sont  déroulés  à  Saint-Sa^ 
charte,  commune  du  Var,  située  â  quel¬ 
ques  dizaines  de  kilomètres  de  Marv 
sel  lie, 

'  La  première  version  d&  cos  événe* 
mentSt  donnée  par  les  agences  et  par 
la  presse  dite  d'information,  est  telle* 
ment  contraire  à  la  vérité  qu'il  noua 
faut  la  démentir  dans  son  ensemble  et 
dans  ses  détails,  '■ 

SaintjZacharie  est  affligée  d’un 
maire  —  M.  Mailloux  — ■  sabfanlste, 
carboniste  et  doriottetq. 

Il  y  a  quelques  jours,  M.  Maillons 
présidait  la  réunion  qu'osa  tenir  aiix 
Arènes  du  Prado,  à  Marseille,  le  rend- 
;  gat  Maître-Jacques  Dorlot. 

Les  électeurs  de  M.  Mailloux,  qui  nô 
e&  sont  pas  vendus  en  infime  temps  qus 
ï^ur  élu,  trouvèrent  la  pilule  amère 
de-s  protestations  s'élevèrent. 

M,  Mailloux  ne  se  frappa  pas  pour 
autant  ;  il  fît  appel,  comme  il  est  d’usa* 
ge  en  ce  beau  pays  de  Provence  depuis 
que  les  gangsters  édictent  la  loi,  aux 
bandes  de  nervi,  k  Cartonna  et  autre* 
Splrlto. 

A.  LAMEORAY. 

(Suite ^en  2*  page>  3*  colonne) 


Lyon  3  août.  — »  M*  René  David,  55 
ans,  en  villégiature  à  Paleymieux,  a 
grièvement  blessé  sa  femme  d'une  bal¬ 
le  de  revolver  k  la  poitrine,  et  s'est  en¬ 
suite  donné  la  mort. 

Mme  David  a  été  transportée  h  l'Hô- 
rcï-Dieu;  #on  état  est  très  grave. 


Une  grande  activité  est 
déployée  pour  assurer 
aux  arn>ées  de  la  Ré¬ 
publique  les  munitions 
et.  le  ravitaillëmènt. 


La  bataille  a  fait  rage 
durant  36  heures 


François  Blancho. 

( Voir  en  troisième  page.) 


La  situation  des  conquérants  est  précaire 

(Lire  nos  informations 
en  troisième  page.) 


LTayiation  républicaine 
a  bombardé  Saragosse 


LES  JEUX  OLYMPIQUES 


ALEXANDRE  BOGDANOV 

O  O  O 


L’ETOILE 
RO  U  G  E 


Dix-sept  jours  .se  sont  écoulés  de- 
ïpuis  que 'lé  général  Franco  comment 
.fait  dans  le  Maroc  espagnol  cette  ré¬ 
volte  qui  aurait  dû  frapper  à  ïnort 
en  quelques  heures  la  République  de 
193  L  v  . — 

Madrid  et' Barcelone  paralysés  par 
la .  sédition  Sauraient  dû  offrir 
qu  une  faible  résistance  à  la  double 
pression  ;  du  Sud,  où  les  troupes 
marocaines  auraient  débarqué  ;  du 
Nord,  où  les  rebelles  disposaient  d’un 
vaste  territoire,  allant  presque  sans 
solution  de  continuité  de  .la  Galteie 
à  -1  ’Àragon  ;  1  ;  *  v',: - 

€e  plan  de  la  révolte  militaire  et 
fasciste 


£e  départ  d’une  colonne  de  miliciens  pour  Saragosse, 


» -HfSarraziriè  »  dç&tîiiés,  paromè  _lr_o- 
juu  ru  ts toiirer;  i  I  ar  > 1  ÿéooriqq 

de  "  rÉsp^gne,  les .  bateaux,  restés  au 
service  dé  la  République  montent  la 
garde  dans  la  Méditerranée,  boinbaîv 
j  dent  les  bases  des*  insurgés. 

Le  Maroc,  air  lieu  d;4tre  le  point 
'  de  départ  d’une  marche  triomphale 
sur  Madrid,  est  devenu  une  sorte  de 
sôuricièrèj  pour  lés Hlrèupes'  de  M, 
Franco,  dont  elles  ne  'peuvent  5*4 va? 
üar  que  par  petits  paquets  et  en  cou¬ 
rant  de  gros  risques, 

ILc  gouvernement  de  Madrid  avait 
été  sourd  et  aveugles.  Le  peuple,  re¬ 
présenté  par  les  matelots,  a  entendu 
et:  VïUiPOùr  ifettfc  r.i t  fffsi» 

André  LEROUX. 

j  .  i  j  - 

(Suite  en  S*  page,  P  colonne) 


Avec  les  miliciens 


Roman  d'anticipation 
scientifique  et  sociale 

Traduit  du  russe 
par  Colette  Phicnot 

I/Etoiln  Rouffe  a,  en*  en  Russie, 
un  succès  et  une  diffusion  considé¬ 
rables.  L'auteur,  AIexandre  Eûffdî1" 
nov;  godal-démocrate  très  en  vue, 
ami  intime  de  Maxime  Gorki,  de 
Lénine  et  de  K  rassi  ne,  à  joué  un 
rôle  éminent  dans  le  mtiuve ment  so¬ 
cialiste  rus  tse  et  plus  particulière¬ 
ment  dans  son  aile  gauche,  le 
bolchevisme.  Ses  ouvrages  sont  ré¬ 
pandus  en  Russie  à  des  millions 
d'exemplaires.  Plusieurs  généra¬ 
tions  de  socialistes  ont  appris 
l'Économie  politique  dans  Bogda- 
nov,  vulgarisateur  de  premier  or¬ 
dre  en  même  temps  qu’iiommc  de' 
science*  médecin,  biologiste  et  phi¬ 
losophe, 

I/Etollc  Rouge  est  une  anticipa¬ 
tion  prophétique  suus  une  forme 
romancée.  Plusieurs  des  prévisions 
incorporées  au  roman  sont  déjà 
devenues  réalité.  D'autres  le  de¬ 
viendront  peut-être...  JVEtoite  Bou¬ 
gée  définit  bien  des  problèmes  po¬ 
sés  à  toute  conscience  socialiste  et 
esquisse  des  solutions  hardies,  qui 
seront  certainement  parmi  nous 
très  controversées.  I/Étoîle  Roua* 
j>st  le  point  dp  départ  de  la  litté¬ 
rature  dite  prolétarienne. 

partir  de  demain  liseï  et  faites 
lire  autour  de  vous 
L’ETOILE  ROUGE 


Par  noire  envoyé  spécial  Jean-Maurice  HERRMANN 


préparé  depuis  longtemps 
jusque  dans  ses  moindres  détails,  a 
échoué,  parce  qu’il  s’est  heurté 
à  un  obstacle  imprévu  :  le  peuple 
espagnol  décidé  k  défendre  sa  liber¬ 
té.  iLe  plan  a  été  conçu  et  réalisé  par 
des  militaires,  et  cela  explique  le 
fait  «pï’ils  ont  négligé  certains  fac¬ 
teurs  pathologiques.  Séparés  du 
peuple;  ils  n’en  pnt  pas  tenu  compte 
dans  leurs  calculs, 

La  sédition  avait  commencé  an 
'Maroc  précisément  p autre  que  les  gé¬ 
néraux  félons  pensaient  pouvoir  dé¬ 
verser  sur  l’Esp aigue  les  bordes  de 
la  légion  étrangère  et  des  troupes 
indigènes,  les  seules  vraiment  qua¬ 
lifiées  pour  combattre..-  le  ■*  marxis¬ 
me».  La  flotte,  dont  tous  les  offi¬ 
ciers  étaient  de  la  conspiration,  .de- 
Va it  transporter  rapidement  ces  nou~ 
jyeauï  Croisés* 

i  La  flotte  n'était  pour  M.  Franco 
npTuà  (élément  technique,  qu’un 
'a  moyen  »  à  employer  dans  la  stra¬ 
tégie  de  la  sédition,  U  s’est  trouvé 
æuf  les  bateaux  des  hommes,  des 
Jiommes  du  peuples  qui  ont  arraché 
nux  officiers  rebelles  ce  *  moyen  ». 
lAù  ]ieu  de  transporter  les  nouveaux 


L'attaque  contre  les  rebelles  est  engagée  méthodiquement 
par  les  chefs  des  organisations  ouvrières.  —  Le  «  Popu¬ 
laire  j>  est  acclamé  par  les  héroïques  défenseurs  de  la  Ré* 
publique  espagnole,  —  Le  nouveau  gouvernement  catalan 
fait  appel  à  la  discipline  des  forces  antifascistes*  —  En 
suivant  le  cercueil  de  Trillas» 


Le  noir  Owens  arrive  premier  de  l’épreuve  des  100  mètres* 

{Voir  en  troisième  page.) 


Des  aviateurs  sonbils 
recrutés  en  France 
pour  le  rebelle  Franco  ? 


(Voit'  en  deuxième  page.) 


Le  financier  Juan  March 
est  une  puissance  d'argent 
formidable  au  service 
du  fascisme  espagnol 


atSgwSE* 

ISï 


Depuis  quelques  jours,  M*  Michel  Dé¬ 
frayât  se  livre  £  y  ne  activité  assez  sus¬ 
pecte. 

M,  Détroyat  n'est  pas  seulement  un 
pilote  connu*  |i  est  aussi  administrateur 
à  la  Société  Bréguet. 

Or,  ce  Détroyat  recrute,  nous  affirme- 
t-on,  des  pilotes  pour  le  service  actif 
dans  l'aviation  du  général  rebelle  Fran¬ 
co,  H  leur  offre  des  primes  assez  éle¬ 
vées* 

Nous  serions  curieux  de  savoir  si  Tes 
services  compétents  sont  au  courant  de 
ces  agissements  et  si  notamment  on 
est  sûr  que  les  avions  du  stock  Bré- 
guct  n'iront  pas  grossir  l'armée  de 
Pair  des  fascistes  espagnols* 


LE  TEMPS  QITIL  FERA 


Drs  prévisions  de  T0.1Y.M.  —  Asees 
beau  temips,  TuuflÆreitK,  beP&s  éclaircies, 
vtem-t  NordOuea t  modéré  à  aeaez  fort; 
tnaxi'.ïiUiTn  de  temîtiératirre  sera  en  hausse 
anr  celui  de  la  veille. 


Il  fournit  des  armes  au  général  factieux  Franco 
et  subventionne  le  mouvement  insurrectionnel 


Au  cours  des  précédents  articles,  nntis 
avons  évolué  la  vie  et  les  mœurs  de 
V aventurier  Juan  Harch,  devenu  ï'm» 
des  personnages  les  plus  puissants  de 
la  péninsule.  Nom  fermions  aujour¬ 
d'hui  cette  étude, 

*4  * 

Juan  Mardh  avait  toujours  Été  l’ami 
de  Primo  da  Rivera,  baHxm  prodtgue, 
sans  csase  à  court  d'argent,  auquel  ü 
avait  eu  soin  de  rendre  de  grands  ser¬ 
vices  d’ordre  pécuniaire.  Ce  fut  te  die-- 
tateur  et  Malvy  qui  étouffèrent  1a  plain¬ 
te  ponr  assasalnaÉ,  faite  à  Alger,  par 
le  .frère  et  le  vieux  père  de  Tomas 
Llausot  contra  Juan  March,  Des  raisons 
du  même  ordre  avalent  fait  agir  Prfmo 
et  l’ancien  ministre  français,  qui  avait 
touché  5Û.0ÜU  pesetas. 

Le  dictateur  conseilla  alors  à  son 
ami  de  faire  un  cadeau  à  la  tOlIIO,  «  si 
charitable  »,  et  celui-ci  consentit  à  fai¬ 
re  construire  à  ses  frais  un  magnifique 
préventorium  à  Majorque,  La  pose  de 
la  première  pierre  donna  lieu  à  une 
fête  inoubliable  présidée  par  un  évê¬ 
que.  Celui-ci  fit  un  éloge  cnthüueiaste 
du  généreux  donateur  qui  se  carrait 
dans  un  fauteuil*  tandis  que  aa  femme 
se  prélassait  aux  côtés  de  l'évêque 
(coût:  sîx  millions). 

Les  travaux  furent  rapidement  îne- 
nés  et  il  n'y  avait  plus  que  les  vitreE  à 
noser,  quand  la  République  fut  procla¬ 
mée.  Lg  préventorium  n'était  point  fait 
pour  le*  aspirants  à  la  tuberculose  du 
nouveau  régime,  et  tout  resta  en  plan* 

Sentant,  depuis  le  14  avril  1931.  tou¬ 
tes  sortes  d*  menaces  peser  sur  lui,  ï1* 
se  décida  à  se  défendre  devant  la  Cons¬ 
tituante,  Un  ministre  lui  devait  d* 
l'argent  ;  \\  avait  des  députés  qui  le 
soutiendraient,  Tl  se  lït  donc  faire  par 
un  ami  un  .discours  dithyrambique,  nü 
il  apparaissait  comme  un  homme  labo¬ 
rieux  et  honnête  qui,  né  d'une  famille 
modeste. -était  devenu  m ulti-mlll tonnai* 
re  à  force  de  travail*  Il  y  expliquait 
ses  première-B  affaires  d'achats  et  de 
ventes  de  terrains,  soutenu  par  la  Ban¬ 
que  de  Majorque,  la  façon  dont  11  avait 
mis  de  T  argent  dans  une  fabrique  d» 


Tous  d$ accord 


WMmMWm 


iiM;! 

x  #533$  S. ï:i 


mmmï 


Les  travailleurs  de  la  terre,  brandissant  la  faucille,  viennent 
à  Sig-uenza  pour  s’intir  aux  forces  gouvernementales, 


KÜIIÜii 


Anche  in  Francia,  corne  in  Spagna,  sono  al  po- 
tere  le  sinistre.  Eppure  —  dicono  ï  socialisti  fran- 
cesi  —  in  Francia  non  ci  sono  rivolte  nè  incendi. 
r è  massacri.  E’  anche  vero  pero  che  le  sinistre 
francesi  sono  al  governo  da  pochissimo  tempo. 


mm 


ATTENDEZ  UN  PE  J 


<a  En  France  aussi,  comme  en  Espagne^  les  gauches  sont  au  pouvoir. 
Cependant  —  disent  les  socialistes  français  —  en  France  il  n’y  a  ni 
révoltes^  ni  incendies>  ni  massacres.  Mais  il  est  vrai  aussi  que  cbb 
gauches  sont  an  gouvernement  depuis  peu  d^  temps,  » 

(Manchette  gui  a  parti  dans  la  Siampa  du  %  août,} 


.  '  "  "  _  J  ■  ‘  l  ■  .  .  r,  r  “  •  ’J  °.  ,  P 1  ;  .  . 

Dans  des  avions  trimoteurs  italiens  destinés  aux  rebelles  espagnols  : 
1b  premier  en  panne  sur  Ja  rive  française  de  la  Moulouyaj  l’autre  qui 

ssest  écrasé  à  Saidia. 


/  v  "  _ 1  ‘î.Füiir^ 

—  En  tout  cas,  nous  sommes  d’accord,  sur  un  poin.  :  La  France 
ne  sera  vraiment  française  que  si  Hitler  et  les  Riffaïna  de  Franco  s’en 
mêlent  l 


source  gallica.bnf.fr  /  Bibliothèque 


nationale  de  Franc 


N“  1.  Feuilleton  du  Populaire.  5-8-36 


I;  Alexandre  Bogdanov  ■ 

L'ETOILE 


ROUGE 


russe 


Traduit  du 
par  Colette  Peignot 


Le  docteur  Werner  à  l’écri¬ 
vain  Mirski  : 

o  Je  vous  envoie,  camarade, 
les  mémoires  de  Léonide.  Il  sou¬ 
haitait  les  faire  éditer.  Vous  sau¬ 
rez  mieux  que  moi  arranger  cela. 
Quant  à  lui,  il  s’est  enfui.  J’a¬ 
bandonne  l’hôpital  et  vais  à  sa 
recherche.  Je  pense  le  trouver 
.dans  la  région  minière  oit  se  pré¬ 
parent  à  Vheure  actuelle  de  sé- 
fUua  événement».  Le  but  de  ton 


évasion  est  sans  doute  une  ten¬ 
tative  indirecte  de  suicide.  O’est 
encore  un  effet  de  la  maladie 
mentale  que  vous  savez.  Et  ce¬ 
pendant,  il  était  si  près  d’une 
complète  guérison... 

»  Dès  Que  je  saurai  quelque 
chose,  je  vous  aviserai. 

»  Salut  chaleureux. 

>  Votre  N.  Werner.  » 

24  juillet  190...? 

(8  ou  9,  illisible.) 

*+* 

Manuscrit  de  Léonide 


PREMIERE  PARTIE 

I.  —  RUPTURE 

C’était  à  l’époque  où  venait  de 
commencer  dans  nôtre  pays  ce  grand 
bouleversement  qui  dure  encore  et 
qui,  je  pense,  approche  maintenant 
de  sa  fin  inéluctable  et  terrible. 

Les  premières  journées  sanglantes 
avaient  si  profondément  ébranlé  la 
conscience  publique  que  tous  atten¬ 
daient  une  issue  rapide  et  heureuse 
du  combat  :  il  semblait  que  le  pis 
fût  accompli  et  que  rien  de  pire  ne 
puisse’ arriver.  Personne  n’imaginait 
que  les  mains  osseuses  du  monde 
moribond  étranglaient  et  étrangle¬ 
raient  encore  les  vivants  dans  leurs 
étreintes  convulsives. 

L’exaltation  du  combat  débordait, 
impétueuse,  dans  les  masses.  Les  es¬ 


prits  s’ouvraient  tout  entiers  à  l’ave¬ 
nir  ;  le  présent  fondait  dans  un 
brouillard  rose,  le  passé  s’estompait, 
disparaissait.  Les  rapports  humains 
étaient  plus  instables  et  précaires 
que  jamais. 

Au  cours  de  ces  journées,  advint 
ce  qui  retourna  ma  vie,  m’arracha 
de  la  lutte  populaire  et  me  mit  hors 
du  combat. 

J’étais,  malgré  mes  vingt-sept  ans, 
l’un  des  vieux  militants  du  Parti.  Je 
comptais  derrière  moi  six  années 
d'activité,  interrompues  seulement 
par  un  an  de  prison.  J’avais  pressenti 
avant  beaucoup  d’autres  l’approche 
de  la  tempête,  aussi  l’affrontais-je 
avec  calme.  Il  fallait  travailler  beau¬ 
coup  plus  qu’auparavant,  mais  je 
n’abandonnais  ni  mes  investigations 
scientifiques  (la  question  de  la  for¬ 
mation  de  la  matière  m’intéressait 
particulièrement),  ni  mes  besognes 
littéraires  :  j’écrivais  dans  des  re¬ 
vues  pour  enfants  et  cela  mè  donnait 
les  moyens  de  vivre.  Au  même  mo¬ 
ment  j’aimais...  ou  je  croyais  aimer. 

Son  nom  de  militante  était  Anna 
Nicolaïevna. 

Elle  appartehait  à  une  tendance 
modérée  de  notre  Parti.  J’ëxpliquais 
cela  par  la  faiblesse  de  sa  nature  et 
la  confusion  des  relations  politiques 
dans  notre  pays  ;  bien  .qu’elle  fût 
plus  âgée  que  moi,  je  la  considérais  1, 


comme  un  être  encore  indéterminé. 
En  quoi  je  me  trompais. 

Peu  de  temps  après  notre  union,  la 
différence  de  natures  se  fit  sentir  de 
plus  en  plus  péniblement  pour  nous 
deux  et  prit  la  forme  d’un  profond 
malentendu,  -tant  dans  la  concep¬ 
tion  de  noire  >  travail  révolution¬ 
naire  que  dans  la  compréhension  de 
notre  .liaison  personnelle. 

Anna  était  venue  à  la  révolution 
sous  le  signe  du  devoir  et  du  sacri¬ 
fice,  et  moi,  sous  l’impulsion  du  plus 
libre  désir.  Elle  se  joignit  au  grand 
mouvement  du  prolétariat  comme 
une  moraliste  qui  trouvait  là  une 
haute  satisfaction  éthique  et  moi,  en 
amoraliste  qui,  aimant  simplement 
la  vie,  en  voulait  le  plus  large  épa¬ 
nouissement.  Pour  Anna,  l’éthique 
prolétarienne  était  sacrée  en  soi  ; 
pour  moi,  c’était  une  utile  adapta¬ 
tion,  à  la  classe  ouvrière  dans  sa 
lutte  mais  transitoire  comme  cette 
lutte  elle-même  et  génératrice  d’or¬ 
dre.  Selon  Anna  on  ne  pouvait  entre¬ 
voir,  pour  la  société  socialiste,  qu’une 
réforme  de  la  morale  de  classe  pro- 
-létar-ienne  existante  dans  l’humanité 
d’aujourd’hui  ;  je  pensais  que  le  pro¬ 
létariat  va  dès  maintenant  à  la  sup¬ 
pression  de  toute  morale  et  que  le 
sens  social  qui  rend  les  hommes  ca¬ 
marades  dans  le  travail,  la  joie  et 
la  souffrance  ne  se  développerait 


tout  h  fait  librement  que  lorsqu’on 
aurait  rejeté  le  fétiche  de  la  morale. 
De  ces  désaccords  naissaient  des 
contradictions  dans  l’appréciation  des 
faits  politiques  et  sociaux,  contradic¬ 
tions  qu’il  était  évidemment  impos¬ 
sible  de  résoudre. 

Nous  nous ,  opposions  avec  plus 
d’acuité  encore  sur  la  façon  d’envisa¬ 
ger  nos  relations  personnelles.  Anna 
croyait  que  l’amour  oblige  aux  con¬ 
cessions,  aux  sacrifices  et  surtout  à 
la  fidélité  tant  que  dure  le  mariage. 
En  réalité,  je  ne  songeais  nullement 
à  contracter  de  nouveaux  liens  mais 
ne  pouvais  admettre  la  fidélité  préci¬ 
sément  en  tant  qu'obligation.  Je  pla¬ 
çais  même  la  polygamie  plus  haut 
que  le  mariage  parce  que  susceptible 
d’enrichir  la  vie  individuelle  des 
êtres  humains  et  de  leur  donner  plus 
de  variété  dans  la  sphère  des  recher¬ 
ches.  A  mon  sens,  seules  les  contra¬ 
dictions  de  l’ordre  bourgeois  rendent 
à  notre  époque  la  polygamie  en  par¬ 
tie  irréalisable,  en  font  un  privilège 
d’exploiteurs  et  de  parasites,  tous 
embourbé?  dans  une  psychologie  dé-, 
cadente  ;  là  aussi  l’avenir  devra  .ap- 
poMer  une  profonde  réforme.  De 
telles  opinions  indignaient  cruelle¬ 
ment  'Anna,  elle  y  voyait"  un  essai 
d’atténuer  sous  une  forme  idéale  une 
conception  sensuelle  vulgaire  de  la 


Et  cependant,  je  ne  prévoyais  ni 
ne  supposais  l’imminence  d’une  rup¬ 
ture  quard  pénétra  dans  notre  vie 
une  influence  étrangère  qui  hâta  la 
séparation. 

A  cette  époque  arriva  dans  la  ca¬ 
pitale  un  jeune  homme  portant  un 
nom  conspiratif  insolite  :  Menni.  Il 
apportait  du  Midi  certaines  instruc¬ 
tions  prouvant  qu’il  jouissait  de  la 
pleine  confiance  des  camarades. 
Ayant  terminé  sa  mission,  il  résolut 
de  rester  quelque  temps  encore  dans 
la  capitale  et  vint  souvent  nous  voir, 
manifestant  une  inclination  visjble 
à  se  lier  de  plu?  près  avec  moi. 

C’était  un  homme  original  en  tout, 
à  commencer  par  l’apparence.  Des 
yeux  si  bien  masqués  de  sombres 
lunettes  que  je  n’en  connaissais 
même  pas  la  couleur  ;  une  tête 
grande  et  même  disproportionnée  ; 
les  traits  du  visage  jolis  mais  éton¬ 
namment  immuables  et  indifférents, 
sans  aucune  harmonie  avec  une  voix 
douce  et  expressive  ;  un  corps  bien 
bâti,  souple  et  jeune.  Sa  parole  était 
égale  et  libre,  toujours  pleine  de 
sens,  sa  culture  scientifique  très  di¬ 
verse  ;  selon  toute  vraisemblance,  il 
était  ingénieur  de  son  métier. 

Dans  la  conversation,  Menni  se 
montrait  toujours  enclin  à  relier  lés 
questions  personnelles  et  pratiques 

Jl _ z _ xi 


chez  nous,  je  ne  sais  comment  les 
incompatibilités  de  nature  entre  ma 
femme  et  moi  surgissaient  au  pre¬ 
mier  plan,  et  de  façon  si  précise,  que 
nous  commencions  à  sentir  doulou¬ 
reusement  qu’elles  étaient  sans  issue. 
Sa  conception  du  monde  était  appa¬ 
rentée  à  la  mienne  ;  il  s’exprimait 
toujours  sous  une  forme  douce  et 
prudente  mais  au  fond,  de  manière 
d’autant  plus  tranchante  et  profonde. 
Il  savait  si  habilement  relier  nos 
désaccords  politiques  aux  différences 
essentielle?  de  nos  conceptions,  que 
ces  désaccords  apparurent  psycholo¬ 
giquement  inévitables,  telles  de  sim¬ 
ples  déductions  logiques.  Tout  es¬ 
poir  de  s’influencer  l’un  l’autre, 
d’aplanir  les  contradictions  et  d’arri¬ 
ver  à  quelque  chose  de  commun  dis¬ 
parut.  Anna  nourrissait  envers  Menni 
une  sorte  de  haine  mêlée  d’un  vif  in¬ 
térêt.  Il  m’inspirait  une  grande  es* 
time  et  une  vague  méfiance  :  je  sen¬ 
tais  qu’il  visait  un  certain  but,  mais 
lequel  ? 

(A  suivre.)] 


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N”  2.  Feuilleton  du  Populaire,  C-S-36 


P _ 

fi!  Alexandre  Bogdanov 

L’ETOILE 

ROI 

UG 

E 

Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


■« 

■ 

■ 

9 


Manuscrit  Je  Léonide 

PREMIERE  PARTIE 
I.  —  RUPTURE 

Au  cours  d’une  journée  de  janvier 
(c’était  déjà  fin  janvier),  il  y  eut 
dans  les  groupes  dirigeants  des  deux 
tendances  de  notre  Parti  une  délibé¬ 
ration  sur  un  projet  de  manifestation 
populaire  qui  devait  avoir  pour  issue 


probable  un  choc  à  main  armée.  La 
veille  au  soir,  Menni  vint  chez  nous 
et  nous  posa  la  question  de  la  parti¬ 
cipation  à  cette  démonstration  au 
cas  où  elle  serait  décidée  par  les 
chefs  du  Parti.  Une  discussion  s’en¬ 
suivit  qui  prit  vite  un  caractère  brû¬ 
lant. 

«  Celui  qui  vote  pour  la  manifes¬ 
tation,  déclara  Anna,  est  moralement 
tenu  d'être  aux  premier  rang.  » 

Je  n’étais  pas  d’avi?  que  cela  fût, 
en  général,  tout  à  fait  obligatoire, 
mais  plutôt  que  seuls  doivent  y  aller 
les  gens  indispensables,  ceux  qui  peu¬ 
vent  se  rendre  vraiment  utiles  ;  di¬ 
sant  cela,  je  pensais  justement  a 
moi-méme,  homme  de  quelque  expé¬ 
rience  en  ces  sortes  d’affaires.  Men¬ 
ni  allait  plus  loin  et  assurait  que,  vu 
le  heurt  inévitable  aveo  la  troupe, 
c’était,  aux  agitateurs  des  rues,  aui 
meneurs  professionnels  d’être  sur 
place  pendant  la  bataille,  nullement 
aux  chefs  politiques  ;  quant  aux  gens 
faibles  ou'  nerveux,  Us  pouvaient 
devenir  même  très,  nuisibles,  assu¬ 
rait-il,  Anna,  directement  offensée 
par  ces  raisonnements  qui  lui  sem¬ 
blaient  dirigés  en  particulier  contre 
elle,  interrompit  brusquement  ia 
conversation  et  rentra  dans  sa  cham¬ 
bre.  Menni  partit  bientôt. 

Le  jour  suivant,  je  dus  me  lever 
de  bonne  heure,  sortir  sans  voir  An¬ 


na  et  revenir  seulement  le  soir.  Le 
projet  de  manifestation  avait  été  re¬ 
poussé  par  notre  comité  et  aussi, 
comme  je  l’appris,  par  le  cercle  di¬ 
rigeant  de  l’autre  tendance.  J’en  fus 
satisfait  parce  que  je  savais  combien 
la  préparation  était  insuffisante  pour 
un  conflit  armé  et  j’estimais  que 
d’une  telle  rencontre,  il  ne  résulterait 
qu’une  stérile  perte  de  forces.  Il  me 
semble  que  cette  décision  devait  at¬ 
ténuer  l’irritation  d’Anna...  A  la  mai¬ 
son,  sur  ma  table,  je  trouvai  ce  bil¬ 
let  : 

«  Je  pars  ;  plus  je  nous  comprends 
l’un  et  l’autre,  plus  il  devient  clair 
pour  moi  que  nos  chemins  sont  dif¬ 
férents  et  que  nous  nous,  sommes 
trompés.  Mieux  vaut  ne  plus  nous 
revoir.  Adieu.  » 

J’errai  longtemps  par  lés  rues,  fa¬ 
tigué,  avec  une  sensation  dë  vide 
dans  la  tête  et  de  froid  au  cœur. 
Quand  je  rentrai  chez  moi,  j’y  trou¬ 
vai  un  hôte  inattendu  :  Menni  était 
assis  à  ma  table  et  écrivait  un  mot» 

II.  -  INVITATION 

_  —  Il  me  faut  causer  avec  vous 
d’une  affaire  très  sérieuse  et  quel¬ 
que  peu  étrange,  dit  Menni, 

Tout  m’était  égal,  je  m’assis  et 
m’apprêtai  à  écouter. 

—  J’aî  lu  votre  brochure  sur  les 
électrons  et  la  matière,  commença- 


t-il,  j’ai  étudié ,  moi-même  cette 
question  pendant  quelques  années  et 
j’estime  .qu’il  y  a  beaucoup  d’idées 
justes  dans  votre  brochure. 

Je  m’inclinai  en  silence.  Il  conti¬ 
nua. 

—  Dans  ce  travail,  une  remarque 
m’intéresse  particulièrement  :  vous 
émettez  ia  supposition  que  la  théo¬ 
rie  électrique  de  la  matière,  repré¬ 
sentant  forcément  la  gravitation 
universelle  sous  l’aspect  de  quelque 
fonction  des  forces  électriques  at¬ 
tractives  et  répulsives,  doit  amener 
à  la  découverte  -de  l’attraction  sous 
une  autre  forme,  c’est-à-dire  à  l’ob¬ 
tention  d’un  certain  type  de  matière 
repoussé  et  non  attiré  par  la  terre, 
le  soleil  et  les  autres  corps  connus: 
vous  avez  indiqué,  à  titre  de  compa¬ 
raison,  le  diamagnétisme  de  la  ré¬ 
pulsion  des  corps  et  la  répulsion  des 
courants  parallèles  de  différentes 
directions.  Tout  cela  est  dit  entre 
parenthèses,  mais  je  crois  que  vous 
y  ai  tachez  plus  d’importance  que 
vous  ne  voulez  le  montrer. 

—  Vous  avez  raison,  répondis-je, 
et  je  pense  que.  dans  cette  voie, 
l’humanité  résoudra  comme  un  pro¬ 
blème  le  libre  déplacement  aérien, 
ainsi  que  la  question  des  communi¬ 
cations  interplanétaires.  Mais,  juste 
ou  non,  cette,  idée  reste  absolument 
stérile  tant  qu’il  n’y  a  pas  une  théo¬ 


rie  exacte  de  la  matière  et  de  la  pe¬ 
santeur.  Si  un  autre  type  de  matière 
existe,  ori  ne  peut  le  trouver  tout 
simplement  :  en  vertu  de  la  force  de 
répulsion,  il  est  depuis  longtemps 
disparu  de  tout  le  système  solaire,  à 
supposer  même  qu’il  soit  jamais  en¬ 
tré  dans  sa  composition  lorsqu’il 
s’élaborait  sous  forme  de  brouillard. 
Cela  signifie  qu’il  faut  encore  cons¬ 
truire  en  théorie  ce  type  de  matière 
et  ensuite  le  reproduire  en  pratique. 
11  n’y  a  aucune  donnée  suffisante 
pour  cela  actuellement,  on  ne  peut, 
eu  substance,  que  poser  un  tel  pro¬ 
blème. 

—  Il  n’en  est  pas  moins  vrai  que  ce 
problème  est  résolu,  dit  Menni. 

•Je  le  regardai,  stupéfait.  Son  vi¬ 
sage  était  comme  toujours  immobile, 
.mais  son  accent  interdisait  de  le 
prendre  pour  un  charlatan. 

«  Peut-être  est-il  fou  ?  »  Cette  idée 
me  traversa  l’esprit. 

—  Je  n’ai  aucun  intérêt  à  vous 
tromper  et  sais  fort  bien  ce  que  je 
dis.  reprit-ii,  comme  pour  répondre 
à  ma  pensée.  Ecoutez-moi  patiem¬ 
ment  et  ensuile,  s’il  le  faut,  je  vous 
montrerai  les  preuves.  Et  il  raconta 
ce  qui  suit  : 

—  La  grande  découverte  dont  il 
est  question  n’a  pas  été  accomplie 
par  un  individu  isolé.  Elle  appartient 
à  toute  une  société  scientifique  qui 


existe  depuis  assez  longtemps  et  qui 
à  longuement  travaillé  dans  cette 
direction.  Cette  société  était  secrète, 
jusqu’à  présent,  et  je  ne  suis  pas  au¬ 
torisé  à  vous  faire  connaître  de  plus 
près  son  origine  et  son  histoire  tant 
que  nous  n’avons  pas  abouti  à  une 
entente  sur  l’essentiel. 

«  Notre  association  a  devancé  le 
monde  académique  dans  de  nom¬ 
breuses  questions,  scientifiques  im 
portantes.  Les  éléments  du  radium 
et  leurs  délitescences  nous  étalent 
connu?  bien  avant  Curie  et  Ramsay, 
et  nos  camarades  sont  parvenus  à 
pousser  beaucoup  plus  loin  l’analyse 
de  la  composition  de  la  matière.  Sur 
cette  voie,  on  a  entrevu  la  possibi¬ 
lité  de  l’existence  des  éléments  re¬ 
poussés  par  les  corps  terrestres,  en¬ 
suite  on  ,a  élaboré  la  synthèse  de 
cette  «  matière-moins  »  comme  nous 
l’avons  sommairement  définie. 

«  Après  oela,  il  était  déjà  plus  facile 
d’élaborer  et  de  réaliser  les  applica¬ 
tions  tèchniques  de  oett*  découverte, 
en  premier  lieu  :  les  appareil?  vo¬ 
lants  pour  les  déplacements  dans 
l  atmosphère  terrestre,  puis  pour  les 
communications  avec  d’autre?  pla- 
nètés.  » 

Malgré  le  ton  calmement  convain¬ 
cu  de  Menai,  son  récit  me  parut  par 
trop  étrange  et  invraisemblable. 

—  Et  vous  avez  pu  exécuter  tout, 


cela  en  gardant  le  secret  ?  observai- 
je,  interrompant  son  récit. 

—  Oui,  parce  que  nous  le  considé¬ 
rons  de  la  plus  haute  importance. 
Nous  pensons  qu’il  eût  été  très  dan¬ 
gereux  de  divulguer  nos  découvertes 
scientifiques  tant  que  subsistent, 
dans  la  majorité  de?  nations,  des 
gouvernements  réactionnaires.  Et 
vous,  révolutionnaire,  russe,  devez 
être  plus  que  quiconque  d’accord 
avec  nous.  Voyez  comme  votre  em¬ 
pire  asiatique  utilise  les  moyens  de. 
communications  européens  et  tous 
les  moyens  d’extermination  pour 
étouffer  et  extirper  ce  qu’il  a  chez 
vous  de  vivant  et  de  progressif.  Con¬ 
naissez-vous  beaucoup  de  gouverne¬ 
ments  meilleur?  .que  celui  de  cette 
nation  mi-féodale,  mi-cohstitution- 
[  nelle,  dont  le  trône  est  occupé  par 
un  imbécile  belliqueux  et  bavard 
que  guident  des  aventuriers  avérés? 
Et  que  valent  même  les  républiques 
bourgeoises  d’Europe  ?  Or,  il  est 
clair  que  si  nos  machines  volantes 
co‘inues,  le?  gouvernements 
s  ef forcera lertt  avant  tout  d’en  saisir 
le  monopole  et  ae  les  utiliser  pour 
renforcer  le  pouvoir  et  la  puissance 
des  classes  dominantes.  Cela,  nous  ne 
le  voulons  pas  et  c’est  pourquoi  nous 
gardons  le  monopole,  en  attendant 
des  conditions  plus  favorables. 

(A  suivre.X 


N°  3.  Feuilleton  du  Populaire.  7-8-36. 


5  Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 

ROUGE 


Traduit  du  ru?se 
par  Colette  Peignot 


I  II  1 


Manuscrit  de  Léoni 


PREMIERE  PARTIE 
H.  -  INVITATION 

—  Vous  est-il  réellement  arrivé 
d’atteindre  d’autres  planètes  ?  de¬ 
mandai-je. 

—  Oui,  les  deux  plus  proches  pla¬ 
nètes  telluriques,  Vénus  et  Mars, 
sans  compter  la  Lune  morte.  Nous 
travaillons  actuellement  à  leur  ex¬ 


ploration  détaillée.  Nous  avons  tous 
les  moyens  indispensables,  mais  il 
nous  faut  des  gens  forts  et  sûrs. 
Muni  nos  pleins  pouvoirs  de  mes  ca¬ 
marades,  je  vous  propose  d’entrer 
dans  nos  rangs,  bien  entendu  avec 
tous  les  droits  et  obligations  que  cela 
impliquerait. 

Il  s’arrêta,  attendant  la  réponse.. 
Je  ne  savais  que  penser. 

—  Les  preuves  1  dis-je,  vous  avez 
promis  de  me  montrer  les  preuves. 

Menni  tira  de  sa.  poche  un  flacon 
de  verre  contenant  une  sorte  de  li¬ 
quide  métallique  que  je  pris  pour  du 
mercure.  Mais,  chose  étrange,  ce  li¬ 
quide  qui  n’emplissait  pas  plus  du 
tiers  du  flacon,  se  trouvait  non  au 
fond,  mais  dans  la  partie  supérieure, 
autour  du  goulot  et  dans  le  goulot, 
jusqu’au  bouchon  même.  Menni  re¬ 
tourna  le  flacon  et  le  liquide  coula 
au  fond  c’est-à-dire  tout  droit  en 
haut.  Menni  lâcha  des  mains  la  fiole 
et  elle  se  tint  en  suspension  dans 
l’air.  C’était  incroyable,  mais  indubi¬ 
table  et  visible. 

—  Ce  flacon  est  de  verre  ordinaire, 
expliqua  Menni,  il  contient  un  liqui¬ 
de  repoussé  par  les  corps  du  système 
solaire.  On  y  a  versé  juste  ce  qu’il 
faut  pour  équilibrer  le  poids  du  fla¬ 
con,  de  sorte  que  l’un  et  l’autre  en¬ 
semble  ne  pèsent  rien.  C’est  par  ce 
moyen  que  nous  obtenons  les  appa¬ 


reils  volants  :  ils  sont  faits  de  maté¬ 
riaux  ordinaires,  mais  comportent 
un  réservoir  plein  d’une  quantité 
suffisante  de  «  matière  du  type  né¬ 
gatif  ».  Reste  à  communiquer  à  ce 
système  impondérable  la  vitesse  re¬ 
quise  du  mouvemenE  Pour  les  ma¬ 
chines  volantes  terrestres,  on  adapte 
de  simples  moteurs  élctriques  à  ai¬ 
lettes;  pour  les  déplacements  inter¬ 
planétaires,  ce  procédé  ne  vaut  rien 
et  nous  utilisons  une  méthode  tout 
à  fait  différente  que  je  vous  ferai 
connaître  de  plu?  près  dans  la  suite. 

11  n’y  avait  plus  aucun  doute. 

—  A  part  le  secret  obligatoire, 
qtielles  obligations  impose  votre  so¬ 
ciété  à  ses  adhérents  ? 

—  Mais,  pour  ainsi  dire,  aucune, 
ou  presque.  Ni  la  vie  personnelle,  m 
l’activité  publique  des  camarades  ne 
sont  génée?  en  rien,  pourvu  qu'elles 
ne  nuisent  pas  à  l’œuvre  de  la  so¬ 
ciété  dans  son  ensemble.  Mais  cha¬ 
cun  doit  accomplir,  dès  son  adhésion, 
quelque  mission  importante  et  res¬ 
ponsable.  D’une  part,  c’est  un  moyen 
de  resserrer  ses  liens  avec  la  société, 
d’autre  oart,  de  juger  des  aptitudes 
et  de  l’énergie  manifestée  dans  le  tra¬ 
vail. 

—  Alors,’  à  moi  aussi,  une  telle 
mission  me  sera  proposée  dès.  main¬ 
tenant  ? 

—  Oui. 


—  Et.  laquelle  ? 

—  Vous  devez  prendre  part  à  l’ex¬ 
pédition  du  grand  aéfonef  qui  se 
dirigera  demain  vers  la  planète 
Mars. 

—  L’expéditio’n  sera-t-elle  de  lon¬ 
gue  durée  ? 

—  On  l’ignore.  L’aller  et  le  retour 
à  eux  seuls  ne  demandent  pas  moins 
de  cinq  mois.  On  peut  aussi  ne  ja¬ 
mais  revenir. 

—  Je  le  comprends  et  il  ne  s’agit 
pas  de  cela.  Mais  qu’ad viendra-t-il 
de  mon  travail  révolutionnaire  7 
Vous  êtes  vous-même  socialiste  et 
vous  comprendrez  mon  embarras. 

—  Choisissez.  Nous  estimons 
qu’un  arrêt  dans  le  travail  est  indis¬ 
pensable  à  l’achèvement  de  votre 
préparation.  La  mission  ne  peut  être 
ajournée.  Sfy  refuser,  c’est  se  refu¬ 
ser  à  tout. 

Je  réfléchis.  Avec  l'entrée  en  ac¬ 
tion  de  grandes  masses  populaires, 
la  mise  à  l’écart  d’UD  militant  quel¬ 
conque  est  un  fait  insignifiant  pour 
le  parti  dans  son  ensemble.  De  plus, 
cet  éloignement  serait  temporaire  et, 
rendu  à  l’action,  je  serais  beaucoup 
plus  utile  au  paru  avec  mes  nouvel¬ 
les  relations,  mon  savoir  accru  et 
mes  moyens.  Je  me  décidai. 

—  Quand  dois-je  partir  ? 

—  Immédiatement,  avec  moi. 

,  —  Vous  nie  donnerez  deux  heures 


pour  prévenir  les  camarades  ?  Je 
dois  trouver  un  remplaçant  pour  de¬ 
main  à  la  section. 

—  C’est  presque  fait.  André  est  ar¬ 
rivé  aujourd’hui,  fuyant  le  Midi.  Je 
1  ai  prévenu  de  votre  départ  possible 
et  il  est  prêt  à  prendre  votre  place. 
En  vous  attendant,  je  fui  écrivais,  à 
tout  hasard,  une  lettre  contenant  des 
instructions  détaillées.  Nous  pouvons 
la  lui  déposer  en  chemin. 

Il  n’v  avait  plus  à  épiloguer.  le 
détruisis  rapidement  les  papiers  su¬ 
perflus,  écrivis  un  mot  à  ma  pro- 
piiétuire  et  m’habillai.  Menni  était 
déjà  prêt. 

—  Ainsi,  nous  partons.  A  dater  de 
cette  minute,  je  suis  votre  prison¬ 
nier. 

—  Vou?  êtes  mon  camarade  1  ré¬ 
pondit  Menni. 

III.  -  NUIT 

L'appartement  de  Menni  occupait 
le  cinquième  étage  d’un  grand  im¬ 
meuble  isolé  au  milieu  des  maisons 
basses  d’UD  des  faubourgs  de  la  capi¬ 
tale.  Personne  ne  vint  à  notre  ren¬ 
contre.  Nous  traversions  des  cham¬ 
bres  vides  et,  à  la  brillante  lumièrr 
des  lampes  électriques,  ce  vide  sem¬ 
blait  particulièrement  triste.  Dans 
la  troisième  pièce,  Menni  s’arrêta. 

—  Ici  —  il  ûiontra  la  porte  de  la 
quatrième  chambre  —  se  trouve  la 


nacelle  volante  dans  laquelle  nous 
allons  rejoindre  le  grand  aéronef. 
Mais  auparavant,  je  dois  subir  une 
petite  transformation.  Sous  ce  mas¬ 
que,  il  me  serait  difficile  de  con¬ 
duire  la  nacelle. 

Il  défit  son  col  et  enleva,  en  mê¬ 
me  temps  que  ses  lunettes,  le  mas¬ 
que  étonnant  que  j’avais  pris  pour 
son  visage.  Je  fus  consterné  de  ce 
que  je  découvris  alors.  Sos  yeux 
étaient  monstrueusement  énormes, 
comme  jamais  on  ne  vit  d’yeux  hu¬ 
mains.  Leurs  pupilles  étaient  dila¬ 
tées,  même  par  rapport  à  la  grau- 
dc-ur  extraordinaire  des  yeux,  ce 
qui  rendait  leur  expression  ‘  presque 
effrayante.  La  partie  supérieure  du 
visage  et  de  la  tête  était  large  à 
proportion  ;  au  contraire,  le  bas  de 
la  figure,  sans  aucune  trace  de  bar¬ 
be  ni  de  moustache,  était  relative¬ 
ment  petite.  Tout  l'ensemble  produi¬ 
sait  une  impression  d’extrême  ori¬ 
ginalité,  plutôt  monstre  que  carica¬ 
ture.  , 

—  Vous  voyez  de  quel  aspect  m’a 
revêtu  la  nature,  dit  Menni  :  vous 
comprenez  que  je  doive  le  cacher,  ne 
serait-ce  que  pour  ne  pas  effrayer 
les  gens,  sans  parler  même  des  exi¬ 
gences  de  la  conspiration.  Mais  il 
faudra  vous  habituer  à  ma  laideur; 
par  nécessité,  vous  passerez  beau¬ 
coup  de  temps  avec  moi. 


Il  ouvrit  la  porte  de  la  pièce  sui¬ 
vante  et  donna  de  la  lumière.  C’était 
une  vaste  salle.  Au  milieu  se  trou¬ 
vait  une  sorte  de  barque,  petite  et 
assez  large,  faite  de  métal  et  de  ver¬ 
re.  A  l’avant,  les  bords  et  le  fond 
étaient  en  verre  avec  des  traverses 
d’acier  ;  celle  paroi  transparente  de 
deux  centimètres  d'épaisseur  parais¬ 
sait  très  solide.  Sur  les  bords,  deux 
plaques  de  cristal,  reliées  en  angle 
aigu,  devaient  fendre  l’air  et  préser¬ 
ver  du  vent  les  passagers  par  gran¬ 
de  vitesse.  La  machine  occupait  la 
partie  centrale  du  canot.  Une  hélice 
à  trois  palets  d’un  demi-mètre  de 
largeur  se  trouvait  à  .  la  poupe.  La 
moitié  avant  du  canot,  ainsi  que  la 
machine,  étaient  recouvertes  d’une 
mince  plaque  fixée, 'lel  un  rideau,  à 
l’armature  métallique  des  bords  en 
verre  et  à  une  fine  colonne  d'acier. 
Tout  l’ensemble  était  délicat  et  joli 
comme  un  jouet. 

Menni  m’invita  à  m'asseoir  sur  la 
banquette  latérale  de  la  gondole,  il 
éteignit  la  lumière  électrique  et  ou¬ 
vrit  l’énorme  fenêtre  de  la  salle. 
Lui-même  s’assit  à  l’avant,  près  la 
machine,  et  jeta  quelques  sacs  dé 
lest  qui  se  trouvaient  au  fond  de  la 
barque.  Ensuite,  il  posa  la  main  sur 
un  levier.  L’esquif  se  balança,  s’éle¬ 
va  avec  douceur  et. glissa  lentement 
par  la  fenêtre  ouverte. 

(A  suivre.), 


N°  4.  Fèuilleton  du  Populaire.  8-8-36 


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Alexandre  Bogdanov  S 

ETOILE 

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Traduit  du  russe 

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par  Colette  Peignot 

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Manuscrit  de  Léonide 

S 

PREMIERE  PARTIE 

III.  -  NUIT 

J’étais  assis,  comme  cloué,  n’osant 
remuer.  Le  bruit  du  vent  devenait 
plus  fort,  l'air  froid  de  l’hiver  s'en¬ 
gouffrait  sous  le  pare-brise,  rafraî¬ 
chissait  agréablement  mon  visage 
brûlant,  mais  sans  pouvoir  pénétrer 
spuî  mgn  manteau  chaud,  Au-dessus 


de  nous  scintillaient,  miroitantes, 
des  milliers  d’étoiles  et  au-dessous... 
Je  voyais  à  travers  le  fond  transpa¬ 
rent  de  la  nacelle  les  taches  noires 
des  maisons  rapetisser  et  les  points 
brillants  des  réverbères  électriques 
s’éloigner  dans  le  lointain,  tandis  que 
les  plaines  s’éclairaient,  très  au-des¬ 
sous  de  nous,  de  cette  lumière  mate 
et  bleue  de  neige.  Le  vertige,  d’abord 
léger,  presque  agréable,  augmentait, 
et  je  fermais  les  yeux  pour  l’éviter. 

L’air  se  raréfia,  le  bruit  et  le  sif¬ 
flement  du  vent  s’accrurent.  Bien¬ 
tôt,  parmi  ces  bruits,  mon  oreille 
distingua  un  son  léger,  argentin,  in¬ 
interrompu  et  très  égal.  C’était,  la 
paroi  de  verre  qui  vibrait  en  fen¬ 
dant  l’air.  L’étrange  musique  sub¬ 
mergeait  la  conscience,  les  pensées 
se  confondaient  et  disparaissaient  ; 
seule  demeurait  la  sensation  de  ce 
mouvement  élémentaire,  léger  et  li¬ 
bre,  m’emportant  quelque  part  et 
toujours  plus  avant  dans  l’espace  in¬ 
fini. 

—  Quatre  kilomètres  à  la  minute, 
dit  Mèhni.  J’ouvris  les  yêux. 

—  C’est  encore  loin  ?  demandai- 
je. 

—  Environ  une  heure*  dé  trajet 
au-dessus  d’un  lac  gelé. 

Nous  nous  trouvions  à  une  hau¬ 
teur  de  quelques  centaines  dè  mé¬ 
trés  st  le  çânot  volait  horizontale¬ 


ment,  sans  s’abaisser  ni  s’élever.  Mes 
yeux  étaient  accoutumés  à  l’obscu¬ 
rité  et  je  voyais  tout  plus  distincte¬ 
ment.  Nous  arrivions  dans  une  ré¬ 
gion  de  lacs  et  de  rocs  granitiques. 
Ces  rocs  noircissaient  .par  endroits 
sans  neige  et  de  petits  villages  étaient 
agglutinés  tout  autour. 

A  gauche,  nous  laissions,  dans  le 
lointain,  le  champ  neigeux  d’un  gol¬ 
fe  gelé  ;  à  droite,  les  plaines  blan¬ 
ches  d’un  lac  immense...  C’est. sur  cet 
inerte  paysage  d’hiver  qu’il  me  fut 
donné  de  rompre  mes  liens  avec  la 
vieille  terre.  Et  soudain,  je  sentis 
sans  plus  aucun  doute-  et  avec  une 
véritable  certitude  que  c’était  une 
rupture  à  jamais... 

(La  nacelle  s’abaissa,  lentement  au 
milieu  des  rochers,  dans  la  petite 
anse  d’un  lac  de  montagne,  devant 
de  sombres  constructions  émergeant 
de  la  neige.  On  ne  voyait  ni  fenê¬ 
tres  ni  portes.  Une  partie  de  la  pa¬ 
roi  métallique  du  bâtiment  glissa 
lentement  de  côté,  découvrant  un 
orifice  noir  par  lequel  pénétra  no¬ 
tre  nacelle.  Puis,  l’ouverture  se  fer¬ 
ma  de  nouvéau  et  l’espace  dans  le¬ 
quel  nous  nous  trouvions  s’éclaira 
d’unè  lumière  électrique.  C’était  une 
grande  pièce  longue  sans  meubles  j 
par  terre  se  trouvaient  en  quantité 
dés  sacs  de  lest. 

Ménpi  fixa  la  nacelle  à  un  poteau 


spécialement  destiné  à  cet  usage  et 
ouvrit  l’une  des  portes  latérales.  Elle 
menait  à  un  long  corridor  à  demi 
éclairé.  Des  cabines  étaient  dispo¬ 
sées  sur  les  côtés,  Menrii  m’amena 
dans  l'une  délies  et  dit  : 

—  Voici  votre  cabine.  Installéz- 
vous  ;  quant  à  moi,  je  vais  à  la  sec¬ 
tion  des  machines,  nous  nous  re¬ 
verrons  demain. 

J’étais  heureux  de  rester  seul.  A 
travers  toute  l’excitation  produite 
par  les  étranges  événements  de  la 
soirée,  la  fatigue  se  faisait  sentir  ; 
je  ne  touchai  pas  au  souper  préparé 
pour  moi  sur  la  table  et,  éteignant 
Fa  lampe,  je  me  couchai.  Lés  pen¬ 
sées  s’embrouillaient  absurdement 
dans  ma  tête,  passant  d'un  sujet  â 
l’autre  de  la  manière  la  plus  inatten¬ 
due.  Je  m’astreignis  opiniâtrement 
à  m’endormir,  mais  ce  fut  long.  En¬ 
fin  je  perdis  conscience  :  des  ima¬ 
ges  fugitives  et  tumultueuses  se 
pressaient  nombreuses  devant  mes 
yeux.  L'entourage  s'effaça  et  de  péni¬ 
bles  rêves  envahirent  mon  cerveau. 

Une  série  de  songes,  s'achéva  sur 
un  terrible  cauchemar.  Je  me  .  trou¬ 
vais  au  bord  d’un  immense  gouffre 
noir  au  fond  duquel  scintillaient  les 
étoiles,  et,  Menni,.  d’unè  force  invin¬ 
cible,  m’attirait  en  bas,  disant  qu’il 
ne  faut  pas  craindre  la  loi  de  pe¬ 
santeur  et  que,  dans  quelque  cent 


mille  ans  de  chute,  nous  atteindrions 
les  plus  proches  étoiles.  Je  gémis  au 
cours  d’un  cruel  combat  final  et 
m’éveillai. 

Une  douce  lumière  bleu  clair 
emplissait  ma  chambre.  A  mon  côté, 
assis  sur  le  lit  et  penché  vers  moi, 
se  trouvait...  Menni  ?  Oui,  lui,  mais 
étrange,  fantomatique  et  tout  autre  : 
il  me  semblait  beaucoup  plus  petit 
et  ses  yeux  ne  ressortaient  plus  aussi 
sévèrement  de  son  visage,  Il  avait 
une  expression  tendre,  bonne,  et 
non  pas.  froide  et  inexorable  com¬ 
me  tout  à  l’heure  encore  au  bord  de 
l’abîme. 

—  Que  vous  êtes  bon,  articulai-je, 
.troublé,  prenant  conscience  de  ce 
changement. 

Il  sourit,  et  posa  la  main  sur  mon 
front.  C’était  une  main  petite  et 
douce.  Je  fermai  à  nouveau  les  yeux 
et  avec  l’extravagante  pènsée  que  je 
devais  baiser  cette  main,  je  m’ou¬ 
bliai  dans  un  sommeil  calme  et  bien¬ 
heureux. 

IV.  —  EXPLICATION 

QuanH  je  m'éveillai  et  éclairai  la 
chambre,  la  montre  marquait  dix 
heurèè.  Ayant  terminé  ma  toiletté, 
je  pressai  uû  bouton  ;  une  minuté 
après,  Menni  entra. 

—  Nous'  partons  bientôt  ?  demân- 
dai-jé.  "  ■  '  -  :  ' 


— ,  Dans  une  heure,  répondit. 
Menni. 

—  Etes-vous  passé  me  voir  cette 
nuit,  ou  bien  ai-je  rêvé  ? 

—  Non,  ce  n’était  pas  un  rêve  ; 
mais  ce  n’est  pas  moi  qui  suis  venu, 
c'est  notre  jeune  docteur  Netti.  Vous 
aviez  un  sommeil  agité  et  il  a  dû 
vous  endormir  au  moyen  de  la  lu¬ 
mière  bleue  et  de  la  suggestion. 

—  11  est  votre  frère  ? 

—  Non,  dit  Menni  en  souriant. 

—  Vous  ne  m’avez  pas  encore  dit 
quelle  est  votre  nutionalité...  Vos 
camarades  sont-ils  du  même  type 
que  vous  ? 

—  Oui,  répondit  Menni. 

—  Alors,  vous  m’avez  trompé, 
déclarai-je  d’un  ton  brusque  :  il  ne 
s'agit  pas  d’une  société  scientifique, 
mais  de  quelque  chose  d’autre  ? 

—  Oui,  dit  calmement  Menni.  Nous 
sommés  tous  habitants  d’une  autre 
planète,  représentants  d’une  autre 
humanité.  Nous  sommes  Martiens. 

—  Pourquoi  dons  m’avez-vous 
trompé  ? 

—  M’auriez-vous  écouté  si  je  vous 
avais  dit  d’un  coup  toute  la  vérité  ? 
J’avais  trop  peu  de  temps  pour  vous 
convaincre.  Il  a  bien  fallu  déguiser 
la  vérité  au  nom  de  la  vraisemblan¬ 
ce.  Sahs  cette  phase  transitoire,  vo¬ 
tre  conscience  eût  été -bouleversée 
-au  delà  de  toute  mesure.  Jè  voué  ai 


dit  la  vérité  sur  l’essentiel  :  '  en  ce 
qui  concerne;,  le,  présent  voyage.  . 

—  Donc,  jé  suis  votre  prisonnier? 

- —  Non,  vous  êtes  maintenant  en¬ 
core  tout  à  fait  libre.  Vous  avez  une 
heure  pour  résoudre  la  question..  Si-, 
d'ici  là  vous  vous  ravisez,  nous  vous 
ramènerons  en  arrière  et  ajourne-* 
rons  le  voyage  parce  que  nous:- 
n’avons  aucune  raison-  de  rentrer' 
seuls  maintenant. 

—  Pourquoi  donc  avez-vous  be¬ 
soin  de  moi  ? 

—  Pour  servir  de  lien  vivant  en¬ 
tre  l’humanité  terrestre  et  la  nôtre, : 
pour  vous  montrer  l’organisation  de 
notre  vie.  et  faire  connaître  de  plus 
près  votre  organisation  terrestre  aux 
Martiens,,  pour  être,  tant  què  vôu^ 
le  désirerez,  le  représentant  de  votre*; 
planète  dans  notre  monde- 
—  Est-ce  là  toute  la  vérité  ?•  -. 

—  Qui,-  toute,  si  vous  vous  recon¬ 
naissez  de  force  à  tenir  ce  rôle.  '  " 
—  En  ce  cas,  il  faut  essayer. '  Je . 
reste  avec  vous.  , 

—  C’est,  là  votre  résolution  défi¬ 
nitive  ?  demanda  Menai.  <’ 

—  Oui,  si  votre  dernière  explica¬ 
tion  né  présente  plus  aucune  sorte’  ’ 
de...  phase  transitoire. 

CA  suivre.) 

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i 


4 


5.  Feuilleton  du  Populaire.  9-8-36. 


a  Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 

ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


■! 


Manuscrit  de  Léonide 

~  PREMIERE  PARTIE 
IV.  —  EXPLICATION 

—  Ainsi,  partons,  dit  Menai  sans 
prêter  attention  à  mon  sarcasme.  Je 
vais  maintenant  donner  les  dernières 
instructions  au  mécanicien,  ensuite 
je  reviendrai  vers  vous  et  nous  irons 
ensemble  surveiller  les  ultimes  pré¬ 
paratifs  de  l'aéronef. 


Il  sortit,  me  laissant  à  mes  ré¬ 
flexions.  Au  fond,  noire  explication 
n’était  pas  pjeineriient  terminée.  Il 
restait  encore’une  question  assez  sé¬ 
rieuse  que  je  ne  me  décidai  pas  à 
poser  à  Menni.  Pllait-il  conscient 
d’avoir  contribué  à  ma  rupture  avec 
Anna  Nicolaïevna  ?  Oui,  me  sem¬ 
blait-il.  Il  avait  vu  en  elle  un  obs¬ 
tacle  à  son  but.  Peut-être  avec  rai¬ 
son.  En  tout  cas,  il  ne  fit  que  hâter 
cette  rupture  et  non  la  susciter. 
Naturellement,  ceja  même  était  une 
immixtion  bien  osée  dans  mes  affai¬ 
res  personnelles-  Mais  maintenant, 
déjà  lié  à  Menni,  je  devais  ën  tout 
état  de  cause,  refréner  mon  animo¬ 
sité  envers  lui.  Aussi  eût-il  été 
vain  de  remuer  le  passé,  mieux  va¬ 
lait  n’y  plus  songer. 

En  général,  la  nouvelle  tournure 
des  choses  ne  me  frappait  pas  :  le 
sommeil  avait  raffermi  mes  forces, 
et  après  lotit  ce  que  j’avais  vécu  la 
veille,  il  m’était  assez  difficile  dé 
m’étonner  de  quoi  que  ce  fût.  Je 
sentais  le  besoin  d’élaborer  un  plan 
dactions  futures. 

Le  problème  consistait  à  s’adapter 
le  plus  tôt  et  le  mieux  possible  aux 
nouvelles  circonstances.  Le  mieux 
serait  d’aller  pas  à  pas,  du  proche  nu 
lointain.  iLe  proche,  c’était  1  aéronef, 
ses  habitants  et  le  voyage  commencé. 
Mars  était  encore  loin  :  au  mini¬ 


mum  à  deux  mois  de  distance, 
d'après  Menni. 

L’aspect  '  extérieur  de  l’aéronef 
rn'était  apparu  dès  la  veille  :  une' 
sorte  de  boule  avec  un  segment  à 
la  base,  à  la  manière  de  l’œuf  de 
Christophe  Colomb.  Cette  forme 
avait,  été  calculée  naturellement 
pour  obtenir  le  plus  grand  volume 
avec  la  moindre  surface,  c'est-à-dire 
la  plus  stricte  dépense  de  matériaux 
et  la  moindre  surface  de  réfrigéra¬ 
tion.  Quant  aux  matériaux,  l’alumi¬ 
nium  et  le  verre  semblaient  domi¬ 
ner.  Menni  devait  me  montrer  l’ar¬ 
rangement  intérieur  et  aussi  me' 
faire  connaître  tous  les  autres 
«  monstres  »,  comme  j’appelais  men¬ 
talement  mes  nouveaux  camarades. 

Revenu  près  de  moi,  Menni  m’em¬ 
mena  vers  les  Martiens.  Ils  étaient 
réunis  dans  une  salle  latérale.  Une 
immense  fenêtre  de  cristal  occupait 
la  moitié  du  mur.  La  lurqière  du  so¬ 
leil  me  fut  très  agréable  après 
l’éclairage  artificiel  de?  lampes  élec- 
liiques.  Ils  étaient  vingt  Martiens 
et,  tous  me  parurent  avoir  le  même 
visage.  L’absence  de  barbes,  de 
moustaches  et  même  de  rides  sur 
leurs  figures. aplanissait  presque  les 
différences  d’àge-Des  yeux  je  suivais 
Menni  pour  ne  pas  le  perdre  dans 
cette  société  étrangère.  Cependant, 
je  remarquai  bientôt  parmi  eux  mon 


visiteur  nocturne,  Netti,  se  distin- 
gant  par  sa  jeunesse  et  sa  vivacité, 
et  aussi  un  géant  aux  larges  épaules, 
Sterni,  qui  me  frappait  par  une  ex¬ 
pression  singulièrement  froide  et 
presque  mauvaise.  A  part  Menni, 
seul  Netti  me  parlait  en  russe,  Sterni 
et  trois  ou  quatre  autres  parlaient 
français,  d’autres  anglais  ou  alle¬ 
mand  ;  entre  eux  ils  s’exprimaient 
dans  un  langage  tout  nouveau  pour 
moi,  évidemment  leur  langue  ma¬ 
ternelle.  Cette  langue  était  belle  et 
sonore  ;  je  constatai  avec  plaisir 
qu’elle  ne  présentait  aucune  diffi¬ 
culté  particulière  de  prononciation. 

V.  —  DEPART 

Encore  que  les  (>  monstres  »  fus¬ 
sent  très  intéressants,  mon  attention 
se  portait,  malgré  moi,  vers  le  mo¬ 
ment  solennel  du  proche  départ.  Je 
regardai  fixement  la  surface  nei¬ 
geuse  qui  se  trouvait  devant  nous 
et  le  mur  vertical  de  granit  dressé 
derrière  elle.  J’étais  dans  l’attente 
et,  tout  à  coup,  je  sentis  une  brusque 
secousse...  Tout  se  mit  à  briller  en 
s’éloignant  de  nous.  Je  n’avais  rien 
attendu  de  semblable. 

Un  mouvement  silencieux,  lent,  à 
peine  sensible,  nous  éloigna  peti  a 
peu  de  la  neige.  Durant  quelques  ins¬ 
tants,  la  montée  fut  presque  imper¬ 
ceptible. 


—  Accélération  de  deux  centimè¬ 
tres,  dit  Menni. 

Je  compris  ce  que  cela  signifiait. 
A  la  première  seconde  nous  devions 
fianchir  un  centimètre;  à  la  deuxiè¬ 
me,  trois;  à  la  troisième,  cinq;  à  la 
quatrième,  sept  centimètres  ;  et  la 
vitesse  devait  croître  sans  disconti¬ 
nuer  selon  la  progression  arithmé¬ 
tique.  En  une  minute,-  nous  devions 
atteindre  l’allure  d’un  homme  au 
pas  ;  en  quinze  minutes,  celle  d’un 
train  express,  etc. 

Nous  nous  mouvions  d’aiprè?  la  loi 
de  la  chute  des  corps,  mais  montions 
en  l'air  cinq  cents  fois  plus  lente¬ 
ment  que  des  corps  lourds  ordinal-  j 
res  ne  tombent  à  la  surface  de  la 
terre. 

.  La  plaque  de  verre  de  la  fenêtre 
parlait  du  plancher  même  en  for¬ 
mant  un  angle  obtu?  conforme  à  la 
surface  sphérique  de  l’aéronef  dont 
elle  constituait  une  des  parties.  Grâce 
à  cela  nous  pouvions,  en  nous  pen¬ 
chant  en  avant,  voir  ce  qui  se  trou¬ 
vait  immédiatement  au-dessous  de 
nous. 

La  terre  s’éloignait  toujours  plus 
vite  et  l’horizon  s’élargissait.  Les 
taches  sombres  des  rochers  et  des 
villages  diminuaient,  le  contour  des 
lacs  se  dessinait  comme  sur  un  plan. 
Le  ciel  devenait  de  plus  en.  plus  som¬ 
bre  et  tandis  qu'une  ceinture  bleue 


de  mer  éternelle  occupait  tout  le  côté 
ouest  de  l'horizon,  mes  yeux  distin- 
guaint  déjà  les  plus  brillantes  étoiles 
à  la  lumière  solaire  de  midi. 

Le  mouvement  giratoire  très  lent 
de  l’aéronef  autour  de  son  axe  verti¬ 
cal  nous  permettait  de  voir  tout  l’es¬ 
pace  alentour. 

11  nous  semblait  que  l’horizon  s’éle¬ 
vait  a\ee  nous,  l’aire  terrestre  au- 
dessous  de  nous  représentant  une 
énorme  soucoupe  concave  avec  des 
ornements  en  relief.  Les  contours  de¬ 
vinrent  plus  fins,  le  relief  plus  plat, 
tout  le  paysage  prit,  dans  la  plus 
large  mesure,  l’aspect  d'une  carte  de 
géographie  dont  le  tracé  eût  été  vi¬ 
goureux  au  milieu,  mal  défini  et  con¬ 
fus  sur  les  bords  couverts  d'un 
brouillard  mi-transparent  et  bleu¬ 
âtre.  Le  ciel  devint  tout  à  fait  noir  et 
d’innombrables  étoiles,  même  les  plus 
infimes,  brillaient  d’une  lumière 
calme  et  immobile  sans  craindre  le 
soleil  éclatant  dont  les  rayons  deve¬ 
naient  brûlants  à  faire  mal. 

—  Dites-moi,  Menni,  cette  accélé¬ 
ration  de  deux  centimètres  avec  la¬ 
quelle  nous  nous  élevons  mainte¬ 
nant  se  poursuivra-t-elle  tout  le 
long  du  voyage. 

—  Oui,  répondit-il,  seulement,  au 
milieu  du  trajet  la  direction  sera 
changée  en  sens  inverse,  alors  la  vi¬ 
tesse  n’augmenitera  plus  mais  dimi¬ 


nuera  à  chaque  seconde  dans  la  mê¬ 
me  mesure.  De  cette  manière,  bien 
que  la  plus  grande  vitesse  de  l’aéro¬ 
nef  soit  d’environ  cinquante  kilomè¬ 
tres  à  la  seconde  et  la  vitesse 
moyenne  d’environ  vingt-cinq  kilo¬ 
mètres,  au  moment  de  l’arrivée  elle, 
sera  aussi  réduite  qu’au  début  même 
du  voyage  et,  sans  aucun  choc,  sans 
aucune  commotion,  nous  descendrons 
sur  la  surface  de  Mars.  Sans  ces  con¬ 
sidérables  changements  de  vitesse, 
nous  ne  pourrions  atteindre  ni  la 
Terre,  ni  Vénus,  parce  que  s’il  fal¬ 
lait  franchir  même  leur  moindre 
distance  (soixante  et  cent  millions 
de  kilomètres)  à  la  vitesse  de  vos 
trains,  par  exemple,  on  n’y  parvien¬ 
drait  qu’eu  un  siècle  et  non  en  un 
mois  comme  nous  le  ferons  avec 
vous.  Quant  ati  moyen  du  «  coup  de 
canon  »  dont  il  est  question  dans  vos 
ronmns  fantastiques,  c’est  naturelle¬ 
ment  pure  plaisantorio  parce  que, 
d’après  les  lois  de  la  mécanique,  en 
pratique,  cela  revient  au  même  de  se 
trouver  à  l’intérieur  du  boulet  lors 
du  tir  ou  de  le  recevoir. 

—  Mais  par  quels  procédés  obte¬ 
nez-vous  une  progression  et  une  dé¬ 
gression  aussi  égales  ? 

(A  suivre.) 


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N°  0.  Feuilleton  du  Populaire.  10-S-26. 


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Alexandre  Bogdanov  S 

ETOILE 

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GE 

Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

PÜËMÏËHË  PARTIE 
V.  —  DEPART 

—  La  force  de  propulsion  de 
aéronef  est  l'un  des  éléments  ra¬ 
diants  que  nous  extrayons  en  grande 
quantité.  Nous  avons  trouvé  le 
moyen  de  précipiter  la  décomposi¬ 
tion  de  cet  élément  au  cent  mil¬ 


lième  :  cela  s’opère  dans  nos  mo¬ 
teurs  à  l'aide  de  procédés  électro- 
chimiques  assez  simples,  l’ar  ce 
moyen,  on  libère  une  énorme  quan-' 
tité  d’énergie.  Les  parcelles  désagré¬ 
gées  des  atonies  se  dispersent,  com¬ 
me  vous  le  savez,  à  une  vitesse  qui 
dépasse  dix  mille  lois  celle  des  pro¬ 
jectiles  d’artillerie.  Quand  ces  par¬ 
celles  peuvent  s’échapper  dans  une 
seule  direction  déterminée,  c’est-à- 
dire  par  un  canal  à  parois  étanches 
pour  elles,  tout  l’aéronef  se  meut  en 
sons  inverse,  comme  au  recul  d’un 
fusil  ou  d’un  canon.  D’après  la  loi 
connue  des  forces  vivantes,  vous 
pouvez  facilement  calculer  qu’une 
partie  infinitésimale  d’un  milligram¬ 
me  de  telles  parcelles,  à  la  seconde, 
soit  pleinement  suffisante  pour  don¬ 
ner  à  notre  aéronef  son  allure  uni¬ 
formément  accélérée. 

Pendant  la  conversation,  les  Mar¬ 
tiens  disparurent  de  la  salle.  Menni 
me  proposa  d’aller  prendre  le  petit 
déjeuner  dans  sa  cabine.  Je  le  suivis. 
Sa  cabine  atteiiait  à  la  paroi  de 
l’aéronef,  elle  avait  une  grande  vitre 
de  cristal.  Nous  continuâmes  l’entre¬ 
tien.  Je  m’attendais  à  éprouver  des 
sensations  nouvelles  et  inexpérimen¬ 
tées,  telle  que  la  perte  de  pesanteur 
rie  mon  corps,  et  je  questionnai  Mon- 
ni  à  ce  sujet. 

—  Oui,  dit-il,  bien  que  le  soleil 


continue  de  nous  attirer,  son  action 
est  nulle  ici.  L’influence  de  la  terre 
deviendra  à  peine  sensible  demain, 
après-demain.  Mais  grâce  à  l’accélé¬ 
ration  régulière  de  l’aéronef,  nous 
conserverons  1400-1500  de  notre 
poids  précédent.  La  première  fois, 
il  n’est  pas  facile  de  s’habituer  à  cela, 
bien  que  la  transformation  s’opère 
très  graduellement.  Acquérant  do  la 
légèreté,  vous  perdrez  de  l'habileté, 
vous  ferez  quantité  de  faux  mouve¬ 
ments  qui  vous  mèneront  à  côté  du 
but.  Le  plaisir  de  voler  vous  appa¬ 
raîtra  tout  à  fait  douteux.  En  ce  qui 
concerne  les  battements  de  cœur,  les 
vertiges  inévitables  et  môme  les 
nausées,  vous  en  serez  soulagé  avec 
l’aide  de  Netti'.  I!  sera  également  dif¬ 
ficile  de  manier  l’eau  et  les  autres  li¬ 
quides  qui,  aux  moindres  secousses, 
s'échappent  des  récipients  et  se  ré¬ 
pandent  partout  en  énormes  goutte? 
sphériques.  Mais  nous  avons  soigneu¬ 
sement  tout  aménagé  pour  écarter 
ces  inconvénients:  le  mobilier  et  la 
vaisselle  sont  fixés  à  leurs  places, 
les  liquides  se  conservent  bouchés, 
partout  sont  disposées  des  poignées 
et  des  courroies  pour  arrêter  les  en¬ 
vols  involontaires  lors  de  mouve¬ 
ments  brusques.  Vous  aurez  le  temps 
de  vous  accoutumer  à  tout  cela. 

Depuis  le  départ,  .  deux  heures 
s'étaient  écoulées  et  la  diminution 


de  pesanteur  était  déjà  assez  sensi¬ 
ble  bien  que  très  agréable:  le  corps 
devenait  plus  léger,  les  gestes  plus 
libres,  et  rien  do  plus.  Nous  avions 
réussi  à  dépasser  complètement  l'at¬ 
mosphère  et  cela  ne  nou?,  inquiétait 
pas  puisque  dans  notre  navire  her¬ 
métiquement  clos  se  trouvait  une 
provision  suffisante  d’oxvgènç.  Lu 
surfaco  visible  de  la  terre  ressem¬ 
blait  décidément  à  une  carte  de  géo¬ 
graphie,  mais  à  échelle  embrouillée: 
plus  réduite  au  centre,  plu?  large  à 
l’horizon;  ça  et  là,  de  blanches  ta¬ 
ches  de  nuages  la  cachaient.  Au  sud, 
derrière  la  Méditerranée,  le  nord 
de.  l’Afrique  et  de  l’Arabie  était  clai¬ 
rement  visible  h  travers  uné  nuée 
bleue;  au  nord,  au  delà  de  la  fé’can- 
dina\io,  le  regard  se  perdait  dans 
un  désert  de  neige  et  de  glace;  seuls 
le?  rochers  du  Spilzberg  se  déta¬ 
chaient  encore  en  tache  sombre.  A 
l’Orient,  par  delà  la  ceinture  vert 
sombre  de  l’Oural,  commençait  à 
nouveau  l’empire  absolu  de  la  cou¬ 
leur  blanche  avec  certains  reflux 
verdoyants,  faible  souvenir  des  im¬ 
menses  forêt?  de  pins  do  Sibérie.  A 
l’occident,  derrière  les  clairs  con¬ 
tours  de  l’Europe  Centrale,  le  dessin 
des  côtes  d’Angleterre  et  de  Fra*nce 
se  perdait  dans  la  brume.  Je  ne  pus 
regarder  longtemps  ce  tableau  gigan¬ 
tesque,  car  l’idée  de  la  profondeur 


terrible,  de  l’abîme  au-dessus,  duquel 
nous  étions  faisait  naître  en  moi  une 
sensation  proche  de  l’évanouisse¬ 
ment.  Je  ranimai  la  conversation 
avec  Menni. 

...  Vous  êtes  le  capitaine  de  ce  na¬ 
vire,  n’est-ce  pas  ? 

Menni  répondit  d’un  signe  de  tête 
et  ajouta  : 

...  Cela  ne  veut  pas  dire  que  j'aie 
Ce  que  vous  appelez  chez  vous  le 
pouvoir  d’un  chef.  Je  suis  simple¬ 
ment  plus  expérimenté  pour  diriger 
l’aéronei  et  l’on  adopte  mes  directi¬ 
ves  comme  j’adopte  les  calculs  as¬ 
tronomiques  faits  par  Sterni  ou  com¬ 
me  nous  adoptons  tous  le?  conseils 
médicaux  de  Netti  pour  maintenir 
notre  santé  et  notre  capacité  de  tra¬ 
vail. 

—  Et  quel  âge  a  ce  jeune  docteur 
Netti  ?  Il  me  paraît  bien  jeune. 

—  Je  ne  me  souviens  pas.  16  ou 
17  ans,  répondit  Menni  en  souriant. 

C’est  à  peu  près  ce  qu’il  m’avait 
semblé.  Mais  je  ne  pus  cacher  mon 
étonnement  d’une  science  si  précoce. 

—  A  cet  âge,  être  déjà  médecin  I 
m'exclamai-je  involontairement. 

—  Et  ajoutez;  médecin  de  scien¬ 
ce  et  d’expérience,  surenchérit  Men¬ 
ni. 

A  ce  moment,  je  ne  calculais  pas, 
et  Menni  à  dessein  ne  me  rappelait 
pas,  que  les  années  des  Martjens  sont 


presque  deux  fois  plu?  longues  que 
les  nôtres  :  Mars  tourne  autour  du 
soleil  en  686  jours,  et  les  seize  ans 
de  Netti  équivalaient  à  trente  années 
terrestres. 

VI.  —  L’ETHERONEF 

Après  le  petit  déjeuner,  Menni 
m'emmena  visiter  notre  «  navire  ». 
Nous  nous  dirigeâmes  d’abord  vers 
la  section  des  machines.  Elle  occu¬ 
pait  l’étage  inférieur,  attenant  direc¬ 
tement  au  fond  plane  de  l’aéronef, 
et  se  divisait  en  cinq  chambres  : 
l’une  centrale  et  quatre  latérales.  Un 
propulseur  se  trouvait  au  milieu  de 
la  pièce  centrale  et,  tout  autour,  aux 
quatre  coins,  quatre  vitres  rondes 
étaient  disposées  dans  le  sol,  l’une 
en  pur  cristal,  trois  en  verre  de  dif¬ 
férentes  couleurs.  Ce?  vitres  éton¬ 
namment  transparentes  avaient  trois 
centimètres  d’épaisseur.  A  ce  mo¬ 
ment,  nous  ne  pouvions  voir,  au  tra¬ 
vers,  qu’une  portion  de  l’écorce  ter¬ 
restre. 

La  partie  fondamentale  de  la  ma¬ 
chine  se  composait  d’un  cylindre  mé¬ 
tallique  vertical  de  1  rois  mètres  de 
haut  ?ui\un  demi-mètre  de  diamètre, 
fait,  comme  me  l’expliqüa  Menni, 
cl’osmtum,  précieux  métal  fusible  et 
parent  du  platine.  Dans  ce  cylindre, 
?e  produisait  une  désagrégation  de 
la  matière  radiante  ;  ies  parois, 


épaisses  de  vingt  centimètres  et 
chauffées  au  rouge,  témoignaient 
clairement  de  l'énergie ‘du  processus. 
Et  cependant,  la  chaleur  restait  sup¬ 
portable  dans  la  pièce  :  tout  le  cylin¬ 
dre  était  entouré  d’un  fourreau  deux 
fois  plus  Jauge  fait  d’une  certaine 
matière  transparente  protégeant  a 
merveille  ;  dans  le  haut,  ce  fourreau 
était  relié  à  des  tuyaux  par  lesquels 
l’air  chaud  se  .répandait  de  tous  cô¬ 
tés  pour  le  chauffage  uniforme  de 
lëthéronef. 


Les  autres  parties  de  la  machine, 
reliées  par  différents  moyens  au  cy¬ 
lindre  — _  bobines  électriques,  accu¬ 
mulateurs,  manomètres,  etc.  — 
étaient  disposées  autour,  dans  un 
ordre  esthétique,  et  le  mécanicien  de 
service  les  voyait  foutes  à  la  fois  sans 
bouger  de  son  fauteuil  grâce  à  un 
système  de  miroirs. 

(A  suivre.) 

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■*■" — -HP 

b  Alexandre  Bogdanov 

L'ETOILE 

ROUGE 

S  Traduit  du  russe  g 


■  par  Colett^eignot  « 


Manuscrit  de  Léonide 

*7  PREMIERE  PARTIE 
VI.  —  L’ETHEHONEF 
Quant  aux  pièces  latérales,  l’une 
était  la  chambre  «  astronomique  ». 
4  droite  et  à  gauche  les  chambres  «  à 
eau  »  et  «  à  oxygène  »,  du  côté  op¬ 
posé  la  chambre  «  des  calculs».  Dans 
la  première,  un  sol  et  un  mur  exté¬ 


rieur  faits  tout  entiers  de  cristal, 
d’un  verre  géométriquement  taillé  et 
d’une  propreté  idéale.  Leur  transpa¬ 
rence  était  telle  que  lorsque,  sui¬ 
vant  Menm  sur  la  passerelle  aérien¬ 
ne,  je  me  décidai  à  regarder  directe¬ 
ment  en  bas,  je  ne  vis  rien  entre  moi 
et  l’abime  ;  je  dus  fermer  les  yeux 
pour  éviter  un  vertige  intolérable. 
Je  m’efforçai  de  regarder  de  côté, 
vers  les  instruments  disposés  dans 
les  intervalles  du  réseau  de  passe¬ 
relles  et  sur  des  supports  compliqués 
qui  descendaient  au  plafond  et  des 
murs  intérieurs  de  la  chambre.  Le 
télescope  principal,  d’environ  deux 
mètres  de  long,  avait  un  objectif 
d'une  grandeur  disproportionnée,  de 
même,  visiblement,  que  sa  force 
d’optique. 

—  Nous  n’utilisons  que  des  len¬ 
tilles  de  diamant,  dit  Menni,  elles 
donnent  un  plus  grand  champ  visuel. 

—  Quel  est  le  grossissement  habi¬ 
tuel  de  ce  télescope  ?  demandai-je. 

—  Un  grossissement  net  d’environ 
six  cents  fois,  mais  quand  il  est  in¬ 
suffisant.  nous  photographions  le 
champ  visuel  et  examinons  le  cliché 
au  microscope.  Par  ce  moyen,  l’a¬ 
grandissement  est  porté  en  fait  jus¬ 
qu’à  soixante  mille  et  plus;  le  re¬ 
tard  causé  par  la  photographie  n’est 
môme  pas  d’une  minute. 


Menni  me  proposa  de  jeter  un  coup 
d  œil  à  l'instant  même  sur  la  Terra 
que  nous  avions  quittée.  Il  orienta 
lui-même  la  lunette. 

— ■  La  distance  est  maintenant  d’en¬ 
viron  deux  mille  kilomètres,  dit-il. 
Reconnaissez-vousce  qu’il  y  a  de¬ 
vant  vous  ? 

Je  reconnus  d’emblée  ,1e  port  de  la 
capitale  Scandinave  que  j'avais  fré¬ 
quemment  traversé  pour  les  affaires 
du  Parti.  Je  regardai  avec  intérêt  les 
bateaux  dans  la  rade.  Menni,  d’un 
tour  de  manivelle,  mit  à  la  place  de 
l’oculaire  une  chambre  photographi¬ 
que  et,  au  bout  de  quelques  secondes, 
il  l’ôta  du  télescope,  puis  la  trans¬ 
porta  dans  un  grand  appareil  placé 
à  côté  et  qui  était  un  microscope. 

—  Nous  faisons  apparaître  l’image 
et  la  renforçons  ici-même  dans  le 
microscope  sans  toucher  des  mains 
la  plaque,  m’expliqua-t-il,  et  après 
quelques  opérations  insignifiantes,  en 
une  demi-minute  environ,  il  me  pré¬ 
senta  la  lentille  du  microscope. 

Je  vis  avec  une  netteté  saisissante 
et  comme  s’il  se  trouvait  à  quelques 
dizaines  de  pas,  un  vapeur  de  la  So¬ 
ciété  Septentrionale  que  je  connais¬ 
sais  :  la  lumière  donnait  du  relief  à 
l’image  qui  était  d’une  teinte  absolu¬ 
ment  naturelle.  Je  voyais  sur  la  pas-' 
serelle  un  capitaine  à  cheveux  gris 
avec  lequel  je  m’étais  entretenu  plus 


d’une  fois  durant  mes  voyages.  Un 
matelot  laissait  tomber  sur  le  pont 
une  grande  caisse  et  semblait  figé 
dan?  sa  pose,  ainsi  qu'un  passager 
qui  lui  montrait  du  doigt  quelque 
chose.  Et  tout  cela  était  à  deux  mille 
kilomètres— 

Un  jeune  Martien,  aide  de  Sterni, 
entra  dans  la  chambre.  Il  devait  cal¬ 
culer  la  distance  exacte  parcourue 
par  I’éthéronef.  No-us  ne  voulûmes 
pgs  le  déranger  dans  son  travail  et 
allâmes  plus  loin,  dans  la  chambre 
«  à  eau  »  où  se  trouvait  un  énorme 
réservoir  plein  d’eau  et  de  vastes- 
appareils  pour  la  filtrer.  Nombre  de 
tuyaux  conduisaient  cette  eau,  du 
réservoir  à  tout  l’éthérorvef. 

Plus  loin  venait  la  chambre  «  des 
calculs  ».  Il  y  avait  là  des  machines, 
avec  de  nombreux  cadrans  à  ai¬ 
guilles.  Sterni  travaillait  à  la  plus 
grande  machine,  d’où  sortait  un  long 
ruban  renfermant  sans,  doute  les  ré¬ 
sultats  de  ses  calculs  ;  mais  les  signes 
inscrits,  comme  sur  tous  les  cadran?, 
m’étaient  inconnus.  Je  ne  voulais 
pas  déranger  Sterni  en  conversant 
avec  lui.  Nous  passâmes  rapidement 
dans  le  dernier  compartiment  laté¬ 
ral. 

C’était  la  chambre  «  à  oxygène  », 
On  y  conservait  de?  provisions  d’oxy¬ 
gène  sous  i’espèce  de  vingt-cinq  ton¬ 
nes  de  chlorate  de  potassium  dont  on 


pouvait  extraire,  dans  la  mesure  des 
besoins,  jusqu'à  dix  mille  mètres 
cubes  d’oxygène,  quantité  suffisante 
pou-r  plusieurs  voyages  semblables 
au  nôtre.  Il  y  avait  également  des 
appareils  pour  la  décomposition  du 
chlorate  de  potassium.  Plus  loin  des 
provisions  de  baryte  et  de  potasse 
caustique  pour  l’absorption  de  l’acide 
carbonique  de  l’air,  ainsi  que  des 
provisions  d’anhydride  sulfureux 
pour  l’absorption  de  l’humidité  su¬ 
perflue  et  de  ce  poison  physiologique 
que  dégage  la  respiration,  poison  in¬ 
comparablement  plu?  nocif  que  l’aci¬ 
de  carbonique.  Cette  chambre  était 
sous  la  direction  du  docteur  Netti. 

Ensuite,  nous  revînmes  au  secteur 
central  des  machines  et  de  là,  par 
un  petit  ascenseur, .  nous  passâmes 
à  l’étage  supérieur  de  l’éthéronef.  Un 
deuxième  observatoire  occupait  ’a 
obambre  centrale,  semblable  en  tous 
points  à  la  chambre  basse  mais  avec 
une  enveloppe  de  cristal  en  haut  et 
non  en  bas  et  des  instruments  de 
plus  grandes  dimensions.  De  cet  ob¬ 
servatoire,  on  voyait  une  autre  moi¬ 
tié  de  la  sphère  céleste  «n  même 
temps  que  la  «  planète  de  destina¬ 
tion  ».  Mars  brillait  de  sa  lumière 
rougeâtre  à  l’écart  du  zénith.  Men¬ 
ni  dirigea  le  télescope  dans  cette  di¬ 
rection  et  je  vis  avec  précision  le 
contour  des  ooBjinents,  des  mers  et 


d'un  réseau  de  canaux  qui  m’était 
connu  par  la  carie  de  Schiaparelli. 
Menni  photographia  la  planète  et  une 
carte  détaillée  apparut  sous  le  rni- 
oroscope.  Mais  je  n’y  pus  rien  com¬ 
prendre  sans  les  explications  de  Men¬ 
ni.  Les  taches  des  villes,  des  forêts 
et,  des  tacs  se  différenciaient  entre 
elle?  par  des  détails  insaisissables  et 
incompréhensibles  pour  moi. 

—  Quelle  est  la  distance  ?  deman¬ 
dai-je. 

—  Relativement  proche  :  environ 
cent  millions  de  kilomètres. 

—  EL  pourquoi  Mars  n’est-elle  pas 
au  zénith  de  la  voûte  oéleste  ?  Est-ce 
à  dire  que  nous  ne  volons  pas  direc¬ 
tement  vers  elle  mais  de  biais  i 

—  Oui,  et  nous  ne  pouvons  faire 
autrement.  Venant  de  Terre,  nous 
conservons  entre  autres'  par  force 
d’inertie,  sa  vitesse  de  rotation  au-? 
tour  du  soleil  :  30  kilomètres  à  la  se¬ 
conde..'  La  vitesse  de  Mar?  est  de  24 
kilomètres  et  si  nous  volions’ Par  la 
perpendiculaire  entre  les  deux  or¬ 
bites,  nous  nous  heurterions  à  la  sur¬ 
face  de  Mars  avec  un  excédent  de  vi¬ 
tesse  latérale  de  six  kilomètre?  à  la 
seconde,  C’est  tout  à  fait  imprati- 
caole  et  nous  devons  choisir  une  voie 
ourvi ligne  sur  laquelle  l’excédent  de 
vitesse  latérale  soit  contre-balancé, 

>  CA  tuivrs.) 


N°  8.  Feuilleton  du  Populaire.  12-8-36 


* 

'  ■ 

■  ■ 

L' 

_ 1 

Alexandre  Bogdanov 

ETOILE 

ROUGE 

Traduit  du  russe 
■  par  Colette  Peignot 

Üfer" 

Manuscrit  de  Léonide 

■ 

■ 

■ 

■ 

H 

PREMIERE  PARTIE 
TL  —  L’ETHERONEF 

—  Quelle  est  donc,  en  ce  cas,  la 
longueur  totale  de  notre  route  ? 

—  Environ.  160  millions  de  kilo¬ 
mètres,  ce  qui  n’exige  pas-moins  de 
dettx  mois  et  demi. 


I  Si  je  n'avais  été  mathématicien, 
I  ces  chiffres  n’auraient  pas  parlé  à 
mon  cœur.  Mais  alors,  ils.  provo¬ 
quaient  en  moi  une  sensation  proche 
du  cauchemar  et  je  me  hâtai  de  sor¬ 
tir  de  la  chambre  astronomique. 

Les  six  compartiments  latéraux  du 
segment  supérieur  entouraient  l’ob¬ 
servatoire  comme  un  anneau  ;  ils 
étaient  absolument  sans  fenêtres  et 
leur  plafond  qui  constituait  une  par¬ 
tie  de  la  surface  ronde  descendait  en 
s’incurvant  jusqu’au  sol  même.  Au 
plafond,  se  trouvaient  de  grands  ré¬ 
servoirs.  de  «  matière-moins  »  dont 
la  force  répulsive  devait  paralyser 
le  poids  de  tout  l’éthéronef. 

Les  étages  intermédiaires  —  le 
troisième  et  le  second  —  étaient 
occupés  par  de3  salles  communes,  les 
laboratoires  des  divers  membres  de 
l’expédition,  leurs  cabines,  leurs 
bains,  la  bibliothèque,  la  salle  de 
gymnastique,  etc. 

La  cabine  de  Netti  se  trouvait  â 
côté  de  la  mienne. 

VIL  —  LES  MARTIENS 

La  perte  de  pesanteur  se  faisait 
de  plus  en  plus  sentir.  La-  sensation 
de  légèreté,  en  augmentant,  cessait 
d  être  agr-unle.  Un  élément  d’incerti¬ 
tude  -s'y  mêlait .  ainsi  qu’une  sorte 
d’anxiété  confuse.  J’allai  dans  ma 


chambre  et  m’étendis  sur  la  cou¬ 
chette. 

Deux  heures  de  calme  et  de  ré¬ 
flexions  tendues  m’amenèrent  au 
sommeil.  Quand  je  m’éveillai,  Netti 
était  dans  ma  chambre,  assis  à  la 
table.  Je  me  levai  d’un  mouvement 
involontairement  brusque  et  fus 
comme  projeté  en  l’air,  me  heurtant 
la  tête  au  plafond. 

—  Quand  on  pèse  moins  de  vingt 
livres,,  il  faut  être  plus  .prudent,  re¬ 
marqua  Netti,  d’un  ton  empreint  de 
bonté  et  de  philosophie. 

Il  était  venu  chez  moi  pour  me 
donner  toutes  les  instructions  indis¬ 
pensables  en  cas  de  «-mal  de  mer  « 
et  je  commençais  justement  à  en 
souffrir  du  fait  de  la  perte  de  pesan¬ 
teur.  Il  y  avait  dans. ma  cabine  un 
signai  d’alarme  correspondant  à  sa 
ctjambre  et  grâce  auquel  je  pourrais 
toujours  l’appeler  quand  son  aide  me 
serait  indispensable. 

Je  mis  à  profit- cette  occasion  de 
m’entretenir  avec  le  jeune  doeteur. 
.T’étais  attiré  malgTé  moi  vers  ce 
earçon  sympathique,  fort  instruit  et 
très  gai.  Je  lui  demandai  comment 
il  se  faisait  que,  de  tous  les  Martiens 
de  l’ëthéronef,  il  fût  le  seul,  à  part 
Menni,  à  connaître  ma  langue  ma¬ 
ternelle. 

—  C’est  très  simple,  expliqua-t-il. 
Lorsque  nous -nous  mîmes  à  «  cher¬ 


cher  un  homme  »,  Menni  m’a  désigné 
pour  l'accompagner  dans  ,  votre  pays 
et  nous  y  avons  passé  plus  d’un  an 
jusqu’à  ce  que  nous  ayons  mené  à 
bien  cette  affaire. 

—  Alors,  d’autres  ' ont  «  cherché 
u.n  homme  »  dans  divers  pays  V 

—  Naturellement,  chez  les  princi¬ 
paux  peuples  de- la  terre. Mais,  comme 
l’avait  prévu  Menni,  nous  l’avons 
trouvé  plus  tôt  qu’ailjeurs  dans  votre 
pays  où  la  vie  est  plus  énei'gique  et 
claire,  où  les  gens  sont  contraints  de 
regarder  en  avant.  Ayant,  trouvé  un 
homme,  nous  avons  averti  nos  cama¬ 
rades,  ils  se  sont  rassemblés,  venant 
de  tous  les  pays  ;  et  voilà,  nous  som¬ 
mes  en  route, 

—  Qu’entendez-vous,  à  proprement 
parler,  par  «  chercher  un  homme  », 
«  trouver  un  homme  »?  Je.  com¬ 
prends  qu  il  s'agissait  d’un  sujet  apte 
à  jouer  un  certain  rôle  :  Menni  m’a 
expliqué  lequel  exactement.  Je ‘suis 
très  flatté  d’avoir  été' choisi,  mais  je 
voudrais  savoir  à  quoi  j’en  suis  re¬ 
devable. 

—  Dans  les  grandes  lignes;  je  puis 
vous  le  diire.  Il  nous  fallait  un  homme 
dont  la  nature  renfermât  le  plus  pos¬ 
sible  de  santé  et  de  souplesse,  le 
plus,  possible  d’aptitude,  au  travail 
intellectùel,  le  moins  possible  d’atta¬ 
ches  purement  personnelles  sur-  la 
Terre,  le  moins  possible  d’individua¬ 


lisme.  Nos  physiologues  et  nos 
psychologues  ont  supposé  que  la 
transition  des  conditions  de  votre  so¬ 
ciété,  démembrée  par  une  éternelle 
lutte  intestine,  aux  conditions  de  la 
nôtre,  organisée,  comme  vous  diriez, 
selon  les  principes  socialistes,  serait 
très  pénible  à  un  homme  isolé  et 
exigerait  une  nature  particulière¬ 
ment  favorable.  Menni  a  trouvé  que 
vôns  conveniez  mieux  que  d’autres. 

—  Et  l’avis  de  Menni  était  suffisant 
pour  vous  tous  ? 

—  Oui,  nous  nous  fions  pleinement 
à  son  appréciation.  C’est  un  homme 
plein  de  forces  et  de  clairvoyance,  il 
se  trompe  très,  rarement.  Il  a  plus 
d’expérience,  dans  les  relations  as-ec 
•leg  Terriens,  que  quiconque  parmi 
nous  :  il  a  été  le  premier  à  établir 
ces  relations. 

—  Et  qui  a  découvert  le  moyen 
de  communication  interplanétaire  V 

—  C’est  le  fait  de  beaucoup  et  non 
d’un  seul.  La  «  matière-moins  »  a 
été  réalisée  il  y  a  quelques  dizaines 
d’années.  Mais,  au  début,  on  ne  l’ob¬ 
tenait  que  par  quantités  infimés  et 
il  a  fallu  lès  efforts  de  nombreux 
«  collège?  »  de  fabriques  pour  trou¬ 
ver  et  développer  les  moyens  de  !a 
produire  en  grand.  Ensuite,  il  devint 
nécessaire  de  perfectionner  la 
teohnique  d’extraction.et  de  désagré¬ 
gation  de  la  matière  radiante  pour 


avoir  un  moteur  adéquat  aux  éthéro- 
nefs.  Cela  aussi  a  exigé  bien  des  ef¬ 
forts.  De  plus,  beaucoup  de  difficul¬ 
tés  découlaient  des  conditions  mêmes 
du  milieu  interplanétaire,  avec  son 
froid  terrible  et  ses  brûlants  rayons 
de  soleil  non  atténués  par  l’enve¬ 
loppe  athmosphérique.  L’évaluation 
de  la  durée  du  parcours  s’avéra  éga¬ 
lement  très  compliquée  et  sujette  à 
maintes  erreurs  imprévisibles.  En 
un  mot,  les  expéditions  précédentes 
sur  Terre  se  sont  terminées  par  la 
perte  de  tous  les  participants  jus¬ 
qu'à  ce  que  Menni  réussisse  à  orga¬ 
niser  un  premier  voyage  couronné 
cie  succès.  Et  maintenant,  en  utili¬ 
sant  ses  méthodes,  nous  avons  ré¬ 
cemment  atteint  Vénus. 

—  Mais  alors,  Menni  est  un  grand 
homme,  dis-je. 

—  Oui,  si  vous  tenez  à  appeler  ainsi 
un  homme  qui  a,  en  effet,  beaucoup 
ot  bien  travaillé. 

—  Ce  n’est  pas  cela  que  je  voulais 
dire  :  bien  des  gens  très  ordinaires 
peuvent  travailler  beaucoup  et  bien, 
mais  ce  sont  des  exécutants.  Menni 
est  évidemment  tout  autre,  c’est  un 
génie  créateur  qui  fait  progresser 
l'humanité. 

—  Cela  n’est  pas  clair  du  tout,  et 
même  "assez  faux,  me  semble-t-il. 
Tout  ouvrier  est  créateur,  mais  en 
chacun  agissent  l’humanité  et  la  na¬ 


ture.  Ne  trouve-t-on  pas,  entre  les 
mains  de  Menni,  l'expérience  des  gé¬ 
nérations  précédentes  et  des  explo¬ 
rateurs,  ses  contemporains  ?  Chaque 
démarche  de  son  travail  relève  de 
cette  expérience.  Et  n’est-ce  point  la 
nature  qui  a  disposé  les  éléments  et 
les  germe?  de  ses  inventions  ?  N’est- 
ce  pas  de  ce  combat  rrfême  avec  la 
nature  qu’ont  surgi  les  stimulants 
vivants  de  ses  inventions  ?  L’homme 
est  une  individualité,  mais  son  œuvre 
est  impersonnelle.  Tôt  ou  tard,  il 
meurt,  avec  ses  joies  et  ses  peines, 
alors  que  l’œuvre  reste  dans  le  dé¬ 
veloppement  illimité  de  la  vie.  En 
cela  il  n’existe  pas  de  différence 
entre  les  travailleurs  ;  seule  diffère 
la  grandeur  de  ce  qu’ils  ont  sur¬ 
monté  et  ce  qui  reste  de  leur  effort 
dans  la  postérité. 

_  Oui,  mais  par  exemple,  le  nom 
d’un  homme  tel  que  Menni  ne  meurt 
pas  avec  lui  et  reste  dans  la  mémoire 
de  l’humanité,  tandis  que  d’innom¬ 
brables  autres  noms  disparaissent 
sans  laisser  de  traces. 

(A  suivre.) 


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AU  MEME  MARCHAND 


wmm. 4 


N°  9.  Feuilleton  du  Populaire.  13-S-36 


5  Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 


ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

PREMIERE  PARTIE 

Vil.  —  LES  MARTIENS 

/ —  Le  nom  de  chacun  demeure  tant 
que  ceux  qui  vécurent  avec  ltii  et  le 
.  connurent  sont  eux-mêm*es  vivant?. 
Mais  l'humanité  n'a  pas  besoin  du 
Éÿmboie  mort  d’un  individu  quand  il 


n'est  . plus.  Notre  science  et  notre  art 
conservent  ce  qu’a  produit  imperson¬ 
nellement  le  travail  collectif.  Un 
poids  mort  de  nom?  est  inutile  à  la 
mémoire  de  l’humanité. 

—  Soit,  vous  avez  raison  ;  mais 
nos  sentiments  se  révoltent  contre 
cette  logique.  Pour  nous,  les  noms 
des  chefs  de  pensée  et  d'action  sont 
de  vivants  symboles  dont  notre  scien¬ 
ce,  notre  art  et  toute  notre  vie  so¬ 
ciale  ne  peuvent  se  passer.  Il  arrive 
souvent,  que  dans  un  combat  de 
forces  ou  d’idées,  un  nom  sur  un  dra¬ 
peau  parle  plus  qu’un  mot  d’ordre 
abstrait.  Et  les  noms  des  génies  ne 
sont  pas  un  poids  mort  dans  notre 
mémoire. 

—  Cela  vient  de  ce  que  l’unique 
but  de  l’humanité  n’est  pas  encore 
pour  vous  :  l'unique.  Dans  les  illu¬ 
sions  qui  accompagnent  le  combat 
entre  les  hommes,  il  s’émiette  et 
semble  le  but  des  hommes  et  non  de 
l'humanité.  Il  m’est  difficile  de  com¬ 
prendre  votre  point  de  vue,  comme 
vous  le  nôtre. 

—  Ainsi,  que  cela  soit  bien  ou  inal, 
il  n’y  a  pas  d’immortels  parmi  nous  ? 
Mais  en  revanche,  les  mortels  font 
tous  partie  de  l’élite;  n’est-ce  pas  '! 
Ils  sonUtous  de  ceux  <jqui  ont. beau¬ 
coup  travaillé  »,  comme  vous  dites. 

—  D’une  façon  générale,  oui.’ Men¬ 
ai  a  choisi  les  camarades  entar» 


wmmummm 

;v.v  n 

sieurs  milliers  qui  exprimaient  le 
désir  de  partir  avec  nous. 

—  Et  le  plus  important  après  lui 
est  sans  doute  Sterni  ? 

—  Oui,  si  vous  tenez  absolument 
à  mesurer  et  comparer  les  gens.  Ster¬ 
ni  est  un  savant  éminent  quoique 
dans  un  tout  autre  genre  que  Menni. 
C'est  un  mathématicien  comme  il  y 
en  a  peu.  Il  a  découvert  une  série 
d’erreurs  dans  les  calculs  d’après  les¬ 
quels  étaient  organisées  les  expédi¬ 
tion?  précédentes  sur  la  Terre  et  il 
a  moqtré  que  quelques-unes  de  ces 
erreurs,  à  elles  seules,  suffisaient  à 
provoquer  l’échec  de  la  "tentative  et 
la  perte  des  explorateurs.  II  a  trouvé 
de  nouvelles  métliodes  et  jusqu’à 
présent  le?  résultats  obtenus  par  lui 
s'avèrent  impeccables. 

—  C’est  bien  ainsi  que  je  me  le 
représentais  d'après  les  paroles  de 
.Menni  et  mes  propres  impressions. 
Cependant,  je  ne  comprend?  pas 
pourquoi  son  aspect  provoque  en 
moi  un  certain  sentiment  de  malaise, 
une  sorte  d’inquiétude  mal  définie, 
quelque  chose  dans  le  genre  d'une, 
antipathie  irraisonnée.  Comment  exv 
p!iquez-vous  cela  ?  .. 

—  Voyez-vous,  Sterni  est  un  esprit 
fort  niais  ïrbM  surtout  analytique’. 
Il  décompose  tout  imperturbable¬ 
ment  et  à  fond,  ses  déductions  sont 
souvent  exclusives,  parfois  rigou-' 


VMMMJk 


reuses  à  l'excès,  l’analyse  des  par¬ 
ties  donne,  en  vérité,  non  le  tout 
mais  moins  du  tout.  Vous  savez  que 
là  où  est  la  vie,  le  tout  n’est  que  la 
somme  de  ses  parties,  comme  le 
.corps  humain  vivant  est  plus  que.  la 
poitrine  et  les  membres.  Il  s’ensuit 
que  Sterni  est  moin?  apte  que  d’au¬ 
tres  à  pénétrer  l’esprit  et  la  pefi3^e 
d’autrui.  Il  vous  aidera  toujours  vo¬ 
lontiers  dans  ce  que  vous  lui  deman¬ 
derez  vous-même,  mais  il  ne  devinera 
jamais  de  lui-même  ce  dont  vous 
avez  besoin.  Cela  gêne,  évidemment, 
et  aussi  le  fait  que  son'  attention  soit 
presque  toujours  concentrée  sur  son 
travail  et  sa  tête  constamment  absor¬ 
bée  par  quelque  problème  ardu.  C’est 
en  quoi  il  ne  ressemble  en  rien  à 
Menni  ;  celui-ci  voit  toujours  (ont 
autour  de  lui,  il  a  su  bien  des  lo.s 
m'expliquer  à  moi-même  ce  que  je 
désire,  ce  qui  m’inquiète,  ce  que 
cherchent  mon  cerveau  et  mon  cœur. 

—  -  S’il  en  est  ainsi,  Sterni  doit 
traiter  les  Terriens,  gens  pleins  de 
contradictions  et  de  lacunes,  avec 
beaucoup  d’hostilité  ? 

Hosliliié?  non,  ce  sentiment  lui 
est  étranger.  Mais  je  crois  qu’il  y  a 
en  Jui  plus  dg  scepticisme.  qu;'il  J 
conviendrait. Tl  a  passé  six  mois  en 
France  et  a  télégraphié  à  Menni  : 

«  Ici,  inutile  de  chercher  ».  Peut-être^ 
avait-il  en  parti#  raison  parce  gti* 


Lelta,  qui  l’accompagnait,  n’a  pas 
trouvé  l’homme  voulu.  Mai?  les  ca¬ 
ractéristiques  qu’il  donne  des  gens 
vus  dans  ce  pays  sont  beaucoup  plus 
séveres  que  celles  de  Lelta  et,  natu¬ 
rellement,  beaucoup  plus  exclusives, 
quoique  ne  renfermant  en  soi  rien  de 
directement  faux. 

—  Et  qui  est  ce  Letta  dont  vous 
parlez  ?  Je  ne  me  souviens  pas  de 
lui. 

—  Le  chimiste,  collaborateur  do 
Menni.  C’est  l’aîné  de  tous  à  bord  de 
l’éthéronef.  Vous  sympathiserez  avec 
lui  et  il  vous  sera  très  utile.  11  est 
de  nature  sensible  et  comprend  bien 
l'âme  humaine,  lout  en  n'étant  pas 
psychologue  comme  Menni.  Allez  le 
voir  au  laboratoire,  il  sera  content 
et  vous  montrera  beaucoup  de  choses 
intéressantes. 

A  ce  moment,  je  me  souvins  que 
nous  volions  déjà  loin  de  la  Terre  et 
l’envie  me  prit  de  regarder.  Nous 
nous  rendîmes  ensemble  dans  l’une 
des  salles  latérales  à  grandes  Te- 
nèt.res. 

—  Ne  passerons-nous  pas  près  de 
la  Lune  ?  demandai-je 
r..  -  Non. -la  Lune  restp  loin  de  côté 
et  c’est  dommage.  J’eusse  aimé  aussi 
la  voir  de  plus  près.  De  la  Terre,  elle 
m’a  semblé  .  si  étrange  1  Grande, 
froide,  ouivrée,  d’ün  calme  éniggaa-  , 


tique,  elle  ne  ressemble  pas  du  tout 
à  nos  deux  petites  Limes  qui  courent 
si  vite  par  îe  ciel  et  changent  de 
visage  comme  des  enfants  capri¬ 
cieux.  En  revanche,  votre  Lune  est 
beaucoup  plus  brillante,  sa  lumière 
très  agréable  Votre  Soleil  aussi  est 
plus  brillanl  Voilà  en  quoi  vous  êtes 
beaucoup  plus  heureux  que  nous. 
Votre  monde  est  deux  fois  plus  lu¬ 
mineux  ;  c’est  pour  cela  que  vous 
n'avez  pas  besoin  d’yeux  comme  les 
nôtres  avec  de  grandes  pupilles  pour 
capter  les  faibles  rayons  de  notre 
jour  et  de  notre  nuit. 

Nous  nous  assîmes  à  la  fenêtre. 
La  Terre  brillait  au  loin  comme  une 
gigantesque  faucille  sur  laquelle  on 
ne  pouvait  distinguer  que  les  con¬ 
tours  de'  l’Amérique  occidentale  et 
de  l’Asie  nord-orientale.  Une  tache 
trouide  indiquait  l’Ucéan  Pacifique, 
une  tache  blanche  le  Pôle  Nord.- 
L’Océan  Atlantique  et  le  Vieux- 
Monde  reposaient  dans  les  ténèbre?  ; 
et  l’on  pouvait  seulement  les  devi¬ 
ner  au  delà  du  bord  mal  défini  de  la 
faucille  parce  que  la  partie  invisible 
de  la  Terre  couvrait  les  étoiles  dans 
le  vaste  espace  de  ciel  noir.  Notre 
trajectoire  oblique  et  la  rotation  de  la 
Terre  autour  de  son  axe  amenait  un 
tel  changement  de  décor. 

(A  suivre.). 


an 


Alexandre  Bogdanov  5 

L'ETOILE 


N”  10.  Feuilleton  du  Populaire.  14-S-3G ,  et  où  maintenant  un  autre  avait  pris 

ma  place.  Le  doute  s’éleva  dans  mon 
esprit. 

—  En  bas  le  sang  coule,  dis-je,  et 
ici  le  combattant  d’hier  joue  un  rôle 
de  paisible  spectateur— 

—  Là-bas,  le  sang  coule,  au  nom 
d’un  avenir  meilleur,  répondit  Netti  ; 
mais  pour  le  combat  même,  il  faut 
«  connaître  »  ce  meilleur  avenir.  Et 
vous  êtes  ici  pour  cela. 

D’un  élan  spontané,  je  pressai  sa 
petite  main  presque  enfantine.  _ 

VIII.  —  L’APPROCHE 

La  Terre  s'éloignait  de  plus  en  plus 
et.  amincie  par  l’éloignement,  se 
transformait  en  faucille  lunaire  ac¬ 
compagnée  maintenant  d’une  plus 
petite  faucille,  la  véritable  Lune.  En 
même  temps,  nous  tous,  habitants  de 
l’éthéronef,  devenions  de  fantasti¬ 
ques  acrobates  aptes  à  voler  sans 
giles  et  à  se  poser  commodément 
dans  n’importe  quel  sens  :  la  tête 
au  plancher,  au  plafond  ou  aux  murs, 
indistinctement...  Peu  à  peu,  j’en¬ 
trai  en  contact  avec  mes-  nouveaux 
camarades  et  commençai-  à  me  sen¬ 
tir  plus  libre;  avec  eux. 

Dès  le  surlendemain  de  notre  dé¬ 
part  (nous  avions  conservé  cette  me¬ 
sure  du  temps  quoiqu’il  n’existât  plus 
pour  nous  de  véritables  jours  et  de 
véritables  nuits),  et  de  ma  propre 


ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

PREMIERE  PARTIE 
VIL  —  LES  MARTIENS 

Je  regardais—  et  devins  triste  de 
ne  pas  voir  mon  pays  natal  où  s’agi¬ 
tent  tant  de  vies,  de  luttes,  de  souf¬ 
frances,  où  hier  encore  j’étais  dans 
le  rang  aux  côtés  de  mes  camarades 


initiative,  je  revêtis,  le  costume  des 
Martiens  pour  être  moins  différent 
d’eux.  Il  est  vrai  que  le  costume  par 
lui-même  me  plaisait  :  simple,  pra¬ 
tique,  "sans  rien  d’inutile  ni  de  con¬ 
ventionnel  dans  le  genre  cravates  ou 
manchettes,  il  laissait  la  plus  grande 
liberté  possible  de  mouvements.  Les 
divef-ses  parties  du  costume  se  joi¬ 
gnaient  si  bien  par  de  petites  at- 
taches  que  l’ensemble  formait  un 
tout  et  qu.’il  .était  facile,  en  cas  de 
besoin,  de  défaire  ou  d’enlever  une 
seule  manche,  ou  les  deux,  ou  toute 
la  blouse. 

Les  manières  de  mes  compagnons 
ressemblaient  à  leur  costume  :  sim¬ 
plicité,  absence  de  superflu  et  de 
conventionnel.  Ils  ne  se  disaient  ni 
bonjour,  ni  au  revoir,  11e  se  remer¬ 
ciaient  pas,  ne  faisaient  pas  durer 
la  conversation  par  politesse  si  le 
sujet  direct  en  était  épuisé  ;  ils  don¬ 
naient  toujours  avec  grande  patience 
toutes  sortes  d’éclaircissements,  en 
ayant  grand  soin  de  s’adapter,  au  de¬ 
gré  de'compréhension  de  leur  inter¬ 
locuteur  et  de  pénétrer  sa  psycholo¬ 
gie,  même  si  elle  s'accordait  peu  à 
la  leur. 

Bien  entendu,  je  m’étais  mis,  dès 
les  premiers  jours,  à  l’étude  de  leur 
langue  et  tous,  avec  le  plus  vif  em¬ 
pressement,  s’acquittaient  du  rôle 
oc  répétiteur,  mais  en  particulier 


Netti.’ Cette  langue  est  très  originale 
et  malgré  la  grande  simplicité  de  la 
grammaire  comme  des  règles  de 
formation  des  mots,  elle  compte  des 
particularités  dont  il  m’était  diffi¬ 
cile  de  venir  à  bout.  Ses  règles,  en 
général,  ne  présentent  pas  d’excep¬ 
tions  ;  il  n’y  a  point  de  différencia¬ 
tion  caractérisée  comme  celles  des 
genres  masculin,  féminin  ou  neutre  ; 
mais  en  revanche,  toutes  les  dénomi¬ 
nations  d’objets  changent  d’après  les 
temps.  Cela  n’entrait  pas  dans  ma 
têle. 

—  Dites-moi  ce  que  signifient  ces 
formes  ?  demandai-je  à  Netti. 

—  Vraiment,  vous  ne  comprenez 
pas  ?  Et  pourtant,  dans  vos  langues, 
en  nommant  le  sujet,  vous  indiquez 
soigneusement  que  vous  le  jugez 
masculin  ou  féminin  ce  qui,  en 
réalité,  est  très  peu  important  et 
même  assez  étrange  quand  il  s’agit 
de  mots  abstraits.  Combien  plus  im¬ 
portante  est  la  distinction  à  établir 
entre  les  sujets  qui  existent  et  ceux 
qui  ne  sont  plus  ou  qui  sont  encore 
à  venir. 

«  Chez  vous,  «  maison  »  est  mas¬ 
culin  èt  «  barque  »  est  féminin  ;  chez 
les  Français,  c’est  le  contraire  et 
cela  ne  change  rien  à  l’affaire.  Mais 
quand  vous  parlez  d’une  maison  qui 
a  déjà  brûlé  ou  que  l’on  s’apprête  à 
construire,  vous  employez  le  mot 


dans  la  même  forme  que  pour  parler 
de  la  maison  dans  laquelle  vous  habi¬ 
tez.  Y  a-t-il  dans  la  nature  plus 
grande  différence  qu’entre  un  hom¬ 
me  vivant  et  un  homme  mort  ?  Ce¬ 
pendant,  quelque  chose  existe---  et 
comment  n’est-ce  plus  ?  Il  vous  faut 
des  mots  et  des  phrases  entières 
pour  désigner  cette  différence,  ne 
vaut-il  pas  mieux  l’exprimer  par 
l’adjonction  d’une  lettre  dans  le  mot 
même  ?  » 

En  tout  cas,  Netti  fut  content  de 
ma  mémoire,  sa  méthode  d’enseigne¬ 
ment  était  excellente  et  mes  études 
avançaient  rapidement.  Gela  m’aida 
à  me  rapprocher  des  Martiens.  Je 
commençai  à  circuler  à  travers  tout 
l’éthéronef.  avec  toujours  plus  d’as¬ 
surance.  entrant  dans  les  chambres 
et  les  laboratoires  de  mes  compa¬ 
gnons  de  voyage  et  les  interrogeant 
sur  tout  ce  qui  me  préoccupait. 

Le  jeune  astronome,  Enno,  assis¬ 
tant  de  Sterni,  me  montra  quantité 
de  choses  intéressantes,  manifeste¬ 
ment  entraîné,  tant  par  les  calculs 
et  les  formules  dans  lesquelles,  il 
était  passé  maître,  que  par  la  beauté 
de  l’observation.  J’avais  l’âme  en  joie 
avec  ce.  .jeune  astronome-poète  ;  et 
la  propension  naturelle  à  s’orienter 
au  milieu  de  la  nature  me  donnait  un 
.prétexte  permanent  de  passer  beau¬ 


coup  de  temps  auprès  d’Enno  et  de 
ses  télescopes. 

Une  fois,  Enno  me  montra,  à  la 
faveur  •  du  plus  fort  grossissement 
possible,  la  toute  petite  planète  Eres, 
dont  une  partie  de  l’orbite  passe 
entre  les  voies  dé  la  Terre  et  de 
Mars,  et  l’autre  partie,  plus  loin  que 
Mar?,  dans  le  rayon  des  astéroïdes. 
Bien  qu’à  ce  moment  Eros  se  trouvât 
à  une  distance  de  150  millions  do 
kilomètres,  la  photographie  de  son 
petit  disque  représentait,  dans  le 
champ  visuel  du  microscope,  une 
carte  géographique  entière  semblable 
à  la  carte  de  la  Lune.  Evidemment, 
c’est  une  planète  sans  vie,  comme  la 
Lune. 

Une  autre  fois,  Enno  photographia 
un  essaim  de  météores  passant  a 
quelques  millions  de  kilomètres  de 
nous.  L’image  présentait  seulement 
une  -  nébuleuse  indéterminée.  A  ce 
propos,  Enno  me  raconta  qu’au 
cours  d’une  des  expédition?,  précé¬ 
dentes  sur  la  Terre,  l’éthéronef  pé¬ 
rit  justement  alors  qu’un  essaim  sem¬ 
blable  le  coupait  de  part  en  part. 
Les  astronomes,  qui  observaient  l’ap¬ 
pareil  *lans  les  plus  grands  téles¬ 
copes,  virent  s’éteindre  la  lumière 
électrique  et  l’éthéronef  disparaître 
à  jamais  d-ans  l’espace. 

(A  suivre.)  i 


N'  11.  Feuilleton,  du  Populaire.  15-8-36 


Alexandre  Bogdanpv  S 

L'ETOILE 


Traduit  dq  russe 
par  Colette  Peignot 


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Manuscrit  de  Léoaide 


PREMIERE  PARTIE 

Vin!  -  L’APPROCHE 

'  —  Sans  doute,  l’éthérohef  s’est-il 
heurté  à  quelques-uns  de  ces  petits 
corps  qui,  étant  donnée,  l’extirêmè 
différence  dé  vitesse,  ent  dû  en  pé-' 
nétrer  toutes  les  parois.  L’air  n’est 


échappé  dais  l’immensité,  et  lé  froid 
du  milieu  interplanétaire  a  congelé 
les  corps  déjà  inertes  des  voyageurs. 
Et  maintenant,  l’éthéronef  vole,  U 
continu©  sa  route  dans  l’orbite  de  la 
comète  et  s’éloigne  du  soleil  à  ja¬ 
mais...  On  ne  sait  où  prendra  fin  le 
périple  de  cet  étrange  navire  peuplé 

Âa  radavrfts 

A  ces  mots,  le  froid  des  •  déserts 
éthérés  sembla  pénétrer  dans  .  mon 
cœur.  Je  me  représentai,  toute  vive, 
notre  petite  lie  lumineuse  au  milieu 
de  l’Océan  mort,  infini...  sans-  aucun 
appui  dans  son  mouvement  rapide, 
vertigineux  et  Té  vide  noir  tout  au¬ 
tour  Enno  devina  mon  état  d’âme, 
Menni  est  un  pilote  sûr,  dit-il, 
et  Sterni  ne  commet  pas  d'erreurs. 
Quant  à  la  mort,  vous  l’avez  sans 
doute  vue  de  près  dans  votre  vie... 
elle  n’est  que  la  mort...  pas  plue. 

L’heure  allait  bientôt  sonner  où  je 
devrais  më  .  souvenir  de  cés  paroles 
en  luttant  contre  un  mal  psychique 
douloureux. 

Le'  chirtiiste  Letta  m’attirait  par 
cette  sensibilité  particulière,  cette 
délicatesse  de'  nature  dont  '  rii’avait 
parlé  Netti  et  aussi  par  sa  grande 
connaissance  de  la  question  scienti¬ 
fique  la  plus  intéressante  à  me* 
yeux  :  la  composition  dé  la  matière. 
Seul,  Menni  était  plus  compétent 
dans  ce  domaine  ;  mai»  je,  m’efforçai 


de  m’adresser  le  moins  possible  à  lui, 
sachant  son  temps  trop  précieux  aux 
intérêts  de  la  science  et  ceux  de 
l’expédition,  pour  me.  sentir  le  droit 
de  le  détourner  de  sa  tâche  à  mon 
profit.  Mais  c'èst  avec  une  inépui¬ 
sable  patience  que  le  bon  vieillard 
Létta  s’adressait  à  mon  ignorance, 
avec  une  prévenance  égale  et  même 
un  plaisir  visible  qu’il  m’expliquait 
T.ABÇ  du  sujet.  :  auprès  de  lui,  je  ne 
me  -  sentais  pas  gêné  le  moins  du 
monde. 

Letta  entreprit  de  me  faire  un 
cours  entier  sur  la  théorie  de  la  com¬ 
position  de  la  matière';  ce  faisant,  il 
l'illustrait  d'une  série  d’expériences 
de  dêsàgrégation  et  de'  synthèse  des 
éléments.  Il  devait  cependant  renon¬ 
cer  ,à  beaucoup  de  ces  expériences 
et  se  borner  à  leur  description  ver¬ 
bale  parce-  que  certaines  compor¬ 
taient  des  phénomènes  particulière¬ 
ment  violents,  se  résolvaient  oü  ris¬ 
quaient  de  se  résoudre  sous  forme 
d’explosions. 

Un  jour,  durant,  la  leçon,  Menni 
passa  au1  laboratoire. '■  Letta  termi¬ 
nait  la  description  d’une  expérience 
très  intéressante  qu’il  s’apprêtait  à 
réaliser, .  ' 

—  Soyez  pruejent,  lui  dit  Menni  : 
je  me  ^souviens  qü’une  -  fois  cette 
création  s’est  mal  terminée  chez  moi  ; 
g  suffit  du  plu»  infime  alliage  étran¬ 


ger  à  la  substance  que  vous  décom¬ 
posez  pour  que  la  plus  faible  dé¬ 
charge  électrique  provoque  une  ex¬ 
plosion  pendant  le  chauffage. 

Letta  s’apprêtait  déjà  à  renoncer 
mais  Menni,  invariablement  aimable 
et  attentif  à  mon  égard,  lui  proposa 
de  l’aider  à  une  vérification  minu¬ 
tieuse  de  toutes  les  conditions  de 
l’expérience.:  La  réaction  se  fit  â 
merveille. 

Le  jour  suivant,  nous  eûmes  de 
nouvelles  manipulations  .à  faire  avec 
ia  même  matière.  Il  me  sembla  que, 
pette.  fois,  Letta  ne  l’avait  pas  prise 
dans  le  même  bocal  que  la  veille. 
Comme  il  mettait  déjà  la  cornue 
dans,  le  bain  électrique,  il  me  vînt 
à  l’esprit  de  lé  lui  dire.  Inquiet,  il 
alla  àussitôt.à  Uarmoire  aux  réactifs, 
.laissant  le.  baip,  .et  la  cornue  ,suç  la 
table  pris  de  la  paroi  qui  se  trouvait 
être  en  même  temps  le  mur  extérieur 
de.  l’élbéronef, 'J’allai  vers  lui.  , 

Tout  à  couip,  un  fracas,  assourdis¬ 
sant  retentit  et  nous  fûmes  tous  deux 
frappés  violemment  par  les  portes 
de  l’armoire.'  Quelque  chose  sifflait, 
hurlait,  puis"  il  ÿ  eut  un:  bruit  dë 
brisure  métallique.  Je  sentis  qu’une 
forcé  invincible,  semblable  à  un  ou¬ 
ragan,  .  m’entraînait  en  arrière- vers 
le  "mur  extérieur.  Je  parvins  —  ma¬ 
chinalement  --  à  m’agripper  à  une 
forte  poignée  apposée  sua;  i’armoire 


et  à  me  suspendre  horizontalement, 
maintenu  dans  cette  position  par  un 
puissant  courant  d’air.  Letta  fit  de 
même, 

—  Tenez-vous  plus  fort  !  cria-t-il, 
et.  je  distinguai  à  peine  sa  voix  dans 
ce  bruit  de  tempête.  Un  froid  cou¬ 
pant  pénétra  mon  corps. 

Letta  regarda  vite  autour  de  lui. 
Son  -visage  était  effrayant  de  pâleur, 
l’expression  affolée  disparut,  il  y  eut 
un  rétablissement  de  pensée  claire 
et  de  décision  ferme.  Il  ne  prononça 
que  deux  mots,  je  ne  pus  les  com¬ 
prendre  mais  devinai  que  c’était  un 
adieu  à  jamais  Ses  mains,  se  desser¬ 
rèrent. 

Un  choc  sourd,  et  le  hurlement  de 
l’ouragan  cessa.  Je  sentis  que  je  pou¬ 
vais  lâcher  la  poignée  et  je  regar¬ 
dai  autour  de  moi.  Il  ne  restait  pas 
trace  de  la.  table,  et,  le  dos  au  mur, 
faisant  corps  avec  la  paroi,  Letta  se 
tenait  immobile,  les  yeux  grands  ou¬ 
verts,  le  visage  figé.  D’un  bond,  je 
me  trouvai  à  ia  porte  ,  et  l’ouvris.  Un 
coup  dë  vent  chaud .  me  rejeta  .  en 
arrière.  Une  seconde  après,  Menni 
entra  dans  la  chambre.  Il  alla  vive¬ 
ment  près  de  Letta. 

La  pièce  fut  bientôt  pleine  de 
monde.  Netti,  écartant  chacun  de  son 
cherriin.  se  précipita  aussi  vers  Letta. 
Les  autres  nous,  entouraient  dans  un 
silence  angoissé. 


—  Letta  est  mort,  dit  Menni.  L’ex¬ 
plosion  survenue  pendant  l’expé¬ 
rience  chimique  a  percé  la  paroi  de 
l’éthéronef  et  Letta  a  couvert  la 
brèche  de  son  corps.  La  pression  de 
l’air  a  déchiré  ses  poumons  et  para¬ 
lysé  son  cœur.  La  mort  a  été  instan¬ 
tanée.  Letta  a  sauvé  notre  hôte  ;  la 
perte  de?,  deux  eût  été  inévitable. 

Un  sanglot  sourd  échappa  à  Netti. 

IX.  — LE  PASSE 

.Durant. les  quelques  jours  qui  sui¬ 
virent  la  catastrophe,  Netti  ne  sortit 
pas  de  sa  chambre  et  je  surprenais 
parfois  une  expression  franchement 
malveillante  dans  le  regard  de  Ster¬ 
ni.  Il  était  incontestable  qu’un  sa¬ 
vant  éminent  avait  péri  à  cause  de 
moi;  l’esprit  mathématique  de  Ster¬ 
ni  ne  pouvait  manquer  d’établir  une 
comparaison  entre  la  grande  valeur 
de- cette  vie -perdue  et  celle  qui  était 
sauvée.  Menni  demeura  invariable¬ 
ment  égal  êt  calme,  il  redoubla  mê¬ 
me  d’attention  et  de  sollicitude  à 
mon  égard  ;  telle  fut' aussi  la  con¬ 
duite  d’Enno  et  de  tous  les  autres. 

(A  suivre.) 

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N”  12.  Feuilleton  du  Populaire.  16-8-36. 


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L' 

Alexandre  Bogdanov 

ETOIL 

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E 

p  Traduit  du  russe 
*  par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 


PREMIERE  PARTIE 
IX.  -  LE  PASSE 

Je  continuais  avec  plus  d'ardeur 
encore  l’étude  de  la  langue  des  Mar¬ 
tiens  et  à  la  première  occasion,  je 
priai  Menni  de  me  donner  un  livre  j 
quelconque  sur  l’histoire  dé  leur  hu-  1 


S  #  /'  *'//  /s  ,7  , 


manité.  Menni  trouva  mon  idée  ex¬ 
cellente  et  ;  m’apporta  un  manuel 
dans  '  lequel  '  Thistoire'  universelle 
était  exposée  sous  une  forme  popu¬ 
laire  à  l’ùsage  dés  enfants,  martiens. 

Je  commençai,  aveo  l’aide  de  Netti,. 
à  lire  et  traduire  le  petit  livre.  Je 
fus  frappé;  de  L’arti  avec  lequel  un 
auteur  inconnu  avait  animé  et  con¬ 
crétisé  'par  dés  illustrations  les.  no¬ 
tions  et  îles  schémas  généraux  le9 
plus  abstraits  à  première  vue. ,  Cet 
art  ïui  aVait  permis  dé  mener  l’ex- 
poslé- d’après  un  système  géométri- 
que-constructif,  <jans  une,  succession' 
logiquè ‘et  sobre  que  pàs  un  de  nos’ 
vulgarisateurs  !  terriens,  ne-  se  serait 
décidé  à  adopter  pour  les  enfants. 

Le  premier  chapitre,  d’un  carac¬ 
tère  1  nettement  :  philosophique,  était 
consacré  à  l’idée  de  l’Univers,  com-, 
me  un  Tout  Unique  renfermant 
tout 'en  lui-même  et  définissant  tout 
par,  $oi-mèflpe.,Çei  chapitre,  nr^e ;  rap¬ 
pela  Vivement  les  œuvres  de  ce  pen¬ 
seur-ouvrier  qui,  sous  une.  forme 
simple  et  naïve,  a  le  premier  exposé 
les  bases  de  la*  philosophie-  proléta¬ 
rienne  de  la  nature. 

Au  chapitre  •suivant,;  l’exposé  re*- 
montait  ’à  l’époque  incommensura- 
blèment  lointaine  où,  dans  l’Ünivérs, 
aucune  forme  .connue '  de  nous  n’é- 
tàK  ehco’éé.  cohstitiiée'  —  qügnfl  'ie 


/7  S  s7  /7  /7  . 


chaos  et  l’indéterminé  régnaient 
dans  l’espace  infini.  L’auteur  racon¬ 
tait  comment  se  différencièrent  dans 
Ce  milieu  les  premières  couches 
amorphes,  imperceptibles  et  subtiles, 
qui  ne  se  distinguaient  pas  chimi¬ 
quement  de  la  matière  ;  ces  couches 
serviront  d'embryons  aux  mondes, 
géants  d’étoiles  que  sont  les  nébu¬ 
leuses  comme  la  Voie  Lactée,  avec 
ses  vingt,  millions  de  soleils,  parmi 
lesquels  le  '  nôtre  est  l’un  des  plus 
petits.  .... 

Plus  loin,  il  était  question.de  la 
façon  donL, la  matière,,  se  concen¬ 
trant  et  passant  à  une  composition 
plus  stable,  avait  pris,  forme  d’élé¬ 
ments  chimiques  tandis  que  les  cour 
elles  primaires  amorphes  se  désa¬ 
grégeaient  et  que,  parmi  elles,  se  dé¬ 
gageaient.  les-  nébulosités  gazéiformes 
planétaires  et  solaires,  comme  on  en 
trouve  des  milliers  encore  à  l’heure 
actuelle  au  télescope.  L’histoire  de 
l’éybltftiôn  de  ces  nébuleuses,  de  leur 
cristallisation  en  soleils  et  en  planè¬ 
te^,  pétait- exposée  à  la  manière  de 
nôtre  théorie  sur  l’origine  des  mon¬ 
des,  de  Kant  et  Laplacè,  mais  avec 
plus  de,  précision  et  de  plus  grands 
détails.  ' 

Dites-moi,  Menni,  demandai-je, 
est-il. possible  que  vous'  jugiez  favo¬ 
rable  de  donnér'  aux;  enfants,,  tout 
au  début,  des  idées  aussi  générales 


,  et,'  pour  ainsi-  dite,  aussi  abstraites 
que  ces  pâles  images  de  mondes  si 
éloiignés;  de  leur  milieu  proche  et 
concret  ?  Cela  ne  revienl-il  pas  à 
peupler  les  cerveaux  d'enfants  d’i¬ 
mages  presque  vides  et  verbales  ? 

—  C’est  que,  chez  nous,  on  ne  com¬ 
mence  jamais  l’instruction  par'  les 
livres,  répondit  Menni.  (L’enfant  pui¬ 
se  ses  connaissances  dans  l’observa¬ 
tion  vivante  de  la  naturé  et  dans  les 
relations  vivantes  'avec  les  autres 
humains.  Avant., de.  se  mettre  à  un 
lel  livre,  ii  a  déjà  fait  maints  voya¬ 
ges  et  vu  des  représentations  va¬ 
riées  de  la  nature,  il  connaît  quan¬ 
tité-  d'espèces  de  plantes  et  d’ani¬ 
maux,  il  est  familiarisé,  avec  l’usage 
du  télescope,  du  microscope,  de  la 
photographie,  du  phonographe;  il  a 
entendu  de  la  bouche  d’enfants  plus 
âgés,  d’éducatéürs  et  autres  amis 
adultes,  beaucoup  de  récits  sur  le 
passé  et  le  lointain.  Un  livre  comme 
celui-ci  doit  seulement  relier  en  un 
tout  et  raffermir  ses  connaissances, 
combler,  chemin  faisant,  les  lacunes 
fortuites  et  indiquer  le  sens  des  étu¬ 
des  futures.  On  comprend  que  gr⬠
ce  à  cet  ensemble,' l'idée  du  Tout 
doive  constamment,  ressortir  eh  pre¬ 
mier  lieu  avec  une  précision' entiè¬ 
re  et  se  poursuivre  du  commence¬ 
ment  à  la  fin 'pour 'ne  jamais  se 
perdre  dans"  les  parties,  Il  faut 


créer  l'homme  intégral  dans  l’en¬ 
fant. 

Tout  cela  m’était  fort  inhabiluel, 
mais  je  ne  commençai  pas  à  ques¬ 
tionner  Menni  plus  en  détail  :  de 
toutes  manières,  je  devais  faire  di- 
recjemerit  la  connaissance  des  en¬ 
fants  martiens  et  de  leur  système 
d’éducation.  Je  revins  ‘à  mon  livre. 

Le  sujet  des  chapitres  suivants 
était  l'histoire-  géologique  de  Mars. 
Bien  que  très  condensée,  elle  sem¬ 
blait  tout  à  fait  comparable  à  celle 
de  la  Terre  et  de  Vénus.  A  côté  du 
parallélisme  notable  des  trois  pla¬ 
nètes,  la  différence  fondamentale 
consistait  en  ce  que  Mars  était,  deux 
fois  plus  âgée  que  la  Terre  et  pres¬ 
que  quatre  fois  plus  que  Vénus.  Les 
différents  âges  des  planètes  étaient 
établis  et,  tout  en  me  lés  rappelant 
Tort  bien,  je  ne  les  rapporterai  pas 
ici  pour  ne  pas  irriter  les  savants 
terriens  auxquels  ils  apparaîtraient 
assez  inattendus. 

Plus  loin,  venait  l’histoire  de  la 
vie  dès  son  origine.  On  décrivait  lés 
mélanges  primitifs  des  dérivés  du 
cyanogène  qui,  tout  en  n’élahl  pas 
encor, e.  la  véritable  matière  vivante, 
avaient  beaucoup  de.  ses  propriétés  ; 
puis  ; venait  .la  description  des  con¬ 
ditions'  géologiques  ou  ces  mélanges 
se  formèrent  chimiquement.  Oh  "ex¬ 
pliquait  pour  quelles  raisons  telles- 


substances  se  conservaient  et  s’accu¬ 
mulaient  parmi  d’autres  mélanges 
plus  stables  mais  moins  souples.  On 
suivait  pas  à  pas  la  composition  et 
la  différenciation  de  ces  germes  chi-, 
miques  de  toute  vie  jusqu’à  la  for¬ 
mation  des  véritables  -cellules ,  fvi- 
vantes  avec  lesquelles  commence 
«  le.  règne  des  protistes . ». , 

Le  tableau  du  développement  ul¬ 
térieur  de  la  vie  se  réduisait  à  l’é¬ 
chelle  du  progrès  des  être, s  vivants 
ou,  plus  exactement,  à  leur  arbre  gé¬ 
néalogique  commun  :  des  protistes 
aux  plantes  supéreures  d’une  part, 
à  l’homme  d’autre  part,  avec  diver¬ 
ses  ramifications  latérales.  Compa¬ 
rée  à  la  chaîne  dé  développement, 
terrestre,  de  la  première  cellule  à 
l’homme  celle-ci  apparaissait  pres¬ 
que  semblable  avec  une  différence 
insignifiante  dans  les  premiers  et  les 
derniers  anneaux,  mais  beaucoup 
plue  grande  dans  les  moyens.  Cela 
me  parut  des  plus  étranges. 

(A  suivre.) 

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N°  13.  Feuilleton  du  Populaire.  17-8-36. 


Alexandre  Bogdanov  ■ 

L’ETOILÉ 
ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignol 


MAraserit  de  Léonide 

PREMIERE  PARTIE 
IX.  -  LE  PASSE 

—  Cette  question,  me  ait  Nfetti, 
n'est  pas  encore,  que  je  sache,  étu¬ 
diée  spécialement.  Il  y  a  vingt  «ns, 
nous  ne  savions  même  pas  comment 
étaient  constitués  les  animaux  supé- 


■iiWiti— Mwwiiii»iiifri'ww^ia»r 

rieurs  sur  la  Terre  et  nous  fûmes 
très  étonnés  de  découvrir  quelque 
analogie  avec  1g  type  correspondant 
chez  nous.  Evidemment,  le  nombre 
de  tv,pes  supérieurs  possibles  expri¬ 
mant  la  plus  grande  plénitude  de 
vie  n’est  pas  si  grand  ;  et  sur  des 
planètes  aussi  semblables  que  les 
ndtres,  dans  les  limites  de  conditions 
absolument  similaires,  la  nature  n’a 
pu  atteindre  ce  maximum  de  vie 
que  par  un  seul  moyen. 

—  De  plus,  remarqua  Menni,  le 
type  supérieur  qui  règne  sur  notre 
planète  est  celui  qui  exprime  le 
mieux  toute  la  somme  de  ses  condi¬ 
tions  ;  tandis  que  les  stades  inter¬ 
médiaires,  aptes  à  saisir  seulement 
une  partie  de  leur  milieu,  n’expri¬ 
ment  ces  conditions  qu’en  partie  et 
d  une  façon  unilatérale.  C’est  pour¬ 
quoi,  étant  ddnnée  l’extrême  res¬ 
semblance  de  la  somme  des  condi¬ 
tions  communes,  les  types  supérieurs 
doivent  correspondre  dans  la  plus 
grande  mesure  et  les  types  inter¬ 
médiaires,  en  vertu  de  leur  unila¬ 
téralité  même,  présenter  un  plus 
vaste  champ  à  la  différenciation. 

-Jë  me  rappelai  que,  durant  mes 
études  universitaires,  la  même  pen¬ 
sée  du  nombre  restreint  de  types 
supérieurs  possibles  m’était  venue 
à  l’esprit  mais  à  un  tout  autre  pro¬ 
pos  :  chez  les  pieuvres,  mollusques- 


marins  céphalopodes,  organismes 
supérieurs  de  toute  une  branche  de 
développement,  les  yeux  sont  sin¬ 
gulièrement  semblables  à  ceux  de 
notre  branche  de  vertébrés  ;  ce¬ 
pendant,  l’origine  et  l’évolution  des 
yeux  de  céphalopodes  soiit  absolu¬ 
ment  différentes,  à  ce  point  diffé¬ 
rentes,  que  même  les  couches  cor¬ 
respondantes  des  tissus  de  l’appa¬ 
reil  visuel  sdnt  disposées  chez  eux 
dans  ■  l'ordre  inverse  du  nôtre.., 

D’une  manière  ou  d’une  autre 
le  fait  était  patent  :  sur  l’autre 
planète  vivaient  des  gens  qui  nous 
ressemblaient  et  il  me  -restait  à 
poursuivre  assidûment  l’étude  de 
leur  vie  et  de  leur  histoire. 

En  ce  qui  concerne  .les  temps 
préhistoriques,  et  en  général  les 
phases  primitives  de  la  vie  humaine 
sur  Mars,  .là  aussi  la  similitude  avec 
le  monde  terrestre  était  grande.  Mê¬ 
mes  formes  d’existence  générique, 
même  co-existence  différenciée  de 
communautés  distinctes,  même  dé¬ 
veloppement  de  liens  entre  elles  au 
moyèn  des;  échanges.  Mais,  ensuite 
commençait  la  divergence,  moins 
dans  la  tendance  essentielle  du  dé¬ 
veloppement  que  dans  son  style  et 
son  caractère. 

La  marché  de  l'histoire  sur  Mars 
aurait  été  plus  modérée  èt  plus  sim¬ 
ple  que  Suï  la  Terré.  Il  y  eut,  natu¬ 


rellement,  des  guerres  de  races  et 
de  peuples,  il  y  eut  également  des 
luttes  de  classés  ;  mais  en  compa¬ 
raison,  les  guerres  n’eurent  pas  un 
grand  rôle  dans  la  vie  historique 
et  prirent  fin  assez  tôt  ;  la  lutte  des 
classes  fut  beaucoup  plus  rare  sou? 
forme  de  heurts  de  forcés  bruta¬ 
les.  A  la  vérité,  cela  n'était  pas  in¬ 
diqué.  directement  dans  le  livre  que 
je  lisais  mais  me  semblait  évident 
d’après  tout  l’exiposé. 

Les  Martiens  ne  connurent  pas  du 
tout  l’esclavage  ;  au  temps  de  la 
féodalité,  il  y  eut  assez  peu  de  mili¬ 
tarisme  ;  leur  capitalisme  se  libéra 
très  tôt  du.  morcellement  national 
et  n'a  rien  créé  de  semblable  à  nos 
armées  contemporaines. 

Je  dus  chercher  moi-même  des 
explications  à  tout  cela  :  les  Mar¬ 
tiens,  et  même  .Menni,  commençaient 
seulement  à  étudier  l’histoire  de 
l’humanité  terrestre  et  n’avaient  pas 
encore  fait  l'étude  comparative  de 
notre  passé  et  du  leur. 

Je  me  souvins  d’une  conversation 
antérieure  avec  -Menni.  M’apprêtant 
à  étudier  la  langue  de  mes  compa¬ 
gnons  de  voyage,  je  voulus  savoir  si 
èlle  était  la  plus  répandue  dè  toutes 
celles  qui  existent  sur  Mars.  Menni 
m'expliqua  que  c'était  Punique  lan¬ 
gue  littéraire  èt  parlée  dé  tous  les 
MartiehS. 


—  Il  y  eut  un  temps  où,  chez  nous 
aussi,  ajouta  Menni,  les  gens  de  dif¬ 
férents  pays  ne  se  comprenaient  pas 
les  uns  les  autres  ;  mais  quelques 
centaines  d’années  avant  la  révolu¬ 
tion  socialiste,  tous  le?  dialectes  dif¬ 
férents  se  rapprochèrent  et  se  fon¬ 
dirent  en  une  seule  langue  univer¬ 
selle.  Cela  se  produisit  de  soi-même 
cl  librement,  sans  que  personne  y 
songeât  ou  s'en  occupât.  Quelques 
particularités  locales  se  sont  con¬ 
servées  longtemps  encore,  de  sorte 
qu’il  y  eut  des  dialectes  distincts 
mais  suffisamment  compréhensibles 
pour  tous.  Le  développement  de  la 
iittéralure  a  mis  fin  à  leur  existence. 

—  Je  ne  puis  m’expliquer  cela  que 
par  une  chose,  dis-je  :  il  est  évident 
que  sur  votre .  planète,  les  rapports 
entre  les  hommes  ont  été,  dès  le  dé¬ 
but,  beaucoup  plu?  étroits  et  faciles 
que  chez  nous. 

—  Justement,  répondit  Menni.  Sur 
Mars,  on  ne  trouve  ni  vos  vastes 
océans,  ni  vos  infranchissables  chaî¬ 
nes  dè  montagnes.  Nos  mèr?  ne  sont 
pas  grandes  èt  ne  produisent  nulle 
part  une  complète  rupture  de  terre 
ferme  entre  continents  indépen¬ 
dants  ;  nos  montagnes  ne  sont  pas 
hautës.  sauf  quelque?  sômmëts.  La 
sürfàcè  dé  notre  planète  est  quatre 
fois  moiùs  grande  què  Celle .  de  là 


•  Terre  ;  cependant,  la  force  de  pe¬ 
santeur  est  deux  fois  et  demi  moin¬ 
dre  chez  nous  et,  grâce  à  la  légèreté 
du  corps,  nous  pouvons  nous  dépla¬ 
cer  assez  rapidement  et  même  sans 
mojens  de  communications  artifi¬ 
ciels.  Nous  courons  nous-mêmes 
aussi  vite  èt  sans  être  plus  fatigués 
que  vous  quand  vous  montez  à  che¬ 
val.  La  nature  a  mis  entre  nos  peu¬ 
ples  beaucoup  moins  de  mer?,  et  de 
frontières  naturelles  que  chez  vous. 

Telle  fut  sans  doute  la  première 
cause  fondamentale  qui  ait  empêché 
un  Apre  séparatisme  racial  et  natio¬ 
naliste  dç  l’humanité  martienne  ainsi 
que  le  plein  développement  des 
guerres,  du  militarisme  et,  en  géné¬ 
ral,  du  système  de  meurtre  en  série. 
Vraisemblablement,  le  capitalisme, 
en  vertu  de  ses  contradictions, 
serait  parvenu- cependant  à  ces  par¬ 
ticularités  d  une  haute  culture  ; 
mai?  là-bas,  le  développement  du 
dit  capitalisme  s'est  poursuivi  d’unè 
manière  originale,  suscitant  de  nou¬ 
velles  conditions  pour  l’unité  poli¬ 
tique  de  toutes  les  race?  et  de  tous 
les  peuples  de  Mars. Précisément,  dans 
i’ngric.uiture,  les  petits  paysans  fu¬ 
rent  très-  tôt  supplantés  pàr  de 
granües  exploitations  capitalistes  èt, 
bientôt  âpres,  eut  lieu  la  nationali¬ 
sation  de  toutes  lès  t ferrés. 


La  cause  en  était  dans  le  des¬ 
sèchement  ininterrompu  du  sot 
contre  lequel  les  petit?  agriculteurs 
n’étaient  pas  de  taille  à  lutter. 
L'écorce  de  la  planète  absorbait 
l’eau  profondément'  sans  l’éliminer 
en  retour.  C’était  la  continuation  du 
processus  grâce  auquel  les  océans 
ayant  existé  aui  refoi?  sur  Mars 
s’étaient  ensablés  et  transformés  en 
mers  fermées  relativement  petites. 
Ce  même  processus  d’absorption  a 
lieu  aussi  sur  notre  Terre  mais  là, 
il  n’en  est  pas  encore  au  même 
point  ;  sur  Mars,  deux  fois  plus 
vieille  que  la  Terre,  il  y  a  mille  ans 
déjà  que  la  situation  devint  sérieuse 
car  à  la  réduction  des  mers  corres¬ 
pondait  naturellement  la  raréfaction 
des  nuages  et  de  la  pluie,  c’est-à-dire 
l’ensablement  des  rivières  et  le  ta¬ 
rissement  des  ruisseaux.  L’irrigation 
artificielle  devint  indispensable  dans 
nombre  d’endroits.  Que  pouvaient 
faire  là  de  petits  agriculteurs  indé¬ 
pendants  ? 

(A  suivre.) 

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N°  15.  Feuilleton  du  Populaire.  18-8-36 


S  Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 

ROUGE 


■ 

■ 

Traduit  du  russe 

■ 

■ 

■ 

■ 

■ 

■ 

par  Colette  Peignot 

■ 

■ 

■ 

H 

ÏÏWM 

Manuscrit  de  Léonide 

PR  RMI KH  R  PARTIE 
IX.  -  LE  PASSE 

Dan?  certains  cas,  ils  furent  com¬ 
plètement  ruinés  et  leurs  terrains 
passèrent  aux  grands  propriétaires 
fonciers  voisin?  qui  disposaient  de 
capitaux  suffisants  pour  entrepren¬ 
dre  l’irrigation.  Dans  cTaulres  cas, 


les  paysans  constituèrent  d’impor- 
|  tantes  association?  en  réunissant 
leurs  moyens  pour  ce  travail  en 
commun.  Mais  tôt  ou  tard,  ces  asso¬ 
ciations,  vinrent  à  manquer  de  moyens 
financiers,  difficulté  temporaire  sem¬ 
bla-t-il  tout  d’abord,  une  fois  con¬ 
clus  les  premiers  emprunts  aux  gros 
capitalistes,  les  affaires  des  associa¬ 
tions  se  mirent  à  péricliter  de  plu? 
en  plus  rapidement  :  le  taux  des  em¬ 
prunts  augmentait  les  frai?  généraux, 
il  fallut  emprunter  à  nouveau  et 
ainsi  de  suite.  Les  associations  tom¬ 
baient  sous  la  domination  économi¬ 
que  de  leur?  créditeurs  et  ceux-ci,  en 
fin  de  compte,  les  ruinaient  en  se 
saisissant  d’un  coup  des  terres  de 
centaines  et  de  milliers  de  paysans. 

Ainsi,  tout  le  sol -cultivé  passa  à 
quelques  milliers  de  gros  propriétai¬ 
res  fonciers,  ;  mais  à  l’intérieur  des 
continents,  il  restait  encore  de  grands 
déserts  où  l'eau  manquait  et  ne  pou¬ 
vait  être  amenée  par  les  moyens  indi¬ 
viduels  des  capitalistes.  Quand  le 
gouvernement,  déjà  pleinement  dé¬ 
mocratique,  se  trouva  contraint  de 
s’intéresser  à  cette  œuvre  pour  oc¬ 
cuper  l’excédent  croissant  de  prolé¬ 
tariat  et  aider  les  restes  de  là  classe 
paysanne  en  voie  d’extinction,  il  ne 
fut  pas  en  mesure  de  fournir  les 
moyens  indispensables  à  la  construc¬ 
tion  de  canaux  gigantesques. 


Des  trusts  capitalistes  voulurent 
prendre  l’affaire  en  mains,  mais  le 
peuple  entier  se  révolta,  sachant  que 
dans  cette  éventualité  les  trusts  l’as¬ 
serviraient  complètement,  ainsi  que 
le  gouvernement.  Après  une  longue 
lutte  et  une  résistance  désespé¬ 
rée  des  propriétaires  fonciers, 
un  impôt  progressif  sur  le  revenu 
de  la  terre  l'ut  établi.  Les  res¬ 
sources  obtenues  par  cotte  voie  ser¬ 
virent  de  fonds  aux  travaux  gigan¬ 
tesques  d’établissement  des  canaux. 
La  force  des  «  landlords  »  fut  brisée 
et  bientôt,  la  nationalisation  de  la 
terre  accomplie.  Sur  quoi  le?  derniers 
paysans  moyens  disparurent  parce 
que  le  gouvernement,  dans  son  pro¬ 
pre  intérêt,  donnait  la  terre  aux  seuls 
gros  capitalistes  et  les  entreprises 
agricoles  prirent  encore  plu?  d'exten¬ 
sion.  De  sorte  que  les  célèbres  ca¬ 
naux  furent  aussi  un  puissant  fac¬ 
teur  de  développement  économique 
et  un  ferme  soutien  de  l’unité  poli¬ 
tique  de  l’humanité  entière. 

Après  avoir  lu  tout  cela,  je  ne  pus 
me  retenir  d'exprimer  à  Menni  ma 
stupéfaction  en  apprenant  que  ces 
canaux  géant?,  visibles  même  de  la 
Terre  dans  nos  mauvais  télescopes, 
avaient  été  créés  par  la  main  des 
hommes.  , 

—  Là,, vous  vous  trompez  en  par¬ 
tie,  remarqua  Menni.  Ces  canaux 


KaiiiiaiiiiHïaiiiiBiiiiaiBiiiiBiiiiHiiiiBiiiniMiiiwiiiii 

sont  effectivement  énormes  mais 
cependant,,  ils  m’ont  pas  des  dizaines 
de  kilomètres  de  largeur.  Or,  c  est 
seulement  à  une  telle  dimension  que 
vos  astronomes  auraient  pu  les  ob¬ 
server.  Ce  qu’ils  voient,  ce  sont  de 
larges  zones  de  forêts  plantées-  par 
nous  le  long  des  canaux  pour  mainte¬ 
nir  une  égale  humidité  d’air  et,  par 
cela  même,  éviter  une  trop  rapide 
évaporation  des  eaux,  il  semble  que 
quelques-uns  de  vos  savants  aient, 
deviné  cela. 

Le  creusement  des  canaux  amena 
une  époque  de  grande  prospérité 
dans  tous  le?  domaines  de  la  produc¬ 
tion  .  et  une  profonde  accalmie  des 
luttes  sociales,  La  demande  de  main- 
d’œuvre  était  considérable  et  le  chô¬ 
mage  disparut.  Mais  quand  les  grands 
travaux  furent  terminés  et  qu’avec 
eux  prit  fin  la  colonisation  capi¬ 
taliste  de?  anciens  déserts,  une  crise 
industrielle  surgit  bientôt,  et  la  «  paix 
sociale  »  fut  ébranlée.  Tout  cela  con¬ 
duisit  à  la  révolution.  Et  de. nouveau, 
îe  cours  des  événements  devint  as¬ 
sez  paisible  ;  l’arme  principale  des 
travailleur?  était  la  grève,  les  choses 
ne  prirent,  tournure  d’insurrection 
que  rarement  eL  en  peu  d’endroits, 
presque  exclusivement  dans  des  ré¬ 
gions  agraires.  Pas  à  pas,  les  pro¬ 
priétaires  reculèrent  devant  l’inévi¬ 
table  ;  et  même  alors  que  le  gouver- 


llüBllBIillB'  IBIÜBlUaillBlliaïUBlBlIIIBIIIBIlllBII 

nement  se»  trouvait  aux  mains  du 
parti  ouvrier,  il  n’y  eut,  du  côté  vic¬ 
torieux,  aucune  tentative  de  s’impo¬ 
ser  par  la  violence. 

Le  rachat  au  sens  exact  du  mot  ne 
fut  pas  appliqué  lors  de  la  socialisa¬ 
tion  des  instruments  de  travail.  Mai? 
les  capitalistes  furent  d’abord  mis  a 
la  retraite.  Beaucoup  d'entre  eux 
jouèrent  ensuite  un  rôle  important, 
dans  l’organisation  des  entreprises 
publiques.  11  ne  fut  pas  facile  de  sur¬ 
monter  les  difficultés  de  répartition 
de  la  main-d’œuvre  en  accord  avec 
la  vocation  des  travailleurs.  Durant 
un  siècle  environ,  la  journée  de  tra¬ 
vail,  d’abord  d'environ  six  heures, 
puis  de  plu?  en  plus  courte,  fut  obli¬ 
gatoire  pour  tous,  sauf  pour  les  ca¬ 
pitalistes  pensionnés.  Mais  le  pro¬ 
grès  de  la  technique  et  le  recense¬ 
ment  précis  de  la  main-d'œuvre  dis¬ 
ponible  aidèrent  à  se  débarrasser  des 
derniers  vestiges  du  vieux  système. 

(Je  tableau,  d'une  évolution  sociale 
égale,  exempte  de  feu  et  de  sang, 
contrairement  à  la  nôtre,  provoqua 
on  moi  un  involontaire  sentiment 
d’envie  dont  je  parlai  longuement  a 
Xetti  quand  nous  eûmes  terminé  le 
livre. 

—  Je  ne  sais,  me  dit  pensivement 
le  jeune  homme,  mais  il  me  semble 
que  vous  avez  tort.  Il  est  vrai  que 
les  contradictions  sofat  plus  aigues 


sur  la  Terre,  où  la  nature  dispense 
les  coups  et  la  mort  plus  généreuse¬ 
ment  que  chez  nous.  Mais  peut-être 
est-ce  justement  parce  que  la  nature 
terrestre  était  incomparablement 
plus  riche  à  son  début,  et  que  le  so¬ 
leil  lui  donne  beaucoup  plus  de  sa 
force  vive.  Voyez  de  combien  de  mil¬ 
lion?  d’années  notre  planète  est  plus 
vieille  ;  son  humanité  a  surgi  seule¬ 
ment  quelques  dizaines  de  milliers 
d’années  plus  tôt.  que  la  vôtre,  son 
avance  est  de  deux  ou  trois  cents 
ans  à  peine.  Je  nié  représente  les 
deux  numanité?  comme  deux  sœurs. 
L’aînée  a  une  nature  calme  et  équi¬ 
librée,  la  cadette  est  impulsive  et 
agitée,  (iéifè-ci  gaspille  ses  forces  et 
commet  plus  de  fautes  ;  son  enfance 
a  été  maladive'et  inquiète  ;  mainte¬ 
nant,  au  seuil  de  la  jeunesse,  elle  est 
souvent  en  proie  à  do?  attaques  dou- 
louretises  et  convulsives.  Mais  n  on 
sortira-t-il  pas  une  création  artis¬ 
tique  plus. grande  et  plus  forte  que 
chez  la  souir  aînée  ?  ne  saura-t-gllê 
pa?  mieux  alors  enrichir  et  embellir 
noire  grande  nature  ?  Je  ne  sais,  mais 
il  rnc  semble  que  ce  sera  ainsi-. 

X.  —  L’AlUtIVEE 

Dirigé  par  le  cerveau  lucide  de 
Menni.  l'éthéronef  continua  sa  rou¬ 
te,  sans  nouvelles  aventures,  vers  le 
but,  lointain.  J’étais  déjà  parvenu. 


à  m'adapfer  passablement  aux  con¬ 
ditions  de  l’existence  impondérable 
et  à  me  familiariser  avec  les  princi¬ 
pales  difficultés  de  la  langue  des 
.Martiens  quand  Menni  lions  annon¬ 
ça  que. nous  avions  parcouru  la  moi¬ 
tié  dii  trajet  et  atteint  la  plus  gran¬ 
de  vitesse  qui,  des  lors;  irait  en  di¬ 
minuant. 

Au  moment  précis  indiqué  par 
Menni,  l'étheronef,.  rapide  et  léger, 
vira  et  changea,  de 'direction.  La 
Terre  qui,  depuis  longtemps,  de 
grande  faucille  lumineuse  s’était 
transformée  en  petite  fauciWe,  puis 
en  brillante  étoile  verte  proche  du 
disque  solaire,  passait  maintenant 
de  la  partie  inférieure  de  la  voûle 
céleste  à  l'hémisphère  supérieur. 
Et  l'étoile  rouge,  de  Mars,  qui  avait 
resplendi  lumineuse  au-dessus  de 
nos  télés,  apparut  au-dessous- 

(A  suivre.) 

CHANGEMENT 

D’ADRESSE  Toute  demande  de' 

,  ♦  changement  d’adres- 

♦  se  doit  être  accompagnée  de 

♦  1»  franc  en  timbres-poste  et 

♦  de  la  dernière  bande  du 

♦  journal. 


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N»  18.  Feuilleton  du  Populaire.  19-8-36, 


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Alexandre  Bogdanov 

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T  raduif  d  u  russe 
par  Coleüfc  Pcignol 


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JWanuscrit  de  Léonide 

PREMIERE  PARTIE 
X.  —  L’ARRIVEE 

Dès  dizaines  et  des  centaines 
3’heurès  s’écoulèrent  encore  ;  Mars 
'se  métamorphosa  en  petit  disque 
clair  et,; bientôt,  surgirent  deux  pe¬ 
tites  étbiles,  ses  satellites,  Deimos  et 
iPhobûs,  minuscules  planètes  inno¬ 


centes,  ne  méritant  en  rien  ees  noms 
terribles  qui  signifient  en  grec  «Ter-, 
reur  i>  et  «  Effroi  ».  Les  paisibles 
Martiens  s'animèrent  et  passèrent'! 
plus  fréquemment  à  l’observatoire  I 
d’Enno  pour  contempler  leur  pays- 
natal.  Je  regardais,  moi  aussi,  mais 
comprenais  mal  ce  que  je  voyais, 
malgré  les  patientes  explications1 
d’Enno.  Là-bas,  il  y  avait  évidem¬ 
ment  beaucoup  de  ‘  choses ,  étranges 
à  .mes  yeux. 

Les  taches  routes  représentaient' 
des  forêts  et  des  prairies  et  les  ta¬ 
ches  tout  a  fait  sombres,  des  champs! 
prêts  pour  la  moisson.  Les  villes,: 
apparaissaient  sou*  forme  de  taches’ 
bleuâtres  et,  seules,  l’eau  et  la  nei¬ 
ge  étaient  d’une  teinte  compréhen--j 
sible  pour  moi.  Le  joyeux  Enncr 
m’obligeait  parfois  à  deviner  ce, que 
je  voyais  dans  le  champ  visuel  de 
l'appareil  et  mes  erreurs  naïves 
l’amusaient  fort,  ainsi  que  Netti.  De 
mon  côté,  je  les  payais  de  retour- 
par  des  plaisanteries,  appelant  leur  ] 
planète  un  royaume  de  chouettes  sa¬ 
vantes  et  de  couleurs  embrouillées. 

Les  dimensions  du  disque  crois¬ 
saient  de  plus  en  plus.  Il  surpassa 
bientôt  de  beaucoup  le  petit  cercle 
solaire  qui  rapetissait  et  ressemblait^ 
à  une  carte  astronomique  sans  ins¬ 
criptions.  La  force  de  pesanteur 
augmentait  sans  cesse,  ce  qtli  était 
étonnamment  agréable  polir  p?nj 


Deimos  et  Phobos,  points  brillants, 
se  convertissaient  en  petits  cercles 
distinctement -tracés. 

Encore  quinze,  vingt  heures  et  voi¬ 
ci  Mars  épanouie  au-dessus  de  nous, 
telle  une  sphère  plane.  De  mes  pro¬ 
pres  yeux,  je  vois  plus  que  sur  tou¬ 
tes  les  cartes  astronomiques  de  nos 
savants.  Le  disque  de  Deimos  glisse 
sur  cette  carte  ronde  et  Phobos 
n’est  plus  visible  :  elle  se  trouve 
maintenant  de  l'autre  côté  de  la 
planète. 

Tous  se  réjouissent  autour  de  moi; 
seul,  je  ne-  puis  vaincre  une  attente 
inquiète  et  angoissée. 

Plus  près,  plus  près  encore...  Per¬ 
sonne  n’est, capable  de  s’occuper  de 
quoi  que  ce  soit.  Tous  regardent  en 
bas  où  se  déploie  Un  autre  monde, 
pour  eux  . très  cher,  pour  moi  plein 
de  mystère  et  d’énigme.  Menni  seul 
manque  parmi  nous,  il  esl  à  la  ma¬ 
chine  ;  les  dernières  heures  sont  les 
plus  dangereuses,  il  faut  vérifier  la 
distance  et  régulariser  la  vitesse. 

Qu'ai-je  donc,  involontaire  Colomb 
de  ce  monde,  à  ne  ressentir  ni  joie 
ni  fierté,  ni  môme  cet  apaisement 
que  doit  apporter  la  vue  d’une  terre 
ferme  après  un  long  parcours  à  tra¬ 
vers  l’Océan  de  l'intangible  ? 

Les  événements  à  venir  projettent 
déjà  une  ombre  sur  le  présent. 

I]  ne  peste  plus  que  deux  heures.  - 


Mous  nous  engageons  bientôt  dans  la 
zone  atmosphérique.  Mon  cœur  com¬ 
mence  A  battre  douloureusement  •; 
je  ne  puis  plus  règarder  et  vais  dans 
ma  ch.amhre.  Netti  nie  suit. 

Il  me  parie,  non  du  présent,  mais 
du  passé,  de  la  Terre  lointaine,  là- 
bas,  tout  là-haüt. 

—  Vous  devez  encore  retourner 
là-bas  quand  vous  aurez  accompli 
voire  tâche,  dit-il,,  et  ses  mots  ré¬ 
sonnent  en  moi  comme  un  délicat 
rappel  de  vaillance. 

Nous  parlons  de  celte  lâche,  de  sa 
nécessité  et  de  ses  difficultés.  ILe 
temps  passe  inaperçu  pour  moi. 

Netti  regarde  le  chronomètre.  Nous 
sommes  arrivés,  allons  à  lui,  dit-il. 

L’étheronef  s’est  immobilisé,  les 
larges  plaques  métalliques  s'écar¬ 
tent,  l’air  frais  s'engouffre  à  l’inté¬ 
rieur.  Au-dessus  de  nous,  un  ciel 
bleu-vert,  pur.  Autour  de  nous,  des 
foules... 

Menni  et  Slerni  sortent  les  pre¬ 
miers.  Ils  porlent  daiis  leurs  bras 
le  cercueil  transparent  où  repose 
le  corps  glacé  du  camarade  perdu, 
Letta. 

Derrière  eux,  viennent  tous  les  au¬ 
tres.  Nous  sortons,  Netti  et  moi,  les 
derniers  et  ensemble,  la  main  dans 
la  main,  nous  avançons  au  milieu 
d’une  foule  innombrable  d’êtres  sem¬ 
blables  à  lui... 


DEUXIEME  PARTIE 

I.  —  CHEZ  MENNI 

Les  premiers  temps,  j’habitai 
chez  Menni,  dans  la  ville  industrielle 
dont  un  grand  laboratoire  chimique 
établi  sous  terre  constituait  le  cen- 
Ire  et  la  base.  La  partie  extérieure 
de  la  ville  s'élendait  au  milieu  d'un 
parc  sur  un  espace  d'une  dizaine 
de  kilomètres  carrés.  Il  y  avait  quel¬ 
ques  centaines  d’habitation?,  des  tra¬ 
vailleurs  du  laboratoire,  la  grande 
Maison  des  Assemblées.  l’Entrepôt 
des  Marchandises  (sorte  de  magasin 
uni  verse  Ij  et  la  Station  des  Commu¬ 
nications  qui  relie  la  ville  chimi¬ 
que  au  reste  du  monde.  Menni,  di¬ 
recteur  de  tous  les  travaux,  habitait 
à  proximité  des  édifices  publics,  non 
loin  de  l’entrée  principale  du  labora¬ 
toire. 

Là  première  chose  qui  me  frappa 
dans  la  nature  de  Mars,  et  à  quoi  il 
nie  fut  le  plus  difficilè  de  m'accou¬ 
tumer,  c’est  la  couleur  rouge  des 
plantes.  Leur  substance  colorante, 
dont  la  composition  est  extrêmement 
proche  de  la  chlorophylle  des  plan¬ 
tes  terrestres,  a  un  rôle  tout  à  fait 
analogue  dans  l’économie  vivante 
de  la  nature  :  elle  crée  le  tissu  des 
plantes  au  moyen  de  l’acide  carbo¬ 
nique  de  l’air  et  de  l’énergie  des 
rayons  •  solaires. 

Netti,  toujours.’'  attentionné,,  me 


proposa  de  porter  des  limettes  pré¬ 
servatrices  pour  me  garantir  les 
yeux  contre  l’irritation  inaccoutu¬ 
mée.  Je  refusai. 

—  Celle  couleur  est  celle  de  notre 
drapeau  socialiste,  dis-je.  Il  faut 
donc  bien  me  familiariser  avec  votre 
nature  socialiste... 

—  S'ii  en  est  ainsi,  reconnaissons 
que  dans  la  flore  terrestre  aussi  on 
trouve  du  socialisme,  mais  sous  un 
aspect  dissimulé,  remarqua  Menni. 
Les  feuilles  des  plantes  terrestres 
ont  aussi  une  nuance  rouge,  seule¬ 
ment  masquée  d'un  vert  beaucoup 
plus  fort.  11  suffit  de  porter  des  lu¬ 
nettes  absorbant  les  rayons  verts  et 
laissant  filtrer  les  rouges  pour  que 
vos  forêts  et  vos  champs  deviennent 
rouges  comme  chez  nous. 

Je  ne  puis  perdre  du  temps  et  de 
la  place  à  décrire  les  formes  origi¬ 
nales  des  plantes  et  des  animaux  sur 
Mars,  ni'son  atmosphère  pure,  dia¬ 
phane,  comparativement  raréfiée 
mais  riche  en  oxygène,  ni  son  ciel 
profond  et  sofnbre  d’une  teinte  ver¬ 
te,  ni  son  soleil  amaigri,  ses  petites 
lunes  et  ses  deux  brillantes  étoiles, 
matinales  ou  vespérales  :  Vénus  et 
la  Terre.  Tout  cela,  étrange  et  inso¬ 
lite  alors,  me  semble  cher  et  mer¬ 
veilleux  maintenant,  à  la  lumière  des 
souvenirs  ;  mais  ce  u’esi  pas  lié 
étroitement  au  thème  de  oion  répit. 


ItMllllWlliWtimit.lMillHJIMUliMlUMlhMIlliaDlUIHUMUlliaL. 

Les  êtres,  humains  et  leurs  rapports, 
voilà  ce  qui  m’importe  et,  dans  ce 
décor  féerique,  ils  furent  justement 
les  plus  fantastiques  et  les  plus 
énigmatiques. 

Menni  vivait  daas  une  petite  mai¬ 
son  à  deux  étages  dont  l’architectu¬ 
re  ne  se'  distinguait  pas  des  autres. 
Le  trait  le  plus  original  consistait  en 
un  toit  transparent  fait  de  quelques 
larges  plaques  de  verre  bleu.  Immé¬ 
diatement  sous  le  toit,  se  trouvait 
la  chambre  a  coucher  et  une  pièce 
.  pbur  causer  entre  amis.  Les  Mar¬ 
tiens  passent  les  heures  de  repos 
dans,  l’éclairage  bleu  à  cause  de  son 
action  apaisante  ;  la  teinte  sombre  a 
nos  veux  donnéq  au  visage  humain, 
par  cet  éclairage  ne  leur  semble  pas 
désagréable. 

Toutes  les  salles  de  travail,  bu¬ 
reau,  laboratoire  domestique,  cham¬ 
bre  des  communications,  se  trou-; 
vaient  à  l’étage  inférieur  dont  les, 
grandes  fenêtres  laissaient  libres 
ment  pénétrer  de?  flots  de  couleur 
rouge  projetés  par  le ,  feuillage  des 
arbres, du  parc.  Cette  lumière  qui, 
dans  tes  débuts  me  rendait  inquiet 
et  distrait,  semble  être  pour  les  Mar¬ 
tiens  un  stimulant  au  travail, 

(A  suivre.) 


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N°  17.  Feuilleton  du  Populaire.  20-S-S6 


■ 

■ 


Alexandre  Bogdanov 


ROUGE 


T raduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


■  ■ 
■ 
■ 
■  ■ 


Manuscrit  de  Léonide 

DEUXIEME  PARTIE 
I.  —  CHEZ  ME.Y\1 
Dans  le  cabinet  de  Menni,  beau-r 
coup  de  livres  et.  divers  instruments 
pour  écrire,  depuis  lés:  'simples 
crayons  jusqu'aux  dictapiiones.  te 
dernier  appareil  est  fait,  d’un  méca¬ 
nisme  compliqué  grâce  auquel  l  en- 


llllHnimillipiliiHMiüHHÜMIflülflRlüWüllHIil'HiiriKI'HI'BlllItKM'üiMüHiWüllHlüH  IlUiHIliiBIlinliliBHlillHilHIlilMIIIHIllHlïlHIliMiSIHiliiSlii'IHIiliHilHIliiBllliBIIIIBIIIinillHlIHIKHIiüHlIHÜIüHiHim 


registrement  du. phonographe  trans-  maladie. et'  le  mécontentèrent  .gro.n- 
met  par  un  leyiër  dé  machine  a  j  dàit  parmi  les  survivants.  Àü  '-ma*- 

t  X.-.  _ ’  c.  u  - 


écrire  la  prononciation  précise  des 
mots.  Ainsi, 1  on  bbtierit  une  traduc¬ 
tion  exacte  du  texte  dans  l’atphabet 
ordinaire.  En  outre  ,1e.  phonogram¬ 
me  se  conserve  en  son  entier  de 
sorte  quson  puisse  l'ùtilisër  dè  même 
en  traduction  imprimée,  selon  ce  qui 
Sèthble  le,  plus  pratique.  .Ç< 
Aü-dess-us'de  .la  tàl)le  à  écrire,,  était 
suspendu  le  portrait  J, 'd’un  Martien 
d’âge  moyen.  J>s- traits -  dû  ;visâgç 
rappelaient  fbrteirieml.  ceux/de  Meri- 
ni/rnais  s’en  différenciaient  par.  une 
expression  d’énérgie  sévère  et  de 
froide  résolution,  presque  terrible  et 
fort  étrangère  à  celle  de  Menni  qui 
reflétait  toujours  urie  volonté  câline 
et  sûre.  M'emti-  nie  raconta:  ['histoire 
de  cet  homme.  .  / 

.‘C’élnil.  un  de  ses  ancêtres,  grand 
ingénieur.  II.  .avait  vécût  longtemps 
avant  la  révolution  sociale/ à  l’épo¬ 
que  du  percement,  des  grands  canaux; 
ces  travaux  grandioses  furent  orga¬ 
nisés  d’après’ ses  plans  et  exécutés 
sous  sadirection.Son  premier,  cqllabo- 
ratéur,  envieux  de  sa  gloire  et  de  sa 
puissance,  ourdit  une  intrigue  contre 
lui.  'Un  'dés  canaux  principaux;  au¬ 
quel  travaillaient  quelques  centaines 
de  milliers  d’hommes,  traversait  lé? 
marécages  d’une  région  :  insalubre- 
Des  milliers  d  ouvriers  mouraient  de 


ment  même  où  rjngëpieùr  en  chef 
était  •  en  p o unp a  r  1  er  s-a  vec-l  e  gouver¬ 
nement  au  sujet  des  pensioüs  à  accor¬ 
der  aux  familles  des  victijriës,  et:  à 
ceux  qui  avaient  perdu,  leur  capa¬ 
cité  ;  de  travail,  son  .  premier  collar 
borateûr  fit.  de;  l’agitation  parmi  les 
mécontents  :  il  les  incita  à-  se  imeitre 
en  grève  eti  à  "exiger  lejiransffrt  /dés 
travaux  ailleurs  ^revendication  ir¬ 
réalisable  .  car  elle  teût  icontrecarré 
ioufc.le  plan  des  .grands- trgvpux)  .et 
là  dénnssison  de.'i’îngéhieprj  eh  chef, 
ce  qui  était  évidemment  .  pofesible. 
Qw.and  céltit-cj  fut  informai  il  invita 
étiez'  lui  son  çollaborâlëur  a.  s'expli¬ 
quer  et  je  tua  sur  placé/ Au  procès, 
l’ingéniéiir  se  refusa  à  -toute  espèce 
dè  défense  et  déclara,  seulement  qn’jl 
estimait  son  acte  juste  et  indispen¬ 
sable;  On  le  condamna;  à'dèno’iribreu- 
ses  années  de  prison.  '  • 

;  Mais  il  s’avéra ‘  bientôt  q'u’aUcun 
des  ingénieurs,  n’était  de  taille,  à  di¬ 
riger  l’organisation*  colossale  'des 
travaux;, les  malentendus  commen¬ 
cèrent,  lés  désordres,  lés  dilapida¬ 
tions,,  tout  le  mécanisme  de  l'affairé 
?e  détraqua,  les.  dépensés  s’accrurent 
de  ■.centaines  de  millions  e  t  le/niécon- 
teivtemenl-  des  ouvriers  -menaçait  dé 
tourner  à-  l’imsèrrèctiphs  Lè'-gôüver- 
némen’t-  se  hâta'  dé :  s'adresser-  à !  l’an¬ 


cien  ingéneur,  on  lui  proposa  la 
grâce  et  "la-  réintégration  dans  ses 
fonctions.  II -refusa  résolument  toute 
grâce  mais -consentit  à  diriger  de  la 
prison  les  travaux. 

Ties  inspecteurs  désignés,  par  lui 
éolajrcirenf  rapidement  sûr  place  la 
situation,  :  à  la  .suite  de. quoi,  des. mil¬ 
liers  dungéniéiirs  et  d’ent  repreneurs, 
congédiés  j  passèrent,  ep  jugemènt.Les 
àâlaSrésv furent-  augmenté*,  t’appro- 
visiohnerpent  de*  travailleurs  en 
aourriture*:ëè  :h’abits  è,l  en  oiitils  -  r.é- 
tirgâni&é,  les  plans  des  lraya.ux  re¬ 
vu  s”  :ét  corrigés.  Bientôt,  lordr*  : 
trouva  pieftiëiiïenl  .•rétabli*  et .  lîénbr- 
(vift  mécanisme  ’rétriis  en  .  marche, 
exactement  'commé’  "un  outil  docile 
entre  leà  mains  d’un  maitrerarüsan. 

Le /maître  ne  dirigeait  pas  àeulêr 
méiii;  Coûte  ■•l’entreprise;  il  élaborait 
je  plan  de*  travaux  à  venir  et,  en  mè¬ 
mè  temps,’.  formait,  en  la  personne 
d’.un  ingénieur  énergique,  un  rempla¬ 
çant  sorti  dû  milîeû  ouvrier.  A  l’expi- 
ratîon/de’  sa’  peiné,  'tout  avait  été  si 
bien  préparé  .que.  le  maitçeûngénieur 
jugea  .possible , de  confier  sans  dan- 
géitj'cfeüîfi'e  à’ d’autres  mains.  Au  mo- 
mentf  . unième  où  le  premier  ministre 
vint,  g  la?  prison  pour. le  libérer,  l’in¬ 
génieur. én  chef  se -.suicida. 

Quand  -Menni  me  raconta  tout  cela, 
son :  visage  èhangèa ’  étrangement/;  ,j’ÿ 
voyais  cette  expression  dé’  rlgiïeùr 


inflexible  qui  le  faisait  ressembler 
tout  à  fait  à  son  ancêtre.  Et  je  sen¬ 
tis  combien  lui  était  proche,  cet 
homme  mort  depuis  plus  de  cent  an*. 

La  chambre  des  communications 
était  la  pièce  centrale  de  l’étage  in¬ 
férieur.  De*  téléphones  et  des  appa¬ 
reils  d’optique  correspondant?  trans- 
i’neltaiênt  a  n’importe  quelle  distan¬ 
ce’  l’image,  de  ce  qui  se  passait,  de¬ 
vant  eux.  Quelques-uns .  des  instru¬ 
ment*  -reliaient. l'habitation  de  Men¬ 
ni  à  la  Station’ des  Cohiinuni-eàtions 
et,  de  là,  à  toutes  les  maisons  de  la 
ville  et  à  toutes  les  villes  lie  la  pla¬ 
nète.  D'autres  servaient  de  liens  avec 
le  laboratoire  souterrain  que  diri¬ 
geait.  Menni  ;  ils  étaient .cnnlinuelle- 
iuenL  en  activité  :  sur  quelques  pla¬ 
qués  finement  quadrillées,  on  voyait 
en  petit  dés  salles  claires  où  se  trour 
.vaient  de  grandes  machines  métalli¬ 
ques,  des  appareils  de  verre  et.  de¬ 
vant,  de*  dizaines  et  des  centaines 
de  travailleurs.  Je  priai  Menni  de 
m'emmener  avec  lui  au  laboratoire. 

;  —  C’esl  difficile,  répondil-il.  On- se 
livre  ià-bas  à  des  travaux  sur  la 
matière  dans  ses  états. instables,  et 
aussi  restreints  que  soient  les  ris¬ 
ques  d’explosioh  ou  d’inloxicalipn 
par  lés  rayons  invisibles,  le  danger 
existe  en'dépit  dé  toutes  nos  précau¬ 
tions. 'Tous  ne  devez  pas  vous  expo¬ 
ser  parce  que,  vous  êtes  unique  chéz 


nous  et  qu’il  n'y  aurait  personne 
poilr,  yoùS;  remplacer.  ’  /  - 

Dans  le  laboratoire  personnel ,  de 
M  enni  se. trou  valent  toujours  le*  ap¬ 
pareils  et -les  matériaux  :se  rappor¬ 
tant  exclusivement,  à  se?  recherches 
du  moment:  v  ;<-■->  : 

Dans  Je  couloir  -d-e.  l’étage  *  inté¬ 
rieur,  une  nacelle  aérienne  élait 
suspendue  ail  plafond  ;  on'  pouvait’  à 
tout’ moment  y  prendre  place  pour  Se 
diriger .n’imlpdfcte, où.  , "' \ 

—  Où  habite  Nètti  ?  demandai-je 
à  Menni.,  ■  >  ■  ■  .  *‘ 

u—  Dans  -la  grande  ville  k  deux 
heures  pâivlâ*  voie  des  a  irs.  Tl  ;  s’y 
trouve  une  usine  de  construction  de 
machines  qui  occupe  quelques  dizai¬ 
nes  de  niiiMiérsi'-d’npvrieds/ G’ést;  là 
un  champ  d’expériénees  plus  vaste 
pour  les  recherches  médicales  de 
M  et  I  i.  fci-iïiênie,  nous  avons  un  autre 
médecin  . 

—  Me  sdra-t-il  intçrdit  de  visiter, 
à  l’occasion;  1  usine  des  machines  V- 

—  Naturellement,  non.  On  n’y 
court  aucup  danger.  Si  vous  voulez, 
nous  irons  ensemble  dè?’ demain.  , 

•  Ainsi  fut, fait.  . 

;  ;  II.  —.A  L’USINE  • 

Environ  cinq  cents  kilomètres  en 
deux  heures,  c’est  la  vitesse  du’  plus 
rapide  yoLde  faucon,  vitesse 'que  nos 
trains  'électriques  n’oût-  pas  encore 


atteinte-. -  En  bas,  d’étranges  paysa¬ 
ges /inconnus,  se  déroulent  en  inces¬ 
sante-  succession  ;  plu*  rapides,  en¬ 
core,’  dès-  Oiseaux  nous  frôlent,  tout 
aussi  étranges  et  inconnus.  Les 
rayons-  du  soleil  flamboient,  bleu* 
sur  les  loits  dés  maisons,  jauneS  sur 
les  coupoles  de  quelques  édifices. 
Les  rivières  .et  les  canaux  brillent, 
tels  !  des  rubans  d’acier  ;  mes  yeux 
sè -reposent  ’siir  eux  parce  qu’ils  sont 
tbut  k.  fait  semblables  à  ceux  de,  la 
Terre.  !  Voici  une  ville  'immense  au 
loin,  elle  apparaît,-,  dressée  autour 
•i’un  -petit  lac  et  coupée  d  un  canal. 
La  nacelle  ralentit  sa  course  et  se 
Ijose.  légère. -auprès  d’une  jolie  rnat- 
soir  ;  celle  de  Netti. 

'•  Ueliii-ci  ’  était  chez  lui  et  nous 
acè-ueillil  avec  joie.  Il  prit  place 
dans  noire-  nacelle  et  nous  nous  diri- 
ge'cVmes  plus  loin  :  l’usine  était  en¬ 
core  k  quelques  kilomètres  de  l’au¬ 
tre  côté  du  lac. 

(A  suivrt.) 


ET 


SECTIONS,  MILITANTS 
MUNICIPALITES  DU  PARTI 


!  nti*  («mit ,  ut  di  tous  ufrnttr  «oui  t*u»  au. 

|-  :  llaru  et'  irai  faurniturei  dt  liknlrlt.  t.  ta 
LIBRAIRIE  POPULAIRE  Su  PARTI 
tui  itteeta  -  tous  •  saa  kCntfieu  I  la  »re»«jand» 
écrit*  da  «lira  éirtl. 

. .  ..4 


N°  18.  Feuilleton  du  Populaire.  21-8-36. 


S  Alexandre  Bogdanov  £ 


L'ETOILE 

ROUGE 


T  raduil  du  Tusse 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 


DEUXIEME  PARTIE 
II.  —  A  L’USINE 

Cinq  bâtiments  énormes,  disposés 
eu  forme  de  croix,  tous  de  même 
structure  :  une  voûte  de  verre  im¬ 
maculé  reposant  sur  quelques  di¬ 
zaines  de  sombres  colonnas  formant 
cercle  ou  ellipse  peu  étendue  ;  entre 


IIBPI 


'iBIilIBIlüBDlBIWIBIiHBDl 


mam 


l!iBl!!!BjlB!!!!BI!0Bli!IBIIIB!iliBi!i!BfB19 


l!iailllB!!!H 


IIIBII!l!BlilIB!!!!B!ll!B!!l!B!!!!BII!IB!!I 


l!!B!!l!BII!iB!lllBi!: 


les  colonnes,  les  mêmes  plaques  de 
verre  alternativement  mates  et 
transparentes,  constituent  le  mur 
Nous  nous  arrêtâmes  près  du  corps 
<ie  bâtiment'  central,  le  plu?  grand, 
devant  les  portes  qui,  de  colonne  en 
colonne,  occupaient  un  intervalle 
entier  de  dix  mètres  de  large  et 
douze  mètres  de  haut.  Le  plafond 
du  premier  étage  barrait  horizonta¬ 
lement  par  le  milieu  l’espace  de  la 
porte-;  quelques  doubles  rails  péné¬ 
traient  par  cette  porte  et  se  per¬ 
daient,  à  l’intérieur  du  bâtiment.. 

Nous  voguâmes  vers  la  moitié  su¬ 
périeure  de  la  porte  et,  assourdis  par 
le  bruit  des  machines,  atteignîmes 
le  deuxième  étage.  Toutefois,  ce 
n’était  pas  un  étage  indépendant  au 
sens  exact  du  mot  mais  plutôt  un 
réseau  dp  petits  ponts  aériens  entre¬ 
laçant  de  toutes  parts  de  formida¬ 
bles  machines  dont  la  structure 
m’était  inconnue.  A  quelques  mètres 
au-dessus,  un  autre  réseau  sembla¬ 
ble,  plus  haut  encore  un  troisième, 
un  quatrième,  puis  un  cinquième  ; 
tous,  faits  d’un  parquet  do  verre 
enserré  par  des  solives  de  .  fer,  re¬ 
liés  par  de  nombreux  ascenseurs  et 
d’escaliers,  et  chacun  plus  petit  que 
le  précédent 

Ni  fumée,  ni  suie,  ni  odeur,  ni  fine 
poussière.  Dans  une  atmosphère  pure 
et  fraîche,  les  machines  inondées 


d’une  lumière  tamisée  et  péné¬ 
trante  travaillaient  sur  un  rythme 
harmonieux  et  mesuré.  Elles  tran¬ 
chaient,  limaient,  rabotaient,  perfo¬ 
raient  d’énormes  morceaux  de  fer, 
d’aluminium,  de  nickel,-  de  cuivre. 
Les  leviers,  semblables  à  de  gigan¬ 
tesques  mains  d’acier,  se  mouvaient 
régulièrement  et  doucement:  j'i. , 
grandes  plates-formes  allaient  d’a¬ 
vant  en  arrière  avec  une  exactitude 
.élémentaire;  les  roues  et  les -cour¬ 
roies  de  transmission  semblaient, 
immobiles.  Ce  n'était  pas  la  force 
brute  du  feu  et  de  la  vapeur,  mai!? 
une  force  subtile  et  plus  puissante 
encore,  celle  de  l’électricité,  qui 
était  l'âme  de  cette  machine  redou¬ 
table. 

Le  bruit  même  des  machinés, 
quand  l’oreille  s’y  accoutumait, 
commençait  à  paraître  presque  mé¬ 
lodieux,  sauf  au  moment  où  tombe 
le  marteau-pilon  de  quelques  mil¬ 
liers  de  tonnes,  car  alors  tout  trem¬ 
ble  dans  un  coup  de  tonnerre. 

Des  centaines  d'ouvriers  allaient 
et  venaient  avec  assurance  entre  les 
machines  ;  ni  leurs  pas,  ni  leurs 
voix  n’étaient  perceptible?  dans 
celte  mer  de  bruits,  L'expression  des 
visages  ne  reflétait  aucun  effort,  pé¬ 
nible  mais  seulement  une  attention 
calme.  Ils  ressemblaient  à  des  obser¬ 
vateurs  compétents,  épris  de  scien¬ 


ce,  et  qui  ne  seraient  eux-mêmes 
pour  rien  dans  tout,  ce  qui  se  passe. 
Simplement,  il  était  intéressant  pour 
eux  de  voir  comment  d’énormes 
morceaux  de  métal  tombent  des  pla¬ 
tes-formes  mouvantes  sous  la  cou¬ 
pole  Vitrée,  dans  les  étreinte?  métal¬ 
liques  des  sombres  monstres  :  com¬ 
ment,  -ces  monstres,  ensuite,  les 
broient  dans  leurs  fortes  mâchoi¬ 
res,  les  agitent  de  leurs  pattes 
lourdes  et,  dures,;,  les  rabotent  et.  les 
percent  avec  leurs  griffes  brillantes 
et  acérées:  comment,  enlin,  les  dé¬ 
bris  de  ce  jeu  cruel  sont,  em¬ 
portés  d’un  autre  côté  du  bâti¬ 
ment  par  de -légers  wagon?  électri¬ 
ques,  sous  forme  d’accessoires  de 
machines  fini?  et  délicats,  à  destina¬ 
tion  énigmatique.  Il  paraissait  I ou I 
nature]  que  les  monstres  d’acier  ne 
louchassent  pas  aux  .petits  contem¬ 
plateur?  à  grands  yeux  qui  se  pro¬ 
menaient  de  confiance  parmi  eux  : 
r, ’élail  mépris  de  leur  faiblesse,  dé¬ 
dain  d'une  prise  trop  minime  et 
indigne  de  la  force  terrible  des 
géants.  Il  y  avait  lâ  des  fils  invisibles 
et  insaisissables  qui  reliaient  le  ten¬ 
dre  cerveau  des  hommes  aux  or¬ 
gane?  indomptables  de  la  machine. 

Quand  nous  sortîmes  enlin  de 
l’usine,  le  technicien  qui  nous  con¬ 
duisait  demanda  si  nous  désirions 
visiter  de  suite  les  autres  bâtiments 


|  et  les  dépendances,  ou  si  nous  préfé- 
[  rions  nous  interrompre  pour  pren¬ 
dre  du  repos.  J’optai  pour  l’inter¬ 
ruption. 

—  J’ai  vu  le?  machines  et  les  ou¬ 
vriers,  (lis-je,  mais  je  ne  nie  repré¬ 
sente  .nullement  l’organisation  du 
travail.  C'est  à  ce  sujet  que  je  vou¬ 
drais  vous  questionner. 

En  guise  de  réponse,  le  technicien 
nous  mena  vers  une  poliie  construc¬ 
tion  de  forme  cubique,  située  entre 
!o  bâtiment  central  el  l’un  des  b⬠
timents-  d’angle.  Il  y  avait,  trois 
constructions  semblables  disposées 
de  la  même  façon.  Leurs  murs  noirs 
étaient  couverts  de  bl-illants  signes 
blancs  qui  représentaient  les  la- 
bleaux  statistiques  du  travail.  Je 
connaissais  déjà  suffisamment  la 
langue  pour  les  déchiffrer.  Sur  l’un, 
marqué  du  numéro  1,  il  était  ins¬ 
crit  : 

«  La  fabrication  des  machines  dis¬ 
pose  d’un  excédent  de  968.757  heu¬ 
res  de  travail  chaque  jour,  dont 
11.325  heures  de  spécialistes  expé¬ 
rimentés. 

«  Dans  cette  usine,  l’excédent  est 
de  753  heures,  dont  29  de  spécialis¬ 
as  expérimentés. 

«  Les  entreprises  suivantes  ne 
manquent  pas  de  main-d’œuvre  : 
agricoles,  charbonnières,  chimiques, 
terrassements...  »,  etc. 


Différer, Is  secteurs  du  travail 
étaient  énumérés  par  ordre  alphabé- 
I  ique. 

Sur  ic  tableau  numéro  2  on  lisait  : 

«  La  fabrication  des  vêlements  a 
encore  un  besoin  journalier  de 
392.085  heures  de  travail,  dont 
21.380  heures  de  mécaniciens  expé¬ 
rimentés  poqr  machines  spéciales  et. 
7.852  heures  d’organisateurs  spécia¬ 
lisés. 

«  La  fabrication  des  chaussures 
a  besoin  de  79.300  heures,  dont...  », 
etc. 

«  Institut  de  comptabilité  :  3.078 
heures...  »,  etc. 

Le  contenu  des  tableaux  3  et  4 
était  Je  même.  Dans  la  liste  des  sec- 
leurs  du  travail,  on  trouvait  ceux 
de  l’éducation  des  enfants  en  bas 
âge,  de  'l’éducation  des  enfants  d’⬠
ge  moyen,  de  la  médecine  des  villes, 
de  la  médecine  des  districts  ruraux 
et  ainsi  de  suite. 

—  Pourquoi  l’excédent  de  travail 
n’est-il  indiqué  avec  précision  que 
dans  la  fabrication  dos  machines  et 
le  besoin  de  main-d'œuvre  noté  par¬ 
tout.  avec  de  tels  détails  ?  deman¬ 
dai-je. 

—  C’est  très  -compréhensible,  ré¬ 
pondit  Memii  :  il  faut  au  moyen 
des  tableaux,  influencer  la  réparti¬ 
tion,  dû  travail;  pour  cela,  il  est  in¬ 
dispensable  que  chacun  puisse  voir 
où  manque  la  main-d’œuvre  et  dans 


IBIiliBllliBIIIIBIÜIBIIliBlIlIBIIIIBililBIiHIllIfllIüBl'IBIIlIB 

j  quelle  mesure.  Avec  des  dispositions 
identiques,  ou  à  peu  près  égales, 
pour  deux  emplois,  un  lunnme  choi¬ 
sit  celui  d’entre  eux  où  la  pénurie 
de  travailleurs:  est-  Inclus-  forte.  I! 
suffit  d  avoir  les*  données  exactes 
sur  l’excédent  de  travail  là  où  il  se 
fait  sentir,  afin  que  chaque  ouvrier 
dans  ce  domaine  puisse  consciem¬ 
ment  tenir  compte,  et  du  degré  de 
l'excédent,  et  du  degré  de  son  in¬ 
clination  à  changer  d’emploi. 

Pendant  que  nous  causions  de  la 
SfR'le,  je  remarquais  que  quelques 
chiffres,  disparus  du  (aideau,  étaient 
immédiatement  remplacés  par  d'au¬ 
tres.  Je  demandais  ce  que -cela  si¬ 
gnifiait. 

—  Lés  chiffres  changent  à  cha¬ 
que  heure,  expliqua  .Menai.  En  une 
heure,  quelques  milliers  .d'hommes 
ont  pu  exprimer  le  désir  de  passer 
d’un  travail  à  un  nuire.  Le  méca¬ 
nisme  de  statistique  .centrale  enre¬ 
gistre  cela  constamment  et  une 
transmission  électrique,  répand  ses 
communications  heure  par  heure. 

—  Mais  de.  quelle  ma’nière  la'sta- 
tisfique  centrale  établit-elle  ses 
chiffres  d’exrédent  ou  de  défaut  de 
main-d’œuvre  ? 


(A  suivre.) 


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■llIlBIlilBIIlBItlIBMBIIliBIIIIBIII 


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IllüBiUa'lüBlÜIBiBIlüBI!!! 


înaiiüBiinaiiii 


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inaaiiüBiü 


N°  19.  Feuilleton  du  Populaire.  22-8-36 


■ 

■ 

■ 

■ 

L' 

_ ■ 

H 

Alexandre  Bogdanov  ■ 

ETOILE 

_ _ : _ > 

RO 

UGE 

■ 

T  raduit  d  u  russe 

■ 

■ 

■ 

■ 

■ 

■ 

par  Colette  Peignot 

■ 

■ 

■ 

■ 

■H 

Manuscrit  de  Léonide 


DEUXIEME  PARTIE 
II.  -  A  L’USINE 

—  L’institut  de  comptabilité  a 
partout  des  agences  qui  se  tiennent 
au  courant  du  mouvement  des  pro¬ 
duits  dans  les  entrepôts,  du  rende¬ 
ment  de  toutes  les  entreprises  et 
ges  variation?  qui  s’y  accomplis¬ 


sent  dans  l’effectif  du  personnel. 
Par  ce  moyen,  on  sait  exactement 
ce  qu'il  faut  produire  et  quelles 
quantités,  dans  un  dé'ai  déterminé, 
ainsi  que  le  nombre  d'heures  de  tra¬ 
vail  exigées  à  cet  effet.  Ensuite,  il 
incombe  à  l'institut  de  calculer, 
pour  chaque  secteur  du  travail,  la 
différence  entre  ce  qui  est  et  ce  qui 
devrait  être,  afin  d’en  donner  con¬ 
naissance  partout.  I/afflux  des  vo¬ 
lontaires  rétablit  ailors  l’équilibre. 

—  Mais  la  consommation  des  pro¬ 
duits  n’est-elle  limitée  en  rien  ? 

—  En  rien,  absolument.  Chacun 
prend  ce  dont  il  a  besoin  et  dans  la 
quantité  voulue. 

—  Et  l’on  n’exigo  rien  qui  res¬ 
semble  à  de  l’argent  V  Aucun  témoi¬ 
gnage  de  la  somme  de  travail  ac¬ 
compli  ou  à  accomplir,  ou  quoi  que 
ce  soit  de  ce  genre  ? 

■  —  Rien  de-  tel.  Môme  sans  mon¬ 
naie,  il  n’y  a  jamais  chez  nous  in¬ 
suffisance  de  travail  libre  :  le  tra¬ 
vail  est  un  besoin  naturel  de  l’hom¬ 
me  social  évolué  et  tous  les  aspects, 
masqués  ou  apparents,  de  la  con¬ 
trainte  au  travail  sont  absolument 
superflus  pour  nous. 

—  Mais  si  la  consommation  n'est 
limitée  en  rien,  n’est-elle  pas  sujet¬ 
te  à  des  oscillations  brusques  sus¬ 
ceptibles  de  renverser  toutes  les 
données  statistiques  ? 


—  Evidemment  non.  Il  se  peut 
qu’un  homme  en  particulier  se  met¬ 
te  à  manger  de  telle  ou  telle  nour¬ 
riture  en  quantité  deux  ou  trois 
foi,s  plus  grande  que  d'habitude,  ou 
veuille  changer  dix  fois  de  costu¬ 
me  en  dix  jours;  mais  une  société 
de  trois  milliards  d’individus  n’est 
pas  exposée  à  de  telles  variations. 
V  une  aussi  large  échelle,  les  écarts 
d'un  côté  et  de  l’autre  se  compen¬ 
sent,  les  grandeurs  moyennes  va¬ 
rient  très  lentement,  d’une  manière 
strictement  continue. 

—  Ainsi,  votre  statistique  fonc¬ 
tionne  pour  ainsi  dire  automatique¬ 
ment  :  de  simples  calculs,  rien  de 
plus  ? 

—  Mais  non.  les  difficultés  sont 
très  grandes.  L’institut  de  compta¬ 
bilité  doit  suivre  de  près  les  nouvel¬ 
les  inventions  et  les  changements 
des  conditions  naturelles  de  produc¬ 
tion.  pour  les  escompter  avec  préci¬ 
sion.  Met-on  en  usage  une  nouvelle 
machine  ?  Bile  exige  de  suite  un  dé¬ 
placement  de  main-d'œuvre,  tant 
dans  le  secteur  où  elle  est  utilisée 
que  dans  la  construction  des  machi¬ 
nes  et,  parfois,  dans  la  fabrication 
du  matériel  dpsliné  à  l’un  et  l'autre 
secteur.  Une  mine  est-elle  épuisée  ? 
De  nouvelles  richesses  minérales 
•sont-elles  découvertes  V  Une  fois  de 
plus,  déplacement  de  main-d’œuvre 
dans  toute  une  série  de  branches  de 


!  de  la  production  :  charbonnages, 
constructions  de  'voies  ferrées,  etc. 
11  faut  calculer  cela  depuis  le 
début,  sinon  tout  à  fait  exacte¬ 
ment,  au  moins  avec  une  approxi¬ 
mation  suffisante  ;  ce  n'est  pas 
du  tout  facile,  tant  que  l’on  n’a 
pas  les  données  de  l'observation,  di¬ 
recte. 

—  Devant  de  pareilles  difficultés, 
rernarquai-je,  il  est  indispensable 
d'avoir  constamment  quelque  excé¬ 
dent  de  travailleurs  en  réserve. 

—  Justement,  c’est  en  quoi  con¬ 
siste  le  prinrjnal  soutien  de  notre 
système.  Il  ÿ  a  deux  cents  ans,  quand 
le  .travail  "collectif  suffisait,  tant 
bien  que  mal,  à  satisfaire  tous  les 
besoins  de  la  société,  une  précision 
rigoureuse  était  indispensable  dans 
les  calculs,  et  la  répartition  du  tra¬ 
vail  ne  pouvait  môme  s'effectuer  en 
toute  liberté  :  il  existait  une  jour¬ 
née  de  travail  obligatoire,  dans  les 
limites  de  laquelle  on  ne  pouvait 
toujours  et  pleinement  compter  avec 
la  vocatioh  dès  camarades.  Mais 
chaque  invention,  tout  en  créant  à 
la  statistique  des  difficultés  tempo¬ 
raires,  allégeait  la  tâche  principale: 
la  transition  vers  une  liberté  illi¬ 
mitée  du  travail.  Au  début,  la  jour¬ 
née  de  travail  fut  écourtée,  ensuite 
apparut  dans  tout  les  Secteurs  de  la 
production  un  excédent  et  toute 
obligation  fut  définitivement  abolie, 


Remarquez  que  les  chiffres  indi¬ 
quant  le  manque  de  travail  sont  in¬ 
signifiants  pour  chaque  secteur  : 
milliers,  dizaines,  centaines  de  mil¬ 
liers  d’heures,  pas  plus.  Et  cela,  pour 
des  millions  et  des  dizaines  de  mil¬ 
lions  d'heures  dépensées  dans  ces 
mêmes  secteurs. 

—  Cependant,  le  manque  de  tra¬ 
vail  subsiste  aussi,  opposai-je.  Il  est 
vrai  qu'il  se  trouve  sans  doute  cou¬ 
vert  par  l’excédent  qui  le  suit.  Est- 
ce  bien  cela  ? 

—  Pas  seulement  par  l’excédent 
suivant.  En  réalité,  le  calcul  même 
du  travail  nécessaire  est  fait  de  tel¬ 
le  sorte  qu’au  chiffre  de  base  s’a¬ 
joutent  encore  quelques  quantités. 
Dans  les  domaines  les.  plus  impor- 
fants  pour  la  société,  dans  la  pro¬ 
duction  des  aliments,  des  vêtements, 
des  maisons,  des  machines,  ce  sup¬ 
plément  atteint  5  p.  100,  dans  les  do¬ 
maines  moins  importants.  1,2  p.  100. 
Ainsi,  les  chiffres  de  déficit,  inscrits 
sur  ces  tableaux  n’exprimem-ils,  en 
général,  qu’un  déficit  relatif,  et  non 
absolu.  Si  les  dizaines  et  les  centai¬ 
nes  de  milliers  d’heures  indiquées 
ici  n'avaient  pas  été  complétées,  ce¬ 
la  ne  signifierait  pas  encore  que  la 
société  souffre  du  manque  de  pro¬ 
duits. 

—  Combien  de  temps  chacun  tra¬ 
vaille-t-il  par  jour,  dans  cette  usi¬ 
ne,  par  exemple  ? 


BIIItBIlIlBIttlBIlliailIIBlIIlBIlIlBItlIBIIIIBItttBtilIBIIliBjütBI) 

—  La  plus  grande  partie,  deux 
heures,  une  heure  et  demie,  deux 
heures  et  demie,  répondit  le  techni¬ 
cien;  mais  il  arrive  que  ce  soit  plus 
ou  moins.  Ainsi,  le  camarade  qui 
dirige  le  marteau-  pilon  est  captivé 
par  sa  Lâche  au  point  de  ne  laisser 
personne  le  relayer  pendant  toute  la 
durée  d'ouverture  de  l’usine,  c’est- 
à-dire  six  heures  par.  jour. 

Je  convertis  mentalement  en  lan¬ 
gage  terrestre  tous  ces  chiffres 
martiens  selon  lesquels  la  journée 
est  un  peu  plus  longue  que  la  nôtre 
et  divisée,  en  dix  heures.  Il  appa¬ 
raissait  que  la  journée  normale  de 
travail  correspondait  à  quatre,  cinq, 
six  de  nos  heures  ;  et  la  plus  lon¬ 
gue,  à  quinze  heures,  c’est-à-dire, 
comme  chez  nous,  sur  la  terre,  dans 
les  entreprises  les  plus  exploiteuses. 

—  N’est-il  pas  nuisible  au  cama¬ 
rade  du  marteau-pilon  de  travailler 
si  longtemps  ?  questionnai-je.  ’ 

—  Jusqu'à  présent,  non,  répondit 
Netti.  Il  pourra  se  permettre  ce  luxe 
pendant  six  mois  encore.  Mais,  natu¬ 
rellement.  je  l’ai  prévenu  des  dan¬ 
gers  qu’implique  sa  frénésie.  L’un 
d'eux  est  l’éventualité  d'un  accès  de 
folie  qui,  avec  une  force  invincible, 
le  précipilerait  sous  le  marteau. 
L’année  dernière,  un  caç.  semblable 
s’est  produit  dans  cette  même  usi¬ 
ne,  avec  'un  autre  mécanicien,  lui 
aussi  amateur  de  sensations  fortes. 


Seul,  un  heureux  hasard  a  permis 
d’arrêter  le  marteau  et  d’empêcher 
le  suicide  involontaire.  La  soif  de 
sensations  fortes  n'est  pas  encore  en 
soi  une  maladie,  mais  risque  de  le 
devenir  dès  que  le  système  nerveux 
est  tant  soit  peu  ébranlé  par  le  sur¬ 
menage,  les  épreuves  morales  ou 
quelque  autre  maladie  accidentelle. 
En  général,  je  ne  perds  pas  de  vue 
les  camarades  qui  se  donnent  sans 
mesure  à  un  travail  uniforme,  quel 
qu’il  soit. 

—  Mais  le  camarade  dont  nous 
parlons  ne  devrait-il  pas  se  restrein¬ 
dre,  en  raison  de  l'excédent  constaté 
dans  la  production  des  machines  ? 

—  Evidemment,  non  !  s’exclama 
Meniii  en  souriant.  Pourquoi,  lui. 
précisément,  devrait-il  rétablir  l'é¬ 
quilibre  à  son  compte  ?  La  statisti¬ 
que;  n’oblige  personne  à  rien.  Cha¬ 
cun  la  prend  en  considération  selon 
ses  propres  supputations,  mais  ne 
peut  se  déterminer  nar  elle  seule.  Si 
vous  aviez  désiré  etre  embauché  à 
cette  usine,  on  vous  aurait  vraisem¬ 
blablement  trouvé  un  emploi,  et  la 
statistique  centrale  aurait  enregistré 
un  excédent  d'une  ou  deux  heures, 
en  tout  et  pour  tout.  La  statistique 
influe  sur  les  changements  massifs, 
mais  chaque  individualité  est  .libre, 

U.  suivre.) 


y 


|lUl^linMBIMlllMllli«il!MlllipillMHIMIIllBll1lBiniMll[MlilMini«liiMiLjlipmi«llllMllllMlilMlllliMlllliil!llM!li«[ilMI)IMlHlBli!lWllli[Wllll»lill«IIIWi|il«lllMlilMIIMIÜiMlllMi[llMli;!W 


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N*  20 

a. 

■ 

■ 

L’ 

feuilleton  du  Populaire. 

23-8-36 

■m 

i 

Alexandre  Bogdanov 

1:1011 

ROUGE 

8  T raduil  du  russe 
?  par  Colette  Peignot 

■ 

■  - 

■  ■H 

Manuscrit  de  Léonide 


DEUXIEME  PARTIE 
U.  -  A  L’USINE 

Durant,  cet  entretien,  nous  nous 
étions  suffisamment  reposés  pour 
aller  plus  loin  et  continuer  •  ia 
visite  de  l’usine.  Ménni  rentra  clie:: 
lui.  on  l’appelait,  au;  laboratoire.  ? 

Le  soir,  je  décidai  de  rester  -chez 


Nèlli  :  il: promit  de  m’emmener,  le 
jour  suivant,  à  la  «Maison  des  en¬ 
fants  »  où  sa  mère  était  l’une  des 
éducatrices. 

III.  -  LA  «  MAISON  DES  ENFANTS  » 

‘La  «  Maison  des  enfants  »  occu¬ 
pait' tout  lin  quartier  important,  le 
meilleur  de  la  ville,  peuplé  de  quin¬ 
ze  à-  vingt  mille  habitants.  En  fait, 
celle  population  se  composait  pres¬ 
que  exclusivement  d’enfants  et  de 
leurs  éducateurs-  Il  existe,  dans  tou¬ 
tes  les  grandes  villes  de  la  planète, 
de  semblables  établissements  qui, 
dans  bien  des  cas,  constituent  de  vé¬ 
ritables  villes  indépendants  :  c'est 
seulement  dans  de  petites  agglomé¬ 
rations  comme  celle  de  la  •« -  ville. chi- 
n.ique  »  (le  Menni  que  l’on  n’en  trou¬ 
ve  pas. 

De  grandes  maisons  à  déux  étages 
et  aux  habituels  toits  bleus  étaient 
disséminées  dans  des  jardins  agré¬ 
mentés  ne  ruisseaux,  d’étangs,  de 
terrains  de  jeux  et  de  gymnastique, 
de  plates-bandes,  de  fleurs  et  d’heiv 
bes  potagères,  de  maisonnettes  pour 
tes'  animaux  domestiques  et  les  oi¬ 
seaux...  Une  multitude  d’enfants  aux 
grands  yeux  et  d’on  ne  sait,  quel 
sexe  grâce  au  costume  identique 
pour  garçons  et ; filles---.  Il  est  vrai 
quer  parmi  les  Martiens  adultes  il 
est  également  difficile  de  distinguer 
les  hommes  des  femmes  d’après  le 


costume  qui  comporte  seulement 
quelque  différence  de  style.  Le  cos¬ 
tume  des  hommes  moule  davantage 
les  formes  du  corps,  celui  des  fem¬ 
mes  a  piulôt  tendance  à  les  mas¬ 
quer.  En  tout  cas,  la  personne  plutôt 
âgée  qui  nous  accueillit  à  la  des¬ 
cente  de  la  nacelle,  devant  ,  les  por¬ 
tes  d'une  des  plus  grandes  maisons, 
élait  à  n'en  pas  douter  une  femme, 
car  Net I i  en  l’embrassant  l’appela 
«  Maman  ».  Toutefois,  au  cours  de 
la  conversation  qui  devait  suivre,  il 
la  désigna  souvent  comme  toule  au¬ 
tre  camarade,  simplement  par  son 
nom  :  Nella. 

.  La  Martienne  connaissait  déjà 
l'objet  de  notre  visite.  Elle  nous 
amena  directement  à  la  «  Maison 
des  enfants  »  et  nous  fit  visiter  les 
sections,  à  commencer  par  celle  des 
aînés,  limitée  par  l’adolescence.  Les 
petits'  monstres  se  joignirent  à  nous 
en  chemin  et  nous  suivirent  en  ob¬ 
servant,  de  leurs  yeux  immenses  et 
avec  intérêt  l’homme  d’une  autre 
planèle  :  ils  savaient  bien  à  quelle 
espèce  d'humanité  j’appartenais  et 
quand  noiis  fîmes  le  tour  des  derniè¬ 
res  sections,  une  troupe  entière  nous 
accompagnait,  bien  que  la  majorité 
fut  dispersée  dans  les  jardins  dès  le 
.matin. 

Environ  trois  cents  enfants  de 
tous  âges  habitaient,  cette  maison. 
Je  demandai  à  Me  lia  pourquoi  tous 


IlilIBIlIBlIilB'lilBIIiIBlilIBIIlIBlilIBIIIIBIIliBllliBlIBlilIBlIia 

les  âges  se  trouvaient  mélangés  et 
non  séparés,  chacun  dans  .une  maison 
particulière,  ce  qui  faciliterait  con¬ 
sidérablement  la  division  du  travail 
entre  éducaleurs  et  simplifierait 
leur  lâche- 

—  Une  telle  organisation  rendrait 
impossible  l’éducalion  réelle,  me  ré¬ 
pondit  Nella.  Pour  recevoir  une  édu¬ 
cation  sociale,  tes  enfants  doivent, 
vivre  en  société  et  acquérir  l’expé¬ 
rience  et  la  connaissance  de  la  vie, 
surfont  les  uns  par  les  autres.  Iso¬ 
ler  un  âge  d'un  autre,  signifierait 
créer  pour  chaque  un  milieu  vital 
exclusif  et  étroit,  dans  lequel  le  dé¬ 
veloppement  de  l’homme  futur  s’ac¬ 
complirait  par  trop  uniformément, 
avec  lenteur  et  monotonie.  La  dif¬ 
férence  d'âge  donne  plus  de  champ 
à  l’activité  directe.  Les  aînés  des 
enfants  sont  nos  meilleurs  auxiliai¬ 
res  auprès  des  plus  jeunes.  Non  seu¬ 
lement  nous  mélangeons  sciemment 
les  âges  les  plus  divers,  mais  nous 
nous  efforçons  de  rechercher  pour 
chaque  maison  d’enfants  des  éduca¬ 
leurs  d'âges  variés  et  de  spécialités 
pratiques  différentes. 

—  Toutefois,  dans  cette  maison, 
les  enfants  sont  répartis  par  section 
correspondant  à  leur  âge  ;  cela  sem¬ 
ble  en  désaccord  avec  ce  que  vous 
dites. 

—  Les  enfants  se  rassemblent  par 
sections  pour  dormir,  dé.jeunér,  sou¬ 
per  ;  là.  il  n’est  pas  nécessaire  de 


mélanger  les  âges.  Mais,  pour  les 
jeux  et  les  travaux  il  se  groupent  tou¬ 
jours  comme  il  leur  plaît.  Lorsque 
des  cours  littéraires  ou  sci.entifiqyes 
ont  lieu  pour,  les  enfants  d’une  secr 
tion,  1'audiloire  se  compose  égale¬ 
ment  de  nombreux  enfants  de  toutes 
les  autres  sections.  Ils  choisissent 
eux-mêmes  leur  société  et  aiment,  à 
fréquenter  des  camarades  d’un  autre 
âge  que  le  leur,  surtout  des  adul¬ 
tes: 

—  Nella  !  dit  à  ce  moment  un  ga¬ 
min,  se  détachant  de  la  troupe  :  Esta 
a  emporté  ma  barque  que  j'ai  faiOri- 
quée  moi-même  ;  prends  la  barque 
et  rends-la  moi. 

—  Où  est-elle,  Esta  ?  demanda 
Nella. 

—  Elle  est  allée  à  l'étang  pour 
mettre  la  barque  à  l’eau,  exphqua 
l’enfant. 

—  Eh  bien  !  je  n’ai  pas  le  temps 
d’aller  là-bas  maintenant  ;  qu’un  des 
aînés  aille  donc  avec  (ni  pour  con¬ 
vaincre  Esta  de  ne  pas  le  faire  de 
peine.  Mais  le  mieux  serait  d’y  aller 
tout  seul  et  de  l’aider  à  mettre  la 
barque  à  l’eau  ;  il  n'y  a  rien  d’éton- 
nant  à  ce  que  la  barque  lui  ait  plu 
si  elle  est  bien  faite. 

L’enfant'  partit  et  Nella  s’adressa 
aux  autres  : 

—  El  vous,  enfants  !  vous  feriez 
bien  de,  nous  laisser  seuls.  Ce  n’est 
pas  très  agréable  pour  l’étranger  d’ê¬ 


tre  ainsi  examiné  par  cent  yeux  écar- 
qui liés.  Imagine,  Elvi,  gu’une  pareil¬ 
le  foule  d’étrangers  te  regarde  atten¬ 
tivement.  Que  ferais-tu  ? 

—  Je  me  sauverais,  déclara  brave¬ 
ment  le  plus  proche  de  ta  bande, 
interpellé. 

Et  tous  les  enfants  de  se  disper¬ 
ser  à  la  minute  même  avec  des  ri¬ 
res.  Nous  entrâmes  dans  le  jardin. 

—  Oui,  voyez  quelle  est  la  force 
du  passé,  dit  en  souriant  l’éducatri¬ 
ce  :  il  semble  que  le  communisme 
soit  total  chez  nous  et  qu’il  n’y  ait. 
■  presque  jamais  rien  à  refuser  aux 
enfants;  où  donc  prennent-ils  ce  sen¬ 
timent  de  propriété  individuelle  V 
Un  enfant  arrive  et  dit  :  «  ma  » 
barque,  que  j’ai  faite  «  moi-même  ». 
Et  cela  arrive  très  souvent,  parfois 
ils  en  viennent  aux  coups...  Il  n'y  a 
rien  à  faire,  c’est  la  loi  universelle 
de  la  vie  :  l'évolution  de  l’organisme 
répète  succinctement  l’évolution  de 
l’aspect  de  même  que  l’évolution  de 
la  personnalité  répète  celle  de  la  so¬ 
ciété.  L’auto-détermination  de  l’en¬ 
fant  moyen  ou  grand  a,  dans  la  plu¬ 
part,  des  cas,  un  caractère  confusé¬ 
ment  individualiste.  L’approchp  de 
la  puberté  accentue  encore  cçtte 
nuance.  C’est  seulement  au  cours  de 
l’adolescence  que  le  milieu  social 
actuel  triomphe  en  définitive  des 
vestiges  du  passé. 


—  Mais,  faites-vous  connaître  aux 
enfants  ce  passé  ?  demandai-je. 

—  Naturellement  ;  et  ils  aiment 
beaucoup  les  conversations  et  les 
récits  sur  l'ancien  temps.  An  début, 
ce  sont  pour  eux  de  beaux  contes  un 
peu  étranges  d’un  monde  lointain. 
Cependant,  les  tableaux  de  combats 
et,  de  violences  éveillent,  dans  la  pro¬ 
fondeur  alavique  des  instincts  d’en¬ 
fants,  de  troubles  résonances.  C’est 
seulement  par  la  suite,  lorsqu’il  a 
surmonté  en  lui-même  les  vestiges 
vivants  du  passé  que  l’enfant  ap¬ 
prend  à  concevoir  la  chaîne  au 
temps.  Les  récits  imagés  deviennent 
pour  lui  la  réalité  de  l’histoire  et 
s’insèrent  dans  les  chaînons  vivants 
de  la  continuité  historique. 

Nous  allions  par  les  allées  d’un 
vaste  jardin.  De  temps  en  temps, 
nous  croisions  deS  groupes  d’enfants 
occupés  à  des  jeux  :  creusement  de 
fossés,  travaux  manuels,  construc¬ 
tions  de  cabanes  ou  simples  conver¬ 
sations  animées.  Tous,  s’en  venaient 
autour  de  moi,  mais  personne  ne 
nous  suivait  :  ils  étaient  prévenus. 
La  majorité  des  groupes  rencontrés 
étaient  d'âges  mélangés,  il  s’y  trou¬ 
vait  même  un  ou  deux  adultes. 

—  Il  y  a  beaucoup  d’éducateurs 
dans  votre  maison,  remarquai-je. 

» 

(A  suivre.)] 


4 


N°  21.  Feuilleton  du  Populaire.  24-8-36. 


K  Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 

ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 


DEUXIEME  PARTIE 
ni.  -  LA  «  MAISON  DES  ENFANTS  » 

_ Oui,  surtout  si  l’on  compte  par  ¬ 
mi  eux  les  enfants  plus  âgés.  Mais 
nous  avons  seulement  trois  éduca¬ 
teurs  spécialisés.  Les  autres  adultes 
que  vous  voyez  sont,  pour  la  plupart, 
des  mères  et  des  pères  qui  habitent 


chez  nous  provisoirement  auprès  de 
leurs  enfants,  ou  des  jeunes  gens  qui 
désirent  étudier  la  question  de  l’é¬ 
ducation. 

—  Comment  ?  tous  les  parents  qui 
le  désirent  peuvent  habiter  ici  avec 
leurs  enfants  ? 

—  Oui,  bien  enlendu,  et  certaines 
mères  vivent  ici  quelques  années. 
Mais  la  plupart  viennent  de  temps 
à  autre  pour  une  semaine,  deux  se¬ 
maines,  ou  un  mois.  Les  pères  vien¬ 
nent  plus  rarement  encore.  Dans  no¬ 
tre  maison,  il  y  a  en  tout  soixante 
chambres  particulières  pour  les  pa¬ 
rents,  et  pour  les  enfants  qui'  re¬ 
cherchent  la  solitude.  Je  ne  me  sou¬ 
viens  pas  que  ces  chambres  aient 
jamais  fait  défaut. 

—  Alors,  les  enfanls  aussi  se  refu¬ 
sent  parfois  à  vivre  dans  des  locaux 
communs  ? 

—  Oui,’  les  plus  âgés  préfèrent 
souvent  vivre  seuls.  Là  se  manifeste 
en  partie  cet  individualisme  illimi¬ 
té  dont  je  vous  parlais,  en  partie  une 
simple  tendance  à  écarter  tout  ce 
qui  distrait  et  disperse  l’attention 
des  enfants  enclins  à  approfondir 
des  études  scientifiques.  Parmi  les 
adultes,  ceux  qui.  chez'  nous,  sont 
absorbés  par  des  recnerches  scienti¬ 
fiques  ou  des  créations  artistiques 
aiment  aussi  à  vivre  séparémenl. 

A  ce  moment,  devant  nous,  dans 


une  prairie,  nous  remarquâmes  un 
enfant  de  six  à  sept  ans  qui,  bâton 
en  main,  pourchassait  une  bête. 
Nous  accélérâmes  le  pas,  l’enfant  ne 
fit  pas  attention  à  nous.  Gomme 
nous  l’approchions,  il  atteignait  sa 
proie,  une  sorte  de  grande  grenouil¬ 
le  à  laquelle  il  asséna  un  fort  coup 
de  bâton.  L’animal  se  traîna  lente¬ 
ment  dans  1  herbe  avec  une  patte 
brisée. 

—  Pourquoi  as-tu  fait  cela,  Aldo  •' 
demanda  Nella  avec  calme. . 

—  Je  ne  pouvais  pas  arriver  à  l’at¬ 
traper,  elle  se  sauvait  tout  le  temps, 
expliqua  le  garçon. 

—  Et  sais-tu  ce  que  tu  as  fait  ? 
tu  as  fait  du  mal  à  la  grenouille,  tu 
lui  a  cassé  la  patte.  Donne  ton  b⬠
ton,  je  vais  t'expliquer  cela. 

Le  petit  garçon  donna,  la  canne  à 
Nella  et,  d’un  mouvement  rapide, 
celle-ci  lui  frappa  violemment  la 
main.  Le  garçon  jeta  un  cri. 

—  Gela  te  fait  mal,  Aldo  ?  deman¬ 
da  l’éducatrice,  toujours  aussi  cal- 
nie 

—  Très  mal,  méchante  Nella  !  ré- 
pondit-il. 

—  Et  tu  as  frappé  la  grenouille 
plus  fort  encore.  Je  t’ai  seulement 
égratigné  la  main  et  tu  lui  as  cassé 
la  patte.  Non  seulement,  elle  souffre 
beaucoup  plus  que  toi,  mais  elle  ue 
peut  maintenant  ni  courir,  ni  sauter, 


elle  ne  pourra  plus  trouver  sa  nour¬ 
riture  et  mourra  de  faim;  ou  bien, 
de  méchantes  bétes  la  mordront  sans 
qu’elle  puisse  se  défendre.  Que  pen¬ 
ses-tu  de  cela,  Aldo  ? 

L’enfant  restait  là,  silencieux,  des 
larmes  de  douleur  aux  yeux  et  te¬ 
nant,  de  sa  main  valide,  la  main 
meurtrie.  Puis,  il  devint  pensif  et 
dit  : 

—  Il  faut  réparer  sa  patte. 

—  Voilà  qui  est  vrai,  dit  Netti. 
Tu  vas  voir,  je  vais  t’apprendre  com¬ 
ment  il  faut  faire. 

Ils  saisirent  immédiatement  l’ani¬ 
mal  blessé  qui  se  traînait  à  quelques 
pas  de  là.  Netti  sortit  son  mouchoir, 
lo  coupa  en  bandes,  et  Aldo,  sur  ses 
indications,  lui  apporta  quelques  fi--- 
nés  brindilles.  Ensuite,  tous  deux, 
avec  le  sérieux  de  vrais  enfants  ab¬ 
sorbés  par  une  affaire  très  grave,  se 
mirent  à  fixer  un  bandage  solide  sur 
la  patte  de  la  grenouille. 

Bientôt,  Netti  et  moi,  nous  nous 
disposâmes  à  rentrer  à  la  maison. 

—  Mais,  j’y  songe  !  dit  Nella  :  vous 
auriez  pu  rencontrer  ce  soir,  chez 
nous,  votre  vieil  ami  Enno.  Il  doit 
faire  une  conférence  aux  aînés  sur 
la  planète  Vénus. 

— Ainsi,  il  habile  cette  même  vil¬ 
le  ?  questionnai-je. 

—  Non,  l’observatoire  où  il  travail¬ 


le  se  trouve  à  trois  heures  d’ici. 
Mais  il  aime  beaucoup  les  enfants 
et  il  m’aime  beaucoup,  moi,  sa  vieil¬ 
le  éducatrice.  C’est  pourquoi  il  vient 
souvent  ici  et,  chaque  fois,  raconte 
aux  enfants  quelque  chose  d’intéres¬ 
sant. 

Le  soir,  à  l’heure  indiquée,  nous 
réapparûmes  à  la  «  Maison  des  en¬ 
fants  »,  dans  le  grand  auditorium 
où  tous,  sauf  le?  plus  petits  et  quel¬ 
ques  dizaines  de  grands,  .  se  trou¬ 
vaient  déjà  rassemblés.  Enno  m’ac¬ 
cueillit  avec  joie. 

—  On  dirait  que  j’ai  choisi  ce  thè¬ 
me  exprès  pour  vous,  dit-il  en  plai¬ 
santant,  Le  retard.de  votre  planète 
et  les  mauvaises  mœurs  de  votre 
humanité  vous  affligent.  Or,  je  vais 
parler  d’une  planète  dont  les  plus 
dignes  représentants  humains  ne 
sont  encore  que  les  dinosaures  et  les 
pangolins  volants,  leur?  mœurs  pires 
que  celles  de  votre  bourgeoisie.  Là- 
bas,  le  charbon  ne  brûle  pas  dans  le 
feü  du  capitalisme  mais  croit  enco¬ 
re  sous  forme  de  gigantesques  fo¬ 
rêts.  Irons-nous  ensemble  un  de  ces 
jours  y  chasser  les  ichtyosaures  ? 
Ce  sont  les  Rothschild  ej  les  Rockefel¬ 
ler  du  lieu;  beaucoup  plus  sobres,- il 
est  vrai,  que  vos  Terriens,  mais  en 
revauche  beaucoup  moins  cultivés. 

(A  suivre.) 


N*  22.  Feuilleton  du  Populaire.  25-S-36. 


B 

B 

:  ■  . 

■ 

L' 

_ _ Bff 

H 

Alexandre  Bogdanov  S 

ETOILE 

ROI 

JGE 

Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

DEUXIEME  PARTIE 

ITT.  —  LA  «  MAISON'  DÉS  ENFANTS  » 

«  Là-bas,  c’est  le  règne  fie  l’accu¬ 
mulation  la  plus  primitive,  confinée 
cher  vous  dans  le  Capital  de  votre 
Marx...  Mais  Nella  fronce  le  sourcil 


considéré  :  je  commence  tout  de 
suite.  » 

Il  décrivit  de  manière  captivante 
la  lointaine  planète,  ses  profonds 
océans  tempétueux  et  ses  montagnes 
d’une  hauteur  prodigieuse,  son  soleil 
brûlant  et  ses  épais  nuages  blancs, 
ses  ouragans  terribles  et  se?  orages, 
ses  monstres  difformes,  ses  plantes 
gigantesques  et  majestueuses.  Il  il¬ 
lustra  tout  cela  de  photographies 
animées  sur  l’écran  qui  occupait  un 
mur  entier  de  la  salle.  La  voix  d’Enno 
était  seule  perceptible  dans  l’obscu¬ 
rité,  une  profonde  attention  régnait 
dans  la  salle.  Quand  il  décrivit  l'es 
aventures  des  premiers  voyageur? 
dans  ce  monde  et  raconta  comment 
l’un  d’eux  tua  d’une  grenade  à  main 
un  pangolin  géant,  il  se  produisit 
dans  la  salle  une  petite  scène  cu¬ 
rieuse  et  passée  inaperçue  de  la  ma¬ 
jorité  du  public.  Aldo,  qui  était  alors 
à  côté  de  Nella,  se  mit  à  pleurer 
subitement. 

—  Qu’as-tu  ?  demanda  Nella,  se 
penchant  vers  lui. 

—  J'ai  de  la  peine  pour  le  monstre. 
11  a  eu  très  mal  et  il  est  tout  à  fa.t 
mort,  répondit  doucement- le  petit 
garçon. 

Nella  embrassa  l’enfant  et  lui-  ex¬ 
pliqua  quelque  chose  à  mi-voix  ;  mais 
il  ne  se  calma  pas  de  si  tôt. 


et  désapprouve  mon  bavardage  in¬ 


Enno,  cependant,  parlait  des  in¬ 
nombrables  richesse?,  naturelles  de 
cette  merveilleuse  planète,  de  ses 
chutes  d’eau  grandioses  d’une  force 
de  cent  millions  de  chevaux,  des 
plus  riches  gisements  de  radium  à 
une  profondeur  do  quelques  cen¬ 
taines  de  mètres,  des  provisions  d’é¬ 
nergie  pour  des  centaines  de  mil¬ 
liers  d’années.  Je  né  savais  pas  en¬ 
core  assez  la  langue  pour  sentir  la 
beauté  de  T'exposé,  mais  les  images 
mêmes  absorbaient,  mon  attention 
aussi  complètement  que  celle  des  en¬ 
fants.  Quand  Enno  eut  terminé  et 
que  la  salle  fut  éclairée,  je  ressen¬ 
tis  de  la  tristesse  comme  il  arrive 
aux  enfants  à  la  fin  d’une  belle  his¬ 
toire. 

La  leçon  finie,  commencèrent  los 
questions  et  les  répliques  des  audi¬ 
teurs.  Leis  questions  étaient  aussi 
variées  que  l’auditoire  ;  elles  con¬ 
cernaient,  soit  les  détails  des  photo¬ 
graphie?  de  la  nature,  soit  les 
moyens  de  combattre  cette  nature.  U 
y  eut  aussi  cette  question  :  dans 
combien  de  temps  devaient  appa¬ 
raître  sur  Venus  des  êtres  humains 
sortis  de  sa  propre  nature,  et  quelle 
serait  la  conformation  de  leur 
ccrrp?  ? 

Les  objections  étaient,  en  général, 
naïves  mais  parfois  assez  spirituelles 
et  tendaient  surtout  à  rejeter  cette 


conclusion  d’Eùno  que,  à  l’époque  j 
présente,  Vénus  est  une  planète  im¬ 
praticable  pou-r  les  humains  et  que 
c’est-à  peiné  si  l’on  parviendrai}  bien¬ 
tôt  â  utiliser  une  part,  si  petite  soit- 
elle  de  ses  immenses  richesses.  Les 
jeunes  optimistes  s’élevèrent  éner¬ 
giquement  contre  cette  position  qui 
exprimait  les  vues  de  la  majorité 
des  explorateurs.  Enno  signala  que 
le  soleil  brûlant  et  l’air  humide,  avec 
un  pullulement  de  bactéries,  cons¬ 
tituent  pour  les  gen?  un  danger  de 
nombreuses  maladies  dont  avaient 
souffert  tous  les  voyageurs  ayant 
visité  Vénus  ;  que,  de  plus,  les  oura¬ 
gans  et  les  orages  rendent  tout  tra¬ 
vail  difficile,  mettent  les  vie?  en  pé¬ 
ril,  etc. 

Les  enfants  trouvaient  étrange 
de  reculer  devant,  de  tels  obstacles 
alors  qu’il  s’agissait  de  s'emparer 
d'une  si  belle  planète.  Pour  lutter 
centre  les  maladies  et  les  bactéries, 
il  fallait  envoyer  là-bas  le  plus  tôt 
possible  des  milliers  de  médecins  ; 
pour  combattre  les  ouragans  et  les 
orages,  cent  mille  bâtisseurs  qui 
conduiraient,  où  il  le  faut,  des  murs 
très  hauts  et  poseraient  des  paraton¬ 
nerres.  «  Que  quatre-vingt-dix  pé¬ 
rissent,  dit  un  ardent  garçon  de  12 
ans,  il  vaut  la  peine  de  mourir  poiir 
remporter  la  victoire  !  ».  A  voir  son 
regard  enflammé,  on  pouvait  être 


sûr  que  lui-même  ne  se  refuserait 
pas  à  être  au  nombre  des  quatre- 
vingt-dix. 

Enno  détruisit,  avec  calme  et  dou¬ 
ceur,  les  châteaux  de  cartes  de  ses 
contradicteurs,  mais  il  était  visiblo 
qu’en  son  for  intérieur  il  sympathi¬ 
sait  avec  eux  et  que,  sous  une  vivo 
fantaisie,  il  cachait  des  plans  tout 
aussi  décisifs,  quoique  plus  réfléchis, 
mais  ne  comportant  pas  mffinis  d'ab¬ 
négation. 

11  n’avait  pas  encore  été  lui-même 
sur  Vénus  mais,  rien  qu’à  son  en¬ 
thousiasme,  il  était  clair  que  la  beau¬ 
té  et  les  dangers  de  celte  planète 
l’attiraient  fortement 

Quand  l’entretien  fût  terminé,  En- 
no  partit  en  même  temps  que  nous. 
Tl  décida  de  rester  un  jour  encore 
dans  celte  vide  et  me  proposa  d’al¬ 
ler  avec  lui  le  lendemain  au  musée 
d’art.  Netti  était  occupé,  on  l’appelait 
ailleurs  pour  un  grand  congrès  de 
médecine. 

IV.  -  LE  MUSEE  D’ART 

—  Jè  n’aurais  jamais  supposé  qu’il 
existât  cliex  vous  un  musée  spécial 
d’œuvres  d'art,  dis-je  à  Enno  en  al¬ 
lant  au  musée  Je  pensais  que  ies 
galeries  de.  peinture  et  de  sculpture 
sont  justement  une  particularité  du 
capitalisme,  avec  leur  luxe  à  effets 
et. leur  tendance  à  un  entassement 


grossier  des  richesses.  Je  pensais 
que  dans  une  société  socialiste,  l'art 
devait  s'épanouir  partout  avec  la  vie, 
dont  il  est  l'ornement. 

—  Aussi  .  ne  vous  êtes-vous  pas 
trompé,  répondit  Enno.  La  plus 
grande  part  des  productions  artisti¬ 
ques  est  toujours  destinée,  chez  nous, 
aux  édifices  sociaux  c’est-à-dire 
ceux  où  nous  traitons  les  affaires 
publiques,  où  nous  nous  livrons  à 
l’étude  et  aux  recherches,  où  nous 
nous  reposons-.  Nous  déoorons  beau¬ 
coup  moins  nos  fabriques  et  nos  usi¬ 
nes  :  l'esthétique  des  puissanles  ma¬ 
chines  et  de  leur  mouvement  ordon¬ 
né  nous  plaît  en  elle-même,  bien  peu 
de  productions  artistiques  s’harmo¬ 
niseraient  avec  elle  sans  en  dissiper 
et  affaiblir  l'impression.  Nous  dé¬ 
corons  ,  moins  encore  nos  maison?, 
dans  lesquelles  la  plupart  d'entre 
nous  vivent  fort  peu.  Mais  nos  mu¬ 
sées  d’art  sont,  des  institutions  scien- 
tifico-esthétiques,  ce  sont  des  écoles 
destinées  à  l’étude  du  développement 
des  arts,  ou  plutôt  de  l’évolution  hu¬ 
maine  dans  son  activité  artistique. 

I>e  Musée  élaii.  situé  sur  le  lac. 
dans  une  petite  île  qu’un  pont  étroit 
reliait  à  la  berge.  L’édifice,  un  qua¬ 
drilatère  allongé,  entouré  d’un  jar¬ 
din  avec  de  hautes  fontaines  et 
quantité  dp  fleurs  bleues,  blanches, 
noires  et  vertes,  était  délicatement 


orné  à  l’extérieur  et  baigné  de  lu¬ 
mière  à  l’intérieur. 

On  n’y  voyait  pas  celte  accumula¬ 
tion  absurde  do,  statue?,  et  de  ta¬ 
bleaux  comme  dans  les  grands  mu¬ 
sées  de  la  Terre.  Devant  moi  se  dé¬ 
roulait,  en  quelques  centaines  d’ima¬ 
gos,  la  chaîne  du  développement  des 
arts  plastiques  depuis  le?,  travaux 
primitifs  des  temps  préhistoriques 
jusqu’aux  productions  techniques- 
idéales  du  dernier  sièclè.  Et  du  com¬ 
mencement  à  la  fin,  on  sentait  par¬ 
tout  l’empreinte  de  celte  intégrité 
vivante  que  l’on  appelle  «  génie  ». 
C’était,  à  n’en  pas  douter,  les  meil¬ 
leures  œuvres  de  toutes  les  époques. 

Pour  comprendre  clairement  la 
beauté  de  cet  .autre  monde,  il  faut 
en  connaître  profondément  la  vie,  et 
pour  donner  aux  autres  la  notion  de 
cette  beauté,  il  est  indispensable  d’y 
participer  soi-même  organique¬ 
ment...  Voilà  pourquoi  il  m’est  im¬ 
possible  de  décrire  ce  que  j’ai  vu  tà- 
bas  :  je  puis  seulement  donner  un 
aperçu  et  quelques  indications  som¬ 
maires  de  -ce  qui  m’a  le  plus  frappé. 

(A  suivre.) 

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oi  ” . ‘  •  * — *  ” .  . 

N*-,23i  Feuilleton  du  Populaire.  26  8-36 


III 


IKHlilB!!» 


III 


ii;ih;!I!I 


KiiB'iiini! 


Alexandre  Bogdanov 

L'ETOILE 

ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

;  DEUXIEME  PARTIE 

IV.  —  LE  MUSEE  U’AKT 

Le  thàma  fondamental  des  Mar¬ 
tiens,  comme  celui  de  notre  propre 
sculpture,  c’est  le  corps  humain.  Les 
différences  de  constitution  physique 
entre  Martiens  et  Terriens  ne  sont 


pas  grandes  en  général  ;  si  l’on  en 
excepte  le  contraste  très  accusé 
dans  la  grandeur  des  yeux  et,  donc, 
dans  la  structure,  du  crâne,  ces  dis- 
semb'anees  ne  dépassent  pas  celles 
qui  exjslerit  entre  racés  humaines. 
Je  rie  '•  saurais  les  expliquer  avec 
exactitude,’. connaissant  trop  mal  l'a¬ 
natomie,  mais  mes  yeux  s  y  accoutu¬ 
mèrent  facilement  et  les  accueillirent 
du  premier  coup,  non  comme  une 
difformité  mais  comme  une  origi¬ 
nalité. 

Je  remarquai,  entre  les  constitu¬ 
tions  masculine  et  féminine,  une 
analogie  plus  grande  que  chez  la  ma¬ 
jorité  des  races  terrestres  :  les  épau¬ 
les  comparativement  larges  des 
femmes  ne  sont  pas  très  apparentes, 
grâce  à  quelque  embonpoint  ;  la  mus* 
culature  sailîante  des  hommes  et  leur 
bassin  moins  étroit  atténuent  la  dif¬ 
férence:  D’ailleurs,  cela  a  trait  sur¬ 
tout  à  l’époque  récente,  époque  dé 
libre  développement  humain  ;  dans 
les  statue?  de  la  période  capitaliste, 
les  distinctions  de  sexes  sont  plus 
fortement  marquées.  Il  est  visible 
que  l’esclavage  domestique  de  la 
femme  et  la  lutte  fiévreuse  de  l’hom¬ 
me  pour  l’existence  déforment  leurs 
corps  de  manière  dispara  Le. 

Pas  une  minute,  je  ne  perdis  la 
conscience  tantôt  claire,  tantôt  trou¬ 
ble,  d'être  devant  des  images'  d’un 


i  monde  étranger  ;  elle  prêtait-  à  mes 
'  impressions  une  teinte  étrange,  com¬ 
me  mi-transpa  rente.  Et  même  le 
beau,  corps  féminin  de  ces  statues  et 
des -tableaux1  éveillait  en  inoi  un  sen¬ 
timent  incompréhensible  qui  ne  res; 
semblait  en  rien  à  l’inclination  es- 
thèlico-amoureuse  que  je  connais¬ 
sais,  mais  rappelait  plùtét  ces  pres¬ 
sentiments  obscurs  qui  me  trou¬ 
blaient  il  y  a  bien  longtemps,  à  la 
limite  de  l’enfance  et  de  l’adoles¬ 
cence 

.  Les  statues  des  premières  époques 
étaient  uniro  ores  comme  chez  nous 
et  les  .plus  récente?,  de  couleur  na¬ 
turelle.  Cela  ne  me  surprit  pas.  J’ai 
louiours  pensé  que  la  répudiation 
de  la  réalité  ne  saurait  être  un  élé¬ 
ment  indispensable  de  l’art,  qu  elle 
est  même  anliartistique  '  lorsqu’elle 
restreint  la  richesse  de  conception 
comme  la  monochromie  de  la  sculp¬ 
ture  et,  en  ce  cas,  ne  peut  aider  mais 
entraver  l’idéalisation  artistique  de 
la  vie. 

Dans  les  statues  et  les  tableaux  des 
époques  anciennes,  comme  dans  noire 
sculpture  antique,  prédominaient  des 
formes  d’une  sérénité  sublime  r—  re¬ 
flet?  d'une  harmonie  paisible,  libre 
de  toute,  tension.  Aux  époques 
moyennes  de  transition  intervient  un 
autre  caractère  :  l’élan;  la  passion, 
les  aspirations  tourmentées,  parfois 


atténuées  jusqu’à  l’égarement  du 
rêve,  érotique,  ou  religieux,  parfois 
rompant  brutalement  là  limite  de 
tension  des  forces  en  déséquilibre  de 
l’âme  et  du  corps.  A  l'époque  socia¬ 
liste,  le  caractère  essentiel  change  à 
nouveau  :  c’est  lé  mouvement  har¬ 
monieux,  la  manifestation  calme  et 
sûre,  de  la  force,  l’action  étrangère 
à  tout  effort  maladif,  les  tendances 
libres  de  toute  inquiétude,  l’activité 
vivante  pénétrée  de  la  conscience  de 
son  unité  ordonnée  pl  de  sa  raison 
invincible. 

Si  l’idéale  beau  lé  féminine  de  l'art 
antique  exprimait  une  infinie  poss;- 
bilité  d’amour  tandis  que  la  beauté 
idéale  du  Moyen-Age  et  de  la  Ile- 
naissance  traduit  une  inextinguible 
soif  d’amour  mystique  ou  sensuel  -- 
en  revanche,  ici,  l'idéale  beauté  de 
cet  autre  monde  qui  nous  devance 
incarne  l’amour  dans  une  calme  et 
fière  conscience  de  soi,  l'amour  mê¬ 
me,.  clair,  lumineux,  triomphant. 

La  caractéristique  des  œuvres  ré¬ 
centes  comme,  des  anciennes  est 
l’extraordinaire  simplicité  d’un  motif 
unique.  Des  êtres  humains  com¬ 
plexes  sont  représentés  avec  leur 
riche  contenu,  vital  et  harmonieux  ; 
on  choisit  'es  moments  de  leur  vie 
où  la  personnalité  se  concentre  toute 
dans  un  certain  sentiment  vers  un 
certain  bu  U  Les.  théines  préférés  des, 


artistes,  sont  l’extase  de  la  pensée 
créatrice,  l’extase  de  l’amour,  l’exta¬ 
se -de.-,  la -contemplation  de  la  nature, 
la  sérénité  dans  l’acceptation  de  la 
mort,  sujets  qui  expriment  profon¬ 
dément  l'essence  même  de  la  grande 
race  qui  sait- vivre  dans  sa  pléni¬ 
tude,  mourir  avec  conscience  et  di¬ 
gnité:  - 

La  section  'de  peinture  et  de  sculp¬ 
ture  constituait  une  moitié  du  mu¬ 
sée,  l’autre  moitié  entièrement  conr 
sacrée  à  l'architecture.  Sous  le  terme 
d’architecture,  les  Martiens  englo¬ 
bent  non  seulement  l'esthétique  des 
bâtiments  et  des  grandes  construc¬ 
tions  du  génie  civil,  mais  aussi  l'es¬ 
thétique  do«  meubles,  des  outils,  des 
machine?  et,  en  général,  de  tout  oc 
qui  est  matériellement  utile.  On  peut 
'juger  du  râle  très  important  joué  par 
cet  art  dans  leur  vie  à  la  manière 
particulièrement  complète  et  soignée 
dont  est.  composée  cette  collection. 
Depuis  les  habitations  primitives  des 
cavernes  avec  leurs  ustensiles  gros¬ 
sièrement  décorés,  jusqu’aux  somp¬ 
tueux'  édifice®  puh’ics  de  verre  et 
d'aluminium  dont  l'agencement  in¬ 
térieur  esl  dû  aux  meilleurs  artistes, 
jusqu’aux  usines. géantes  et  leurs  ma¬ 
chines -d’une  redoutable  beauté,  jus¬ 
qu’aux.  immensp?  canaux  avec  leurs 
quais  de  granit  et  leurs  périls 
aériens  —  là  se~trouvaieat  représen¬ 


tées  toutes  les  formes  typique?  sous 
l’aspect  de  tableaux,  de  plans,  de  mo¬ 
dèles  et  surlou-i  de  stéréogrammes 
qui,  dans  de  grands  -  stéréoscopes, 
donnaient  des  reproduction?  avec 
une  pleine  illusion  d'identité.  L’es¬ 
thétique  des  jardins,  des  champs  et 
des  parcs  '  tenait  une  place  à  part  : 
aussi  étrangère  que  me  fût  .  la  na¬ 
ture  de  la  planète,  j’élais  déjà  sen¬ 
sible  à  la  beauté  de  ces  combinai¬ 
son?  de  fleurs  H  de  formes  qui  fai¬ 
saient  de  celle  nature  le  génie  col¬ 
lectif  de  la  rare  aux  grands  yeux. 

Dans  l'ancien  temps,  il  arrivait 
souvent,  comme  chez  nous,  que  l’élé¬ 
gance  existât  au  détriment  de  la 
commodité,  que  les  décorations  nui¬ 
sissent  à  la  solidité  ;  en  ce  cas,  l’art 
faisait  violence  à  la  .destination 
utile,  directe  des  objels.  Mes  yeux 
ne  surprirent  rien  de  semblable  dans 
les  œuvres  contemporaines,  pas  plus 
dans  l'ameublement  que  dans-l’outil- 
laçe  ou  la  construction.  Je  deman¬ 
dai  à  Enno  Si  le?  architectes  martiens 
admettaient  de  tendre  plutôt  à  la 
beauté  qu’à  la  perfection  pratique 
des  objels. 

—  Jamais,  répondit  Enno,  ce  serait 
une  beauté  fausse,  un  artifice  et  non 
de  l’art. 

A  l’époque  pré-socialiste,  les  Mar¬ 
tiens  érigeaient  des  monuments  â 
leur?  grands  hommes,  maintenant  [ 


■HiliHl!!H!;HII!«llllHI!IHII!HII!Hi:m;!IHmm!inai 

ils  en  élèvent  en  souvenir  des  grands., 
événements. comme  la  première  -ten-  - 
tative  d’atteindre  la  Terre  (qui -se 
termina  par  la  perte  des  explora¬ 
teurs),  l’enrayemerit  d'une  épidémie 
mort  elle,  la  découverte  de  la  décom¬ 
position  et  de  la  synthèse,  de  tous  les 
éléments  chimiques.  Une  série  de 
monuments  était  exposée  dans  les 
stéréogrammes  de  la  section  où  se 
trouvaient  les  mausolées  et  les 
églises  (la  religion  .ayant  existé,  au¬ 
trefois  chez  les  Martiens).  Un  des 
derniers  monuments  aux  grands 
hommes  était  dédié  fi  cet  ingénieur 
dont  m'avait  parlé  Menni.  L'artiste 
sut  représenter  la  force  d’âme'  de 
l’homme  qui  avait  conduit  avec  suc¬ 
res  l’année  du  travail  au  combat 
contre  la  natwo  et  récusé  fièrement 
le  pusillanime  .jugement  moral  de  ses 
dcles.  Lorsque  je  m’arrêtai  dans  une 
méditation  involontaire  devant  le 
monument,  Enno  prononça  à  voix 
basse  quelques  vers  exprimant  la 
tragédie  intérieure  du  héros. 

—  De  qui  sont  ces  ver?  ?  deman¬ 
dai-je. 

—  De  moi,  répondit  Enno.  Je  les 
aj  écrits  pour  Menni. 

(à  suivre.) 

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IlilHill 


■ - 

5  Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 

ROUGE 


T  raduif  d  u  russe 
B  par  Colette  Peignol 


i  SS&Kl  ' 


Manuscrit  de  Léonîde 

"  DEUXIEME  PARTIE 
IV.  —  LE  MUSEE  D’ART 

Sans  pouvoir  juger  de  la  beauté 
intrinsèque  du  poème,  j’eà  saisissais 
là  claire  inspiration,  le  rythrrtë  mu¬ 
sical,  la  rime  sonôre  et  riche.  Ce  qui 
donàe  une  autre  orientation  à  mes 
pensées. 


—  Ainsi,  une  cadencé  ét  une  riméj 
sévères  régnent  éncorè  dans  votre 
poésie  ? 

—  Certes,  dit  Enno  avec  une 
nuancé  d'étonnement.  Est-ce  que  cë- 
la  ne  vous  paraît  pas  beau  ? 

—  Non,  ce  û'èst  pàs  cèla,  expli¬ 
quai-je,  mais  chez  nous,  une  opinion 
est  très  répandue  selon  laquelle  cette 
forme  serait  née  du  goût  des  classés 
dirigeantes  de  notre  société,  comme 
le  reflet  de  leur  caprice  et  de  leur 
engouement  pour  les  conventions  qui 
entravent  la  liberté  du  langage  poéti¬ 
que.  On  en  conclut  que  la  poésie  de 
révenir,  celle  de  Tàge  socialiste,  doit 
répudier  et  oublier  ces  lois  gênantes. 

—  C’est  complètement  faux,  répli¬ 
qua  Enno  avec  ardeur.  La  justesse 
rythmique  nous  semble  belle,  non  par 
i-ngouement  conventionnel  ruais  par¬ 
ce  qu’elle  s'harmonise  profondé¬ 
ment  avec  la  régularité  des  proces¬ 
sus  rythmés  de  notre  vie  et  de  nôtre 
conscience  sociale.  Et  la  rime'  qui 
parachève  une  suite  variéè  d’accords 
finaux  identiques  n’est-èlle  pas  ap¬ 
parentée  dè  mèmè  à  cè  lien .  vivant 
des  êtres  humains  par  lequel  leur 
diversité  intime  est  couronnée  par 
l’unité  dans  l’amour,  l’unité,  dans  lè 
travail,  l’uùité  dans  l’inspiration  ar¬ 
tistique.  Sans  rvthnie,  ,il  n’y  aurait 
pas  d’àrt.  A  défaut  du  rythme  dès 
Sons,  il  doit  exister  et,  plue*  rigou¬ 


reux  encore,  le  rythme  des  imagés, 
le  rythme  des  idées---  Et  s'il  est  vrai 
que  la  rimé  soit  d’Originé  féodale, 
alors  on  pèut  en  dire  autant  de  beau¬ 
coup  d’àutres  belles  et  bonnes 
choses. 

—  Mais,  cependant  la  rime,  ên  ef¬ 
fet,  gène  et  entrave  l'expression  dè 
l’idée  poétique  ? 

—  Et  qu’est-ce  que  cela  prouvé  '! 
Cètle  gêne  ne  découlè-t-élle  pas  du 
but  que  s’assigne  librement  l’artiste  ? 
Elle  ne  fait  pas  qu'entraver,  elle 
•perfectionne  l’expression  .de  l’idée 
poétique  et  c’est  en  vertu  de  cela 
même  qu’elle  existe.  Plus  le.  but  est 
complexe,  plus  la  veine  pour  y  par¬ 
venir  est  difficile  et,  par  conséquent, 
plus  grande  e9t  la  gêne  dans  cette 
voie.  Si  vous  voulez  construire  un 
bel  édifice,  combien,  de  règles  de  la 
technique  et  de  Thymome  détermi¬ 
neront,  c’est-fe-dire  «  gêneront.  »  votre 
travail  ?  Vous  étés  libre  dans  lè 
choix  du  but.  c’est  là  précisément 
l’unique  liberté  humaine.  Mais  le 
choix  du  but  implique  lés  moyens 
pour  l’atteindre. 

Nous  sortîmes  dans  le  jardin  afin 
de  fions  reposer  de  tant  d’impres¬ 
sions  diverses.  C’était  par  une  clairè 
èt  douce  soirée  de  printemps.  Lès 
fleurs  cemmençaiéût  à  roulèr  leurs 
calices  et  leurs  feuilles  pour  les  fer¬ 


mer  durant  la  nuit,  particularité 
commune  à  toutes  les  plantes  sur 
Mars,  en  raisbn  des  nuits  froides.  Je 
ranimai  la  conversation  commencée. 

—  DiteS-moi,  quel  genres  prédo¬ 
minent  à  l'heure  actuelle  dans  votre 
littérature  ? 

—  Le  drame,  surtout  la  tragédie, 
et  la  poésie  inspirée  de  la  nature,  ré¬ 
pondit  Enno. 

—  Quel  peut  être  le  contenu  de 
votre  tragédie  ?  Où  donc  en  trouver 
le  thème  dans  votre  existence  heu¬ 
reuse  et  pacifique  ? 

—  Heureuse  ?  Pacifique  ?  Où 
avez-vous  pris  cela  ?  Chez  nous,  la 
paix  règne  entre  les  hommes,  c’est 
vrai,  mais  il  n’y  a  pas  de  paix  avec 
la  force  de  la  nature  et  il  ne  sau¬ 
rait  y  en  avoir.  C’est  une  ennemie, 
dont  Ta  défaite  comporte  toujours 
une  nouvelle  menace.  Avant  la  der¬ 
nière  période  de  notre  histoire,  nous 
.avons  plusieurs  fois  décuplé  l’exploi¬ 
tation  de  la  planète,  notre  population 
augmente  et  nos  besoins  'â’accrois- 
sènt  sans  comparaison  plus  vite  en¬ 
core.  Lè  dangèr  d’épuisement  des 
forces  et  ressources  naturelles  nous 
a  menacés  plus  d'une  fois,  dans  un 
domaine  ou  l’autre  du  travail,  Jus¬ 
qu’à  présent,  nous  l'avons  surmonté 
sans  recourir  à  ce  que  nous  haïs¬ 
sons  :  l'abréviation  de  la  vie,  en 


elle-même  où'  dans  la'  descendance  ; 
mais  maintenant^  la  lutte  prend  un 
caractère  particulièrement  sérieux. 

—  Je  n’aurais  jamais  cru  que,  avec 
votre  puissance  technique,  et  scienti¬ 
fique,  de  tels  dangers  •  fussent  pos¬ 
sibles.  Vous  dites  que  cela  est  déjà 
arrivé  dans  votre  histoire  '? 

—  Il  n’y  a  que  spixanle-dix  ans, 
quand  les  stocks  de  charbon  furent 
épuisés  et  que  le  passage  à  la  houille 
blanche  et  à  l’énergie  électrique  n'é¬ 
tait  pas  encore  accompli,  il  noua  a 
fallu,  pour  construire  uue  grande 
quantité  de  nouvelles  machines,  ae- 
truire  une  partie  importante  des  fo¬ 
rêts  qui  nous  étaient  précieuses,  ce 
qui  a  enlaidi  notre  planète  pour  des 
dizaines  d'années  ■  et  à  Itéré.  notre 
climat.  Quand  nous  sortîmes  de 
cette,  crise,  voici  vingt  ans,  il  appa¬ 
rut  que  l’pn  arrivait  à  la  fin  du  mi¬ 
nerai  de  fer.  On  commença  une  étude 
rapide  des  alliage?,  durs  de  l'alumi¬ 
nium  et.  le  contingent  colossal  de 
moyens  techniques  dont  nous  dispo¬ 
sions  fut  concentré  sur  l’extraction 
électrique  de  l'aluminium  du  sol.  A 
présent,  d’après  les  calculs  des  sta¬ 
tisticiens,  nous  serons  menacés  d^ns 
trente  ans  d’une  raréfaction  des  vi¬ 
vres  si,  d'ici  là,  on  n’a  pas  réalisé  la 
synthèse  des  albuminoïdes  tirés  des 
éléments  naturèls. 


—  Et  les  autres  planètes  ?  objec- 
tai-je.  Est-il  invpossible  d’y  trouver 
de  quoi  combler  votre  déficit  ? 

—  Où  ?  Vénus  ?  elle  est  apparem¬ 
ment  inabordable.  La  Terre  ?  elle  a 
son  humanité  et,  d’ailleurs,  on.  n  a 
pas  encore  élucidé  la  possibilité  pour 
'nous  d’utiliser  ses  forces.  Le  par¬ 
cours  seul  exige  chaque  fois  une 
formidable  dépense  d’énergie  et  les 
provisions  de  matière  radiante  indis¬ 
pensables  pour  l’effectuer  sont, 
d’après  Menni,  qui  m’a  récemment 
mis  au  courant  de  ses  dernières  in¬ 
vestigations,  très  réduites  sur  notre 
planète.  Non,  il  y  a  de  grandes  dif¬ 
ficultés  de  tous  côtés,  et  plus  notre 
humanité  serre  étroitement  ses 
rangs  pour  conquérir  la  nature,  plus 
les  "éléments  semblent  se  coaliser 
ipour  venger  leur  défaite. 

—  Mais  il  suffirait  toujours,  par 
exemple,  de  restreindre  la  natalité 
pour' améliorer  les’  choses  ? 

—  Restreindre  ,1a  natalité  ?  Voilà 
bien  une  vlcfbirè  des  éléments.  Ce 
serait  le  renoncement  à  la  croissance 
illimitée  de  l’humanité,  l’arrêt  inévi¬ 
table  de  la  vie  à  l’une  des  plus  pro¬ 
chaines  étapes.  Nous  vainquons  tant 
que  nous  attaquons.  Quand  nous  re¬ 
noncerons  à  multiplier  notre  armée 
cela  signifiera  que  nous  pommes  as¬ 
siégés  par  les  éléments  de  tous  les 
c.’.fSs  Alnra  faihlira  la  foi  en  noire 


force  collective,  en  notre  grande  vie 
commune.  Chacun  perdra,  avec  cette 
foi,  le  sens  de  sa  propre  vie  car  en 
chacun  de  nous,  petites  cellules  d'un 
immense  organisme,  vit  un  tout  dont 
vit  chacun  de  nous.  Non  1  restreindre 
les  naissances,  c’est  la  dernière  cho¬ 
se  à  laquelle  nous  nou*.  résoudrons, 
et,  si  cela  arrive  malgré  notre  vo¬ 
lonté,  ce  sera  le  commencement  do 
la  fin. 

—  Bon,  je  comprends  que  la  tragé¬ 
die  du  tout  existe  toujours  pour 
vous,  au  moins  comme  éventualité 
menaçante.  Mais  tant  que  la  victoire 
reste  à  l’humanité,  l’individu  est  as¬ 
sez  à  Tahri  de  cette  tragédie  de  la 
collectivité  ;  même  quand  vient  le 
danger  direct,  les  efforts  et  les  mal¬ 
heurs  indicibles  d’un  combat  in¬ 
tense  se  répartissent  si  également 
entre  d’innombrables  individus  qu’ils 
ne  peuvent  troubler  sérieusement 
leur  bonheur.  Et  il  semble  que  rien 
ne  manque  chez  vous  à  ce  bonheur. 

(A  suivre.) 


CHANGEMENT 

D’ADRESSE  Toute  demande  de 

♦  changement  d’adres- 

♦  se  doit  être  accompagnée  de 

♦  1  franc  en  timbres-poste  et 

♦  de  la  dernière  bande  du 

♦  journal, 


a»  iilil  «1  a!  Ilili  nm  mil  lllll  €i  1  liiil  11  »  Ml  HiH  lllll  iltl  lllll  B 


il  llü  lllll  ;  mil  1JII  1:  Jllll  I,U  IB  !l!!i  ,,  lllll  11  lllll  II  lllll  lllj  M  li 


K»  25.  Feuilleton,  du  Populaire.  28-8-36. 


R  Alexandre  Bogdanov  L 

■  — - •  ”  ■ 


L'ETOILE 

ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manufcrit  de  Léonîde 


DEUXIEME  PARTIE 
rv.  —  LE  MUSEE  D’ART 


,  —  Notre  bonheur  !  Mais  est-il  pos¬ 
sible  à  un  individu  de  ne  pas  ressen¬ 
tir  fortement  et  profondément  les  se¬ 
cousses  de  la  vie  du  tout,  en  lequel 
est  son  commencement  et  sa  fin  ?  Et 
de  la  limitation  mênie  de  tout  être 


distinct  par  rapport  à  son  tout, 
comme  de  son  impuissance  à  se  foû- 
dre  pleinement  dans  ce  tout,  à  dis¬ 
soudre  en  hii  sa  conscience  et  à  le 
saisir  par  la  conscience,  ne  s’ensuit- 
il  pas  de  profondes  contradictions  de 
la  vie  ?  Ces  contradictions  vous  pa¬ 
raissent  incompréhensibles  ?  C’est 
parce  qu’elles  sont  obscurcies  dans 
votre  monde  par  d’autres  contradic¬ 
tions  plus  } ww  lies  et  plus  grossières. 
La  lutte  des  classes,  des  groupes,  des 
personnalités,  vous  prive  de  l’idée 
du  tout  et  en  môme  temps  du  bon¬ 
heur  et  des  souffrances  qu’elle  com¬ 
porte.  J’ai  vu  votre  monde,  je .  ne 
pourrais  supporter  un  dixième  de  la 
folie  où  vivent  vos  frères.  Mais  c’est 
justement  pour  cela  que  je  ne  me 
permettrais  pas  de  dire  qui  de  nous 
est  plus  proche  d’un  calme  bonheur  : 
plus  l'existence  est  harmonieuse  et 
énuitibrée,’  plus  poignantes  sont  .les 
dissonances  inévitables. 

_  Mais  dites-moi,  Enno,  vous  par 

exemple,  n’ôtes-vous  pas  un  homme 
heureux  ?  Jeunesse,  science,  poésie, 
et  sans  doute  amour...  Qu’avez-vous 
pu  éprouver  de  si  pénible  pour  par¬ 
ler  avec  tànt  de  flamme  de  la  tra¬ 
gédie  de  la  vie  ? 

—  Ah  !  très  bien  dit-!  s’exclama 
Enno  avec  un  rire  étrange.  Vous  ne 
savez  pas  que  le  joyeux  Enno  était 
déjà  décidé  à  mourir.  Si  Menni  avait 


tardé  un  seul  jour  à  lui  écrire  six 
mots  qui  dérangèrent  tous  ses  pro¬ 
jets  :  «  Ne  voulez-vous  pas  aller  sur 
la  Terre  ?  »,  vous  n’auriez  pas  con¬ 
nu  votre  heureux,  compagnon  de 
voyage.  Mais  je  ne  puis  vpus  expli¬ 
quer  tout  cela  maintenant.  Vous  ver¬ 
rez  vous-même  par  la  suite  que  si  le 
bonheur  existe  chez  nous,  ce  n’est  pas 
ce  paisible  et  calme  bonheur  dont 
vous  parliez. 

Je  n’osai  pas  questionner  plus 
avant.  Nous  nous  levâmes  et.  retour¬ 
nâmes  au  Musée.  Mais  il  m’était  im¬ 
possible  de  regarder  méthodiquement 
los  collections  :  mon  attention  était 
dispersée,  mes  pensées  fuyantes.  Je 
m’arrêtai  à  la  section  de  sculpture 
devant  une  statue  des  plus,  modernes 
icprésentant  un  merveilleux  garçon. 
f.es  traits  de  son  visage  rappelaient 
ceux  de  Nè.tti  ;  mais  ce  qui  me  frap¬ 
pa  le  plus,  c’est  l'art  avec  lequel  l’ar¬ 
tiste  avait  réussi  à  incarner  dans  un 
corps  indéterminé  et  des  trait  im¬ 
précis  le  génie, et  aussi  le  regard  alar¬ 
mé  et  scrutateur  de  l’enfant.  Jè  res¬ 
tai  longtemps  immobile  devant  la 
statue  et  perdis  conscience  de  tout 
le  reste  quand  la  voix  dTSnno  me 
contraignit  à  reprendre  mes  esprits. 

—  C’est  vous,  dit-il,'  montrant  le 
garçon,  c’est  votre  monde.  Ce  serq  un 
monde  superbe,  mais  il  est  ■■  encore 
dans  l’enfance;  voyez  quels  rêves 


troubles,  quelles  images  inquiétantes  soucis.  Cèla  m’était  très  agréable  et  f, 
agitent  sa  conscience—  Il  est  à  demi  je  m’endormis  au  bout  dé  quelques  f8 
endormi,  mais  il  s’éveillera,  je  le  minutes.  A  mon  réveil,  .Netti  était  di 
sens,  je  le  crois  profondément  1  auprès  dé  moi  et  me  régardait  où 


La  joie  que  me  causèrent  ces  mots  souriant. 


fut  mêlé  d’un  étrange  regret  :  «  Que 
n’est-ce  Netti  qui  a  dit  cela  !  » 

V.  —  A  L’HOPITAL 

Je  rentrai  à  la  maison  très  fali- 


—  Etes-vous’  mieux,  maintenant’/ 
demanda-t-il. 

‘  —  Je  me  porte  tout  à  fait  bien  et 
vous,  êtes  un  médecin  génial,  répon¬ 
dis-je.  Retournez  à  vos  malades  et 


gué  ;  après  deux  nuits  d’insomnie  et  ne  vous  inquiétez  pas  dé  moi 

_  : _ '  _  i  ;  A.  —  „  /l'in/innnniln  /in  Vlnn  ~  ~  t  téniv,lr,; 


une  journée  entière  d’incapacité  de  _  Mon  travail  est  terminé  pour 


travail,  je  décidai  d’aller  de  nouveau  aujourd'hui.  Si  vous  le  désirez,  je 
chez  Netti,  n’ayant  nulle  envie  de  vais  vous  montrer  notre  hôpital,  jpro- 


m’adresser  à  un  médecin  inconnu  de  posa  Netti 


la  ville  chimique.  Netti  travaillait  Cela  m'intéressait  vivement  et  nous 


dès  le  matin  à  l’hôpital  ;  c'est  là  que  fîmes  le  tour  de  cette  vaste  et  belle 
ie  le  retrouvai  après  la  consultation,  maison. 

u  «  i  m  ri  J _ 1  _ _ }  i  „  .;:«4  T» _ ;  1  '  _ _ 1 _ i_L _ .  / _ ; _ : _ > 


Quand  il  me  vit  dans  la  salle,  il  vint 
tout  de  suite  à  moi,  regarda  atlenti- 


maison. 

Parmi  lés  malades,  prédominaient 
les  nerveux  et  les  opérés.  La  plupart 


vcment  mon  visage,  me  prit  par  la  de  ces  derniers  étaient  victimes  d’ac- 
main  et  m’emmena  dans  une  petite  cidents  aux  machines. 


chambre  écartée  où  une  douce  lu- 


Vous  n’avez  donc  pas  de  moyens 


mière  bleue  pâle  se  mêlait  à  une  de  protection  suffisants  dans  les 


odeur  légère  de  parfums  inconnus,  usines  et  les  fabriques  ?  question- 
Un  silence  absolu  régnait  Netti,  me  nai-je. 

fit  asseoir  confortablement  dans  un  (X  suivre.) 

fauteuil  profond  et.  dit 

tez  de  rien.  Aujourd'hui,  je  prends  PAYABLE  100  FRANCS  PAR  MOIS 

tout  sur  moi.  Reposez-vous,  jè  re-  salue  a  mander  ou  ohambre  chên* 


(A  suivre.) 


viomtrsi  ensuite  «eulpté,  -fabrication  sar&otie.  SANS  VER- 

Menorai  ensuite.  sement  d-avance  Bail  d-Bxpooitiw  . , 

Tl  sortit  et  je  ne  pensai  à  rien,  Française  du  Msubia,  iss,  boulevard 
ne  m'inquiétai  de  rien,  puisqu’il  avait  voitairo,  Paris.  (Métro  dharonno.) 
pris  à  charge  mes  pensées  et  mes  BgRÊgtJKnÊÊÊ/KÊÊÊÊÊÊÊ^ÊM 


S  té  Français*  du  Mtubla,  ISS, 


N*  26.  Feuilleton  du  Populaire.  29-8-36. 


■ - ■ 

S  Alexandre  Bogdanov  ■ 

L’ETOILÊ 

ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

DEUXIEME  PARTIE 

V.  —  A  L’HOPITAL 

—  La'  protection  complète,  ex¬ 
cluant  tout  accident,  n’existe  pour 
ainsi  dire  pas.  Mais  ici,  sont  rassem¬ 
blas  tous  les  malades  d’une  région 
peuplée  de  plus  de  deux  millions 
d’individus  ;  or,  pour  une  telle  popu¬ 


lation,  quelques  dizaines  de  victimes, 
ce  n’est  pas  énorme.  Le  plus  sou¬ 
vent,  ce  sont  des  novices  qui  ne  sont 
pas  encore  familiarisés  avec  la  struc¬ 
ture  des  machines  auxquelles  ils  tra¬ 
vaillent  :  car  chez  nous,  on  aime  a 
passer  d’un  secteur  à  l’autre  de  la 
production.  Les  hommes  de  science 
et,  les  artistes  sont,  plus  facilement 
victimes  de  leur  distraction  :  leur 
attention  est  souvent  en  faute,  ils 
deviennent  pensifs  ou  s’oublient  dans 
la  méditation. 

—  Les  maladies  nerveuses  provien¬ 
nent  sans  doute  du  surmenage  ? 

—  Oui,  mais  beaucoup  sont  aussi- 
provoquées  par  les  perturbations  el¬ 
les  crises  de  la  vie  sexuelle,  ainsi 
que  par  d’autres  secousses  psychi¬ 
ques.  telles  que  la  mort  des  êtres 
chers. 

—  Y  a-t-il  ici  de  véritables  aliénés 
présentant  des  cas  de  confusion  et 
d’obscurité  mentales  ? 

—  Non,  il  y  a  un  hôpital  spécial 
pour  eux.  Certains  aménagements 
sont  indispensables  aux  malades  qui 
pourraient  nuire  aux  autres  ou  à 
eux-mêmes. 

—  En  de  tels  cas.  a-t-on  recours 
chez  vous  aussi  à  la  violence  pour 
maîtriser  le?  malades  ? 

—  Dans  la  mesure  où  c’est  abso¬ 
lument  indispensable,  cela  va  de  soi. 

Voilà  déjà  la  seconde  fois  que 


je  rencontre  la  violence  dans  votre 
monde.  La  première  fois,  c’était  à 
la  maison  des  enfants.  Il  vous  est 
donc  impossible  d’exclure  cet  élé¬ 
ment  de  votre  vie,  vous  êtes  forcés 
de  le  tolérer  ? 

—  Oui.  comme  nous  tolérons  la 
maladie  et  la  mort,  ou,  si  vous  vou¬ 
lez,  un  remède  amer.  Quel  être  rai¬ 
sonnable  refuserait,  par  exemple,  do 
recourir  à  la  violence  en  cas  de  légi¬ 
time  défense  ? 

—  'Vous  savez  que,  pour  moi,  cela 
diminue  considérablement  l’abîme 
entre  nos  deux  mondes. 

—  Mais  leur  distinction  essentielle 
ne  consiste  pas  du  tout  dans  le  fait 
que  la  violence  et  la  contrainte  soient, 
très  fréquentes  chez  vous.  La  diffé¬ 
rence  principale  est  que-  chez  vous, 
l’une  et  l’autre  sont  inscrites  dans  la 
loi.  extérieure  et  intérieure,  dans  les 
normes  du  droit  et  de  la  morale  qui 
régissent  les  citoyens  et  pèsent  sur 
eux  on  permanence.  Chez  nous,  la 
violence  existe  soit  comme  manifes¬ 
tation  de  la  maladie,  soit  comme  acle 
raisonné  d’un  être  raisonnable.  Dans 
l’un  et  l'autre  cas,  en  son  nom  ou  à 
son  inlention,  on  n’édicte  aucune  loi. 
aucune  règle  publique,  aucune  pres¬ 
cription  personnelle  ou  imperson¬ 
nelle. . 

—  Mais  a-t-on  institué  des  règles 
d’après  lesquelles  vous  limitez  la  li¬ 


berté  de  vos  aliérlés  ou  de  vos  en¬ 
fants  ?  * 

—  Oui,- de  simples  règles  Scientifi¬ 
ques,  médicales  et  pédagogiques. 
Mais  naturellement,  ce?  règles  tech¬ 
niques  ne  prévoient  pas  tous  les  cas 
de  violence  indispensable,  ni  tous  les 
moyens  de  l’appliquer  et  jusqu’à  quel 
point:  tout  dépend  de  l’ensemble  des 
conditions  données. 

—  Mai?  s’il  en  est  ainsi,  on  livre 
les  enfants  et  les  malades  à  l’arbi¬ 
traire  possible  des  éducateurs  et  des 
médecins  ? 

—  Que  signifie  ce  mot  «  arbitrai¬ 
re  »  ?  S’il  s’agit  de  violence  inutile 
et  superflue,  elle  n'est  possible  quo 
de  la  part  d’un  homme  malade  qui, 
lui-même  relève  de  la  thérapeuti¬ 
que.  Mais  un  homme  sensé  et  cons¬ 
cient  est  incapable  d’exercer  la  vio¬ 
lence. 

Laissant  de  côté  les  chambres  des 
malades,  les  salles  d’opération,  la 
pharmacie  et  les  appartements  des 
infirmiers  el  montant  à  l’étage  supé¬ 
rieur,  nous  traversâmes  une  grande 
et  belle  salle  dont  les  murs  transpa¬ 
rents  donnaient  sur  le  lac,  la  forêt 
el.  les  montagnes  lointaines.  Cette 
salle  était  ornée  de  statues  et  de  ta¬ 
bleaux.  l’ameublement  était  luxueux 
et  délicat. 

—  C’est  la  chambre  de  la  mort,  dit 
N’etti. 


—  Vous  amenez  là  tous  le?  agoni¬ 
sants  ?  -demandai-je. 

—  Oui,  à  moins  qu’il  n’y  viennent 
eux-mêmes,  répondit  Netti. 

—  Comment  peuvent-ils  venir  eux- 
mêmes  ?  dis-je,  étonné. 

—  Ceux  qui  se  portent  bien  au 
physique,  naturellement! 

Je  compris  qu’il  s’agissait  des  sui¬ 
cides. 

—  Vous  offrez  celte  pièce  aux  sui¬ 
cidés  pour  accomplir  leur  acte  ? 

—  Oui,  ainsi  que  tous  les  moyens 
de  mourir  en  paix  et  sans  souf¬ 
frances. 

—  Et  vous  n’élevez  aucun  obs¬ 
tacle  ? 

—  Quand  il  s'agit  de  conscience 
claire  et  de  décision  ferme,  quels 
peuvent  être  les  obstacles  ?  Mais 
bien  entendu,  on  propose  d’abord  au 
malade  de  prendre  conseil  du  méde¬ 
cin.  Certains  acceptent,  d’autres, 
non--- 

—  Le  suicide  est-il  très  fréquent 
Chez  vous  ? 

—  Oui,  surtout  chez  les  vieillards. 
Quand  le  sens  de  la  vie  faiblit  et 
s’émousse,  beaucoup  préfèrent  ne 
pas  attendre  la  fin  naturelle. 

--  Mais  y  a-t-il  parfois  des  sui¬ 
cides  de  gens  jeunes,  pleins  de  force 
et  de  santé  ? 

—  Oui,  cela  arrive,  mais  pas  sou¬ 
vent.  A  ma  connaissance,  il  y  eut 


seulement  deux  cas  de  ce  genre  dans 
oet  hôpital  ;  quant  au  troisième,  on 
a  réussi  à  arrêter  la  tentative. 

—  Qui  donc  étaient  ces  malheureux 
et  qu’est-ce  qui  les  poussait  à  leur 
perte  ? 

—  Le  premier,  c’était  mon  maître  ; 
un  médecin  remarquable,  qui  a 
donné  beaucoup  à  la  science.  Il  avait 
la  faculté,  développée  à  l’excès,  de 
ressentir  tes  souffrances  d'autrui. 
Cela  orienta  sou  esprit  et  son  énergie 
vers  la  médecine,  ce  qui  l’a  perdu. 
11  n’a  pu  résister.  Il  a  si  bien  dissimu¬ 
lé  son  état  psychologique  à  tous  que 
l'accident  s’est  produit  de  manière 
tout  à  fait  inattendue.  Ce  fut  après 
une  grave  épidémie  surgie  au  cours 
de  travaux  d’assèchement  d’un  golfe 
et  par  suite  de  la  putréfaction  U1 
quelques  centaines  de  millions  de  ki¬ 
logramme?  de  poissons.  La  maladie,, 
aussi  douloureuse  que  votre  choléra 
mais  encore,  plus  dangereuse,  se  ter¬ 
minait  neuf  fois  sur  dix  par  la  mort. 
Etant  donné  les  faibles  chances  de 
guérison,  les  médecins  ne  pouvaient 
même  pas  satisfaire  aux  prières  des 
malades  qui  demandaient  une  mort 
rapide  et  légère  :  on  ne  pouvait  juger 
pleinement,  conscients  des  individus 
en  proie  à  une  fièvre  aigue.  Mon 
maître  a  travaille  comme  un  fou 
durant  l’épidémie  que  d’ailleurs  ses 
recherches  contribuèrent  à  enrayer 


assez  vite.  Mais  après  quoi,  il  se  re¬ 
fusa  à  vivre. 

—  Quel  âge  avait-il  alors  ? 

—  Environ  cinquante  ans.  Chez 
nous,  c’est  un  âge  très  jeune  encore. 

—  Et  l'autre  cas  ? 

—  C’était  une  femme,  elle  avait 
perdu  à  la  fois  son  mari  et  son  en- 
fa  ni. 

—  Et  enfin  le  troisième  cas  7 

—  Seul,  le  camarade’  qui  l’a  vécu 
pourrait  vous  le  raconter.' 

—  C’est  vrai,  dis-je.  Mais  ex,pli- 
quez-moi  autre  chose.  Pourquoi  les 
Martiens  conservent-ils  si  longtemps' 
leur  jeunesse.?  Est-ce  une  particula¬ 
rité  de  votre  race,  ou  le  résultat  de 
meilleures  conditions  d’existence,  ou 
quelque  chose  d’ajutre  ? 

—  La  race  n’v  est  pour  rien  :  il  y 
a  deux  cents  ans.  notre  longévité  était  - 

deux  fois  moindre.  De  meilleure» . ■ 

conditions  d’existence  ?  Oui,  dans 
une  grande  mesuré,  c’est  justement 
cela  mais  pas  uniquement.  Le  fac¬ 
teur  principal  est  ce  que  nous  appe¬ 
lons  le  «  renouvellement  »  de  la  vie. 

—  .Qu’est-ce  donc  ? 

(A  suivre.) 

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ÜIBÜPII 


N"  27.  Feuilleton  du  Populaire.  30-8-36 


5  Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 


ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


■■■■■■■■■' 


Manuscrit  de  Léonide 

DEUXIEME  PARTIE 
V.  —  A  L’HOPITAL 

—  La  chose,  en  substance,  est  très 
«impie,  mais  vous  paraîtra  sans 
douta  étrange.  Cependant,  votre 
>  science  possède  déjà  toutes  les  don¬ 
nées  dÿ  oetta  méthode.  Vous  «avez 
tpialkt  nature,  {pour  élever  la  capacité 


vitale  des  cellules  ou  des  organismes, 
supplée  sans  cesse  à  un  individu  par 
un  autre.  C’est  pour  cela  que  les  êtres 
unicellulaires,  lorsque  leur  vitalité 
baisse  dans  un  milieu  uniforme,  fu¬ 
sionnent  par  deux  et  recouvrent  ainsi 
leur  faculté  de  reproduction,  «  l'im¬ 
mortalité  »  de  leur  protoplasme.  Le 
croisement  sexuel  de?,  plantes  et  des 
animaux  supérieurs  a  le  même  sens  : 
là  aussi,  les  éléments  vilaux  de  deux 
êtres  différents  sont  unis  pour  obte¬ 
nir  un  germe  plus  accompli  du  troi¬ 
sième.  Enfin,  vous  connaissez  déjà 
l’application  des  sérums  sanguins 
qui  transmettent  d’un  être  à  un  au¬ 
tre  des  éléments  do  vitalité  pour 
ainsi  dire  partielle,  sous  forme  par 
exemple  de  résistance  à  telle  ou  telle 
maladie.  Nous  allons  plus  loin  en  éta¬ 
blissant  «  l’échange  du  sang  »  entre 
deux  êtres  humains  dont  chacun 
peut  transmettre  à  l’autre  une  quan¬ 
tité  de  conditions  d’élévation  de  la 
vie.  Il  s'agit  de  la  transfusion  simul¬ 
tanée  du  sang  d’un  homme  à  un  au¬ 
tre  et  inversement,  au  moyen  d’une 
double  jonction  des  appareils  corres¬ 
pondant  à  leurs  vaisseaux  sanguins. 
Si  l’on  observe  toutes  les  précau¬ 
tions,  c’est  absolument  sans  danger  ; 
le  sang  d’un  homme  continue  à  vivre 
dans  l’organisme  de  l’autre,  s’y  mé¬ 
lange  à  l’autre  sang  et  apporte  un 
renouvellement  de  tous,  les  tissus. 


iHninHiimiiHtiHHiiiiHinHüHiimiiiHimiiiBümiii 

—  De  cette  manière,  on  peut  rendre 
la  jeunesse  aux  vieillards  en  infu¬ 
sant  dans  leurs  veines  un  sang 
jeune  ? 

—  En  partie,  oui  ;  mais  pas  com¬ 
plètement,  bien  entendu,  parce  que 
le  sang  n’est  pas  tout  dans  l’orga¬ 
nisme  qui,  à  son  tour,  le  renouvelle. 
C’est  pourquoi  le  sang  d’un  homme 
âgé  ne  vieillit  pas  un  homme  jeune  : 

|  ce  qu’il  y  a  de  faible  et  d.e  sénile  en 
cc  sang  est  rapidement  dominé  par 
le  jeune  organisme,  lequel  en  même 
temps  s’assimile  beaucoup  de  ce  qui 
lui  manque  ;  l’énergie  et  la  souplesse 
de  ses  fonctions  vitales  croissent  de 
même. 

—  Si  c’est  aussi  simple,  pourquoi 
notre  médecine  terrestre  n’utilise- 
t-el-le  pas  ce  moyen  ?  Elle  connaît 
la  transfusion  du  sang  depuis  quel¬ 
ques  centaine?  d’années,  si  je  ne  me 
trompe. 

—  Je  ne  sais.  Peut-être  y  a-t-il  des 
particularités  de  conditions  orga¬ 
niques  qui,  chez  vous,  prive  ce 
moyen  d.e  son  efficacité.- Peut-être 
est-ce  simplement  le  résultat  de  vo¬ 
tre  psychologie  individualiste  qui 
sépare  chez  vous  si  profondément 
un  homme  de  l’autre  que  l’idée  de 
leur  fusion  vitale  semble  insoute¬ 
nable  à  vos  savants.  A  part  cela, 
vous  avez  tant  de  maladies  qui  em¬ 
poisonnent  le  sang  et  que  les  malades 


IMBI 


:!!Bil!B!!lBll!BiiB!l!Bli!IflllBll!B!!IIB;i!ll 


M—aiMBIII—l 


Il  BIIIBIUBIU 


IIBIIIBli! 


IlIlBillIBIIÜI 


nilBIUBII! 


eux-mêmes  ignorent  ou  feignent  d’i¬ 
gnorer...  La  transfusion-  telle  qu’elle 
est  pratiquée  par  vos  médecins  a  un 
caractère  plutôtphilanthropique.  Ce¬ 
lui  qui  a  beaucoup  de  sang  en  donne 
à  celui  qui  vient  à  en  manquer  par 
suite  d’une  abondante  hémorragie 
Chez  nous,  eda  arrive  aussi  ;  mais 
on  applique  constamment  une  autre 
transfusion,  celle  qui  correspond  à 
tout  notre  système  :  l’échange  fra¬ 
ternel  de  vie,  non  seulement  quant 
aux  idées,  mais  aussi  dans  l'existence 
physiologique— 

VI.  —  TRAVAIL  ET  VISIONS 

Les  impressions  des  premiers 
jours,  torrent  impétueux  dans  ma 
conscience,  me  donnèrent  une  idée 
de  l’ampleur  du  travail  que  j’avais 
devant  moi.  Il  fallait,  avant  tout 
«  saisir  »  ce  monde  jneomniensura- 
blement  riche  et  original.  Il  fallait 
ensuite  «  entrer  »  en  lui',  non  eii  qua¬ 
lité  d’intéressante  pièce  de  musée, 
mais  d’homme  parmi  les  hommes,  de 
travailleur  parmi  les.  travailleurs. 
Alors  seulement  ma  mission  pourrait 
être  remplie,  alors  seulement  je 
pourrais  servir  d’amorce  à  un  réel 
lien  mutuel  des  deux  mondes  entre 
lesquels,  moi,  socialiste,  je  me  I  rou¬ 
vris  à  la  lisière  comme  un  infiniment 
petit  moment  du  présent  entre  le 
passé  et  l’avenir. 


Quand  je  quittai  l’hêpital,  Netti  me 
dit,  :  «  Ne  vous  pressez  pas  trop  !  » 
Il  me  sembla  qu'il  avait  tort.  Il  fal¬ 
lait  justement  se  hâter,  mettre  en 
œuvre  toutes  ses  forces,  toute  son 
énergie,  car  la  responsabilité  était 
par  trop  grande  !  Quel  immehso 
avantage  pour  notre  vieille  huma¬ 
nité  tourmentée,  quelle  accélération 
do  son  développement,  d>e  son  éva¬ 
nouissement,  devait  lui  donner  l’in¬ 
fluence  vivante,  énergique,  d’une 
haute  culture,  puissante  et  harmo¬ 
nieuse  !  Et  chaque  instant  de  retard 
dans  mon  travail  pouvait  ajourner 
cette  influence. Non,  je  n’avais  pas 
le  temps  d’attendre  et  de  me  repo¬ 
ser. 

Et  je  travaillai  beaucoup,  je  con¬ 
nus  la  science  et  la  technique  du 
monde  nouveau,  j’en  observai  inten¬ 
sément  la  vie  sociale,  j’étudiai  sa  lit¬ 
térature.  Mais  là,  il  y  avait  bien  des 
difficultés. 

Leurs  méthodes  scientifiques  me 
mettaient  dans  une  impasse  :  je  nie 
les  assimilai  .  mécaniquement,  me 
convaincant  e  l’expérience  que  leur 
application  était  facile,  simple  et 
infaillible,  et  cependant  je  ne  les 
comprenais  pas,  je  ne  vojai?  pas 
pourquoi  elles  conduisaient  au  but, 
quelle  était  leur  relation  avec  les 
phénomènes  vitaux,  en  quoi  consis¬ 
tait  leur  essence.  J’était  tout  à  fait 


comme  ces  vieux  mathématiciens  dn 
XVII’  siècle  dont  la  pensée  immo¬ 
bile  ne  pouvait  organiquement  s’as¬ 
similer  la  dynamique  vivante  des 
infiniment.?  petits. 

Les  assemblées  publique?  des  Mar¬ 
tiens  me  frappèrent,  par  leur  carac- 
fère  strictement  utilitaire.  Qu’elles 
fussent  consacrées  à  la  science,  à 
l’organisation  du  travail  ou  même 
aux  qh  es  lions  d’art  —  les  rapports  et, 
les  discours  élaicnL  extrêmement 
concis  et  brefs,  l’argumentation  pré¬ 
cise  et  exacte,  personne  ne  répé¬ 
tait  les  autre?-..  Les -décisions  de  ras¬ 
semblée,  le  plus  souvent  unanimes; 
étaient  exécutées  avec  une  rapidi¬ 
té  fabuleuse.  Une  assemblée  de  sa¬ 
vants  spécialisés  décidait-elle  d’orga¬ 
niser  un  quelconque  institut  scienti¬ 
fique?  Une  assemblée  de  statisticiens 
du  travail,  de  créer  une  quelconque 
nouvelle  entreprise  ?  Une  assemblée 
de  citadins  d’embellir  leur  ville  d’un 
quelconque  édifice  ?  Immédiatement 
apparaissaient  do  nouveaux  chiffres 
du  travail  indispensable  publiés  'par 
le  bureau  central  ;  de?  centaines,  des 
milliers  d’ouvriers  arrivaient  par  la 
voie  des  airs  et,  quelques  jours  ou 
quelques  semaines  plus  tard,  tout 
était  déjà  fait  et  les  nouveaux  ou¬ 
vriers  avai.ent. disparu  on  ne  sait  où. 
Tout  cela  produisait  sur  moi  l’im¬ 
pression  d’une  certaine  magie,  ma¬ 


gie  étrange,  calme  et  froide,  sans 
exorcisme  ni  parure  mystique,  mais 
d’autant  plus  énigmatique  dans  sa 
puissance  surnaturelle. 

La  littérature  du  monde  nouveau, 
même  purement’  artistique,  ne  fut 
pas  non  plus  pour  moi  un  repos  ni 
un  ,  apaisement.  Ses  images  sem¬ 
blaient  simples  et  claires  mais  elles 
m’étaient  intimement  étrangères. 
J’aurais  aimé  les  pénétrer  plus  avant, 
me  les  rendre  proches  et  compréhen¬ 
sibles,  —  mai?  mes  efforts  aboutirent 
à  un  résultat  tout  à  fait  inattendu  : 
les  images  devinrent  mirages  enve¬ 
loppés  de  brouillard. 

Quand  j’allais  au  théâtre,  là  aussi 
me  poursuivait  le  même  sentiment 
d’incompréhension.  Les  sujets  étaient 
simples,  le  jeu  magnifique  mais  la 
vie  en  était  absente.  Les  discours  des 
héros,  si  contenüs  et  doux,  leur  com¬ 
portement  si  calme  et  prudent,  leurs 
sentiments  si  peu  -accusés  semblaient 
éviter  d’imposer  aucun  état  d’esprit 
au  spectateur  comme  s’ils  émanaient 
de  profonds  philosophes  et  même,  à 
ce  qu’il  me  parut,  fortement  idéalisés. 
Seules,  les  pièces  historiques  d’un 
lointain  passé  me  procuraient  tant 
soit  peu  de  sensations  connues  et  le 
jeu  des  acteurs  y  était  aussi  énergi¬ 
que,.  rexpress'ion  de  leur?  sentiments 
personnels  aussi  sincères  que  su^ 
nos  scènes.  ts.  suivre.). 


T7T7 


N»  28.  Feuilleton  du  Populaire.  31-8-36 


'■  J  J'  J  ///// / 


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J  J  J  J  J  J  J  2‘  >r  }  21. 


fi  Alexandre  Bogdanov 

L'ETOILE 

ROUGE 


S  Traduit  du  russe 
S  par  Colette  Peignot 


Manofcrit  de  Léonide 

DEUXIEME  PARTIE 
VI.  —  TRAVAIL  ET  VISIONS 

Une  circonstance  m’attirait  malgré 
tout  et  avec  une  force  particulière 
au  théâtre  de  notre  petite  ville  : 
c'était  quil  ne  s’y  trouvait  pas  d'ac¬ 
teurs.  Lee.  pièces  que  je  vis  là  étaient, 
soit  transmises  des  grandes  villes  par 


des  appareils  transmetteurs  optiques 
et  acoustiques,  soit  même  et  le  plus 
souvent  reproduisaient  un  jeu  an¬ 
cien,  si  ancien  même  que  les  acteurs 
étaient  morts.  Les  Martiens  connais¬ 
saient.  le  procédé  de  photographie 
instantanée  en  couleurs  naturelles  et 
l’adaptaient  pour  photographier  la 
vie  en  mouvement  comme  on  le  fait 
dans  notre  cinématographe.  Mais  non 
seulement  ils  unissaient  le  cinéma 
au  phonographe  comme  chez  nous 
sur  la  Terre  (encore  très  imparfai¬ 
tement),  ils  utilisaient  aussi  l’idée 
du  stéréoscope  et  transposaient  les 
vues  cinématographiques  en  relief. 

Sur  l’écran,  on  projetait  à  la  .fois 
deux  images,  deux  moitiés  de  sté- 
réogrammes  et.  devant  chaque  fau¬ 
teuil  de  la  salie  de  spectacle,  était 
adaptée  une  jumelle  stéréoscopique 
correspondante  qui  fondait  les  deux 
images  planes  en  une  mais  à  trois 
dimensions.  Il  était  étrange  de  voir 
clairement  et  nettement  les  êtres  vi¬ 
vants  se  remuer,  agir,  exprimer  leurs 
pensées  et  leurs  sentiments,  sans 
perdre  conscience,  au  même  moment, 
de.  n’avoir  devant  soi  qu’une  pelli¬ 
cule  mate  avec,  derrière  elle,  le 
phonographe  et  un  projecteur  élec¬ 
trique  à  mécanisme  d’horloge.  C’é¬ 
tait  d’une  étrangeté  presque  mys¬ 
tique  et  faisait  naître  un  doute  con¬ 
fus  quant  à  la  vraisemblance. 


Tout  cela,  cependant,  ne  facilitait 
pas  l'accomplissement  de  ma  Tâche  : 
comprendre  le  monde  étranger. 
D'une  part,  j’avais  évidemment  be¬ 
soin  d’être  aidé.  Mais  je  m’adressais 
de  moins,  en  moins  à  Menni  (pour  des 
indications  ou  des  explications. 
J’étais  gêné  d’avouer  mes  difficultés 
dans  toute  leur  ampleur.  De  plus, 
l’attention  de  Menni  était  alors  ab¬ 
sorbée  par  une  recherche  impor¬ 
tante  dans  le  domaine  de  l’extraction 
de  la  «  matière-moins  ».  Il  travaillait 
infatigablement  et  souvent  sans  dor¬ 
mir  durant  des  nuits  entières  et  je 
ne  voulais  pas  le  déranger  ni  le  dis¬ 
traire;  et  son  ardeur  au  travail  était 
une  sorte  d’exemple  vivant  qui  m'in¬ 
citait  sans  le  vouloir  à  aller  plus  loin 
dans  mes  efforts. 

Les  autres  amis,  par  ailleurs,  dis¬ 
parurent  provisoirement  de  mon  ho¬ 
rizon.  Netti  partit  à  quelques  mil¬ 
liers  de  kilomètres  pour  diriger  la 
construction  et  l'organisation  d’un 
hôpital  géant  dans  l’autre  hémisphè¬ 
re  de  la  planète.  Enno  s’occupait, 
comme  assistant  de  Sterni  à  l'obser¬ 
vatoire,  de  mensurations  et  de  cal¬ 
culs  indispensables  à  de  nouvelles 
expéditions  sur  la  Terre  et  sur  Vé¬ 
nus,  sur  la  Lune  et  sur  Mercure, 
pour  les  mieux  photographier  el 
rapporter  des  échantillons  de  leurs 
minéraux.  Je  n’étais  pas  intimement 


lié  avec  les-  autres  Martiens  et  me 
bornais  aux  questions  indispensables, 
aux  conversations  d’ordre  pratique  : 
il  m’était  difficile  et  singulier  de 
frayer  avec  des  êtres  étrangers  qui 
m’étaient  supérieurs. 

Avec  le  temps,  il  me  parut  que 
mon  travail,  au  fond,  n’allait  pas  mal 
du  tout.  J’avais  de  moins  en  moins 
besoin  de  repos  et  même  de  som¬ 
meil.  Ce  que  j’étudiais  s'ordonnait, 
en  quelque  sorte  mécaniquement  et 
.facilement  dans  ma  tête  et  à  côté  de 
cela,  je  sentais  ma  tête  absolument 
vide  comme  si  j’y  pouvais  loger 
beaucoup  de  choses  encore.  Il  est 
vrai  que  lorsque  je  m’efforçais,  par 
une  vieille  habitude,  de  formuler 
explicitement  pour  moi-même  ce 
que  j’avais  appris,  cela  m'était  le 
plus  souvent  impossible  mais  m’im¬ 
portait  peu  car,  seules,  des  expres¬ 
sions  me  manquaient,  des  détails,  des 
riens  ;  j’acquérais  la  compréhension 
générale  et  c’était  l’essentiel. 

Mes  travaux  ne  me  procuraient 
déjà  plus,  aucun  plaisir  ;  rien  ne  pro¬ 
voquait  en  moi  cet  intérêt  immédiat 
d’autrefois.  Eh  bien,  mais  c’est  tout 
à  fait  compréhensible,  penisais-je 
après  tout  ce  que  j’ai  vu  et  appris,  il 
est  difficile  de  m’étonner  avec  quoi 
que  ce  soit  ;  il  ne  s’agit  pas  d’agré¬ 
ment  mais  de  posséder  les  connais¬ 
sances  nécessaires. 


La  seule  chose  pénible  était  la  dif¬ 
ficulté  croissante  de  concentrer  mon 
attention  sur  un  seul  sujet.  Mes  pen¬ 
sées  se  détournaient  tantôt  d’un  côté, 
tantôt  de  l’autre  ;  des  souvenirs  très 
vifs,  souvent  fort,  inattendus  et  loin¬ 
tains,  flottaient  dans  mon  esprit  et 
m’obligeaient  à  oublier  ce  qui  m’en¬ 
tourait  en  absorbant  des  minutes 
précieuses.  ■ 

Je  le  remarquais  et  me  res¬ 
saisissais  en  me  mettant  au  travail 
avec  un  regain  d’énergie,  mais  peu  de 
temps  s’écoulait  sans  que.  des  images 
fugitives  du  passé  ou  de  mon  imagi¬ 
nation  s'emparent  de  mon' cerveau 
et  qu’il  faille  encore  de  durs  efforts 
pour  les  refouler. 

Un  sentiment  d’inquiétude  étrange 
m'alarmait  de  plus  en  plus,  exacte¬ 
ment  comme  si  j’avais  manqué  de 
faire  quelque  chose  de  grave  et  d’ur¬ 
gent.  que  j’oubliais  toujours  et  que 
je  m’efforçais  de  me  rappeler.  Là- 
dessus  s’élevait  tout  un  essaim  de  vi¬ 
sages  connus  et  d’événements  passés 
qui  d’une  force  irrésistible,  m'em¬ 
portai!  toujours  plus  en  arrière  à 
travers  la  jeunesse  et  l’adolescence 
jusqu’à  la  plus  tendre  enfance  et  se 
perdait  enfin  dans  certaines  sensa¬ 
tions  troubles  et  confuses.  Après 
quoi,  ma  distraction  devenait  ■  parti¬ 
culièrement  fort®  et  tenace. 


Me  soumettant  à  la  résistance  in¬ 
térieure  qui  ne  me  permettait  pas  de 
me  concentrer  longtemps  sur  un  seul 
sujet,  je  commençais  à  passer  sou¬ 
vent  et  rapidement  d’une  question  à 
l’autre  et  préparais  à  cet  effet  dans 
ma  chambre  de  nombreux  livres  ou¬ 
verts  d’avance  à  l’endroit  voulu,  de3 
tables,  des  cartes,  des  stéréogrammes, 
des  phonogrammes,  etc.  Ainsi  j’espé¬ 
rais  éviter  les  pertes  de  temps  mais, 
insènsiblement,  la  distraction  se  glis¬ 
sait  à  nouveau  en  moi  et  je  me  sur¬ 
prenais  regardant  depuis  longtemps 
déjà  un  point  fixe,  sans  rien  com¬ 
prendre  ni  rien  faire. 

UL  suivre.) 


LA  ((  QUEEN-MARY  »  S’ADJUGE 
,  LE  RUBAN  BLEU 


Londres,  80  août.  —  La  «  Queen- 
Mary  »  vient  de  s’adjuger  le  Ruban 
bleu  de  l'Atlantique  en  effectuant  la 
traversée  d’ouest  en  est  en  3  heures 
31  minutes  de  moins  que  la  «  Nor¬ 
mandie  ».  Sa  vitesse  moyenne  a  été  de 
30.63  nœuds,  contre  30s3i  nœuds  at¬ 
teinte  par  la  «  Normandie  ». 

La  «  Queen-Mary  »  a  accompli  la 
traversée  d’Ambrose-Light  à  Bishops- 
Rock  en  trois  jours  23  heures  et  67 
minutes. 


■wMiitiiMrin^tenif^iiiMBiàlllliniiMnBMlllIMlWÉmiMKMBB^MiHrôlMflWffilHlliMIBBWIlIllBÜHBWlIlwhBl^MWMBWBBBMW ■HBWniHBWB1lll1WiWWIWWBI>WHHWBll1HWilHWI|^BI!1IPMWWÉilllWBWWMBIBMU8WlllWBWWmW WBW^IWIWWH  BIIIWIBIBWWPIIIWIWWBIWWIHIWIHMMMIIPPI|II1IBM  .iprappMW^  1 


K"  29.  Feuilleton  du  Populaire.  1-9-36. 


Alexandre  Bogdanov  S 


ROUGE 


2  Traduit  du  russe 
■  par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

DEUXIEME  PARTIE 
VI.  —  TKAVAIL  ET  VISIONS 

Én  revanche,  quand  .je  me  cou¬ 
chais  et  regardais;  K  travers  le  toit 
de  verre,  le  ciel  sombre  de  la  nuit, 
ma  pensée  commençait  à  travailler 
d'elle-même  avec  une  étonnante  vi¬ 
vacité'  et  beaucoup  de  vigueur.  Des 


pages  entières  de  chiffres  et  de 
formules  m’apparaissaient  mentale¬ 
ment  dans  une  telle  clarté  que  je  pou¬ 
vais  les  lire  ligne  à  ligne.  Mais  ces 
images  s’en  allaient  bientôt,  laissant 
la  place  à  d’autres  ;  et  ma  fconscience 
se  .  transformait  alors  en  une  sorte 
de  panorama  de  vues  étonnamment 
claires  et  nettes,  n'ayant  aucun  rap¬ 
port  avec  mes  occupations  et  mes 
soucis  :  paysages  terrestres,  scènes 
théâtrales,  tableaux  dé  récits  enfan¬ 
tins  se  reflétaient  tranquillement 
comme  dans  un  miroir,  disparais¬ 
saient  et  se  succédaient  sans  provo¬ 
quer  aucune  agitation  mais  seule¬ 
ment  un  léger  sentiment  d'intérêt  ou 
de  curiosité  non  dénué  d’une  nuance 
d’agrément,.  Ces  reflets  passaient  d’a¬ 
bord  à  travers  ma  conscience  sans 
se  mêler  à  la  réalité  ambiante  -que, 
par  la  suite,  ils  éliminaient;  je  plon¬ 
geais  alors  dans  un  sommeil  plein  de 
songes  animés  et.  compliqués,  très  fa¬ 
cilement  interrompus,  qui  ne  me 
donnait  pas  l’essentiel  de  ce  vers 
quoi  je  tendais  :  le  sentiment  du 
repos. 

tin  bourdonnement  d'oreilles  m’in¬ 
quiétait  depuis  longtemps  déjà,  de¬ 
venait  plus  constant  et  plus  fort,  au 
point  de  m’empêcher  parfois  d’écou¬ 
ter  les  phonogramnies  et.  la  nuit,  de 
me  dérober,  des  bribes  de  .sommeil. 
De  temps  à  autre  je  percevais  des 


voix  humaines,  connues  et  incon¬ 
nues  ;  souvent  il  me  sembla  que  Von 
m’appelait  par  mon  nom  ou  que  j’en¬ 
tendais  des  conversations  dont  je,  ne 
pouvais  saisir  les  mots  à  cause  du 
bourdonnement.  Je  compris  que  je 
notais  plus  en  bonne  santé,  d’autant 
que  la  distraction  s’était  définiti¬ 
vement  emparée  de  moi  et  que  je  ne 
pouvais  même  pas  lire  plus  de  quel¬ 
ques  lignes  à  la  suite. 

—  C.’est  !  tout  simplement  du  sur¬ 
menage,  pensais- je.  J’ai  besoin  de 
plus  de  détente  et  sans  doute  ai-je 
trop  travaillé.  Mais  il  ne  faut  pas 
que  Menni  s’aperçoive  de  ce  qui  se 
passe  ;  cela  ressemblerait  trop  à  une 
faillite  dès  les  premiers  pas  de  mon 
étude.  , 

Et,  quand  Menni  venait  dans  ma 
chambre  — :  ii  est  vrai  que  cela  n’ar¬ 
rivait  pas  souvent  -r--  je  feignais  de 
travailler  assidûment  Et  il  me  fit 
remarquer  que  je  travaillais  à  Pexcès 
et  risquais  de  me  surmener. 

—  Aujourd’hui  surtout,  vous  avez 
mauvaise  mine,  dit-il  :  regardez  dans 
la  glace  comme  vos  yeux  brillent  et 
comme  vous  êtes  pâle.  11  faut  vous 
reposer,  vous  regagnerez  cela  plus 
lard. 

Je  l'aurais  moi-mêine  beaucoup 
désiré,  mais  cela  ne  me  fut  pas  pos¬ 
sible.  A  la  vérité,  je  De  faisais'  pres¬ 
que  rien,'  mais  tout  effort,  même  le 


plus  mince,  me  fatiguait  et  le-' flux 
impétueux  des  images  vivantes  de 
ma  mémoire  et  de  ma  fantaisie  ne 
cessait  ni  jour  ni  nuit.  L  ambiance 
semblait  pâlir  et  se  perdre  derrière 
ces  images  et  «prenait  des  apparence* 
spectrales. 

Enfin  je  dus  me  Tendre.  Je  voyais 
que  la  langueur  et  l’apathie  l’empor¬ 
taient- toujours  davantage  9Ur  ma  vo¬ 
lonté  et  que  je  pouvais  lutter  de 
moins. en.  moins  contre  mon  état.  Un 
matin,  comme  je  me  levais  de  mon 
lit,  tout'  s'assombrit  subitement  de¬ 
vant,  mes  yeux.  Mais  cela  passa  vite 
et  j’allai  à  la  fenêtre  pour  regarder 
les  arbres  du  parc.  Soudain,  je  sen¬ 
tis.  que  quelqu’un  me  regardait.  Je 
me  retournai  :  Anna  Nikolaievna 
était  devant  moi,  le  visage  pâle  et 
triste,  le  regard  plein  de  reproches. 
Cela  me  désespéra  et,  sans  penser  à 
la’ singularité  de  cette  apparition,  je 
fis  un  pas  dans  sa  direction  et  vou¬ 
lus  dire  quelque  chose..  Mais  elle  dis¬ 
parut  .comme  évanouie  dans  l’air. 

De  ce  moment  commença  une  or¬ 
gie  de  visions.  Il  ne  me  souvient  pas 
de  ’  toutes.  Ma  conscience  semblait 
s’obscurcir  à  l’état  de  veille  comme 
pendant  le  sommeil.  Les  gens  les  plus 
différents,  ceux  que  j'avais  reneop- 
tré«  dans  ma  vie  et  même  d’autrqs 
qui  m’étaient  totalement  inconnus, 
allaient  et,  venaient.il  n  v  avait  pas 


de  Martiens  parmi  eux,  c’étaient  tous 
des  Terriens  que,  .pour  la  plupart^ 
je  n'avais  pas  vus  depuis  longtemps  ; 
de  vieux  camarades  décote,  mon 
jeune  frère  qui  mourut  enfant. 

Une  fois,  je  vis  «par  la  fenêtre,  sur 
le  banc,  un  espion  connu  qui,  avec 
un  mauvais  sourire,  m’oi^ervait  de 
ses  regards  fuyants.  Les  apparitions 
ne  causaient  pas  avec  moi,  mais  la 
nuit,  quand  tout  était  calme,  les  hal¬ 
lucinations  sonores  «persistaient,  et  se 
transformaient  en  conversation*  en¬ 
tières,  entre  personnages  inconnus  : 
tantôt  un  voyageur  marchandant 
avec  un  cocher,  tantôt  un  commis 
persuadant  un  client  de  lui  acheter 
sa  marchandise,  parfois  l’amphi¬ 
théâtre  de  l’Université  en  efferves¬ 
cence,  l’appariteur  recommandant  le 
calme  parce  que  le  professeur  allait 
venir  à  l’instant.  Les  hallucinations 
visuelles  étaient  plus  -  intéressantes 
et  me  dérangeaient  beaucoup  moins 
et  plus  rarement. 

Après  la  vision  d’Anna  Nicolaïevna, 
je  racontai  tout  à  Menni.  Il  me  mit 
immédiatement  au  lit,  appela  le  plus 
proche  médecin  et  téléphona  à  Netli, 
à  six  milles  kilomètres.  Le  docteur 
dit  qu'il  ne  .se  risquerait  à  prendre 
aucune  mesure  parce  qu'il  ne  con¬ 
naissait  pas  suffisamment  l’orga- 
pisrne  d’un  homme  terrestre;  mais 
que,  de  toutes  façons,  le  plus,  impor¬ 


tant  était  le  calme  et  le  repos  et  qu’il 
n'était  donc  pas  dangereux  d’attendre 
quelques  jours  l’arrivée  de  Netti. 

Netti  apparut,  le  troisième  jour, 
avant  remis  ses  obligations  à  un 
autre.  Voyant  dans  quel  état  j’étais, 
il  jeta  a  Menni  un  couip  d’œil  chargé 
de  triste  reproche. 

VIL  —  NETTI 

■Malgré  ies  soins  d’un  médecin  tel 
que  Netli,  la  maladie  dura  encore 
quelques  semaines.  J’étais  au  lit,  cal¬ 
mé  et  passif,  observant  avec  une 
égale  indifférence  la  réalité  et  les 
visions.  A  peine  si  la  présence  cons¬ 
tante  de  Netli  me  procurait  un  fai¬ 
ble  plaisir,  bien  peu  sensible. 

Il  m’est  étrange  de.  me  remémorer 
mon  altitude  d’alors  devant  les  hal¬ 
lucinations  ;  bien  qu’il  m’arrivât 
souvent  de  me.  convaincre  de  leur 
irréalité,  chaque  fois  qu’elles  reve¬ 
naient  j’oubliais  pour  ainsi  dire  tout; 
même  si  ma  conscience  n’élait  ni 
obscurcie  ni  confuse,  je  les  prenais 
pour 'des  visages  et  des  choses  exi¬ 
lantes.  «La  notion  de  leur  irréalité  ■•in¬ 
tervenait  seulement,  ’  après  leur  dis¬ 
parition,  o’u  même  avant. 

Les.  principaux  efforts,  de  Netti 
dans  Te  traitement  tendaient  à  me 
contraindre  au  sommeil  et  au  repos. 
Cependant,,  -il  .ne  Sse  décidait,  .à  em¬ 
ployer  aucun  médicament  à  cet  effet, 


craignant  d’empoisonner,  un  organis¬ 
me  de  Terrien.  Durant  quelques 
jours,  il  lui  fut  impossible  de,  m’en¬ 
dormir  par  les  moyens  habituels  ; 
les  images  hallucinatoires  s’insi¬ 
nuaient  dans  le  processus  de  suggea- 
tion  et  déjouaient  son  efficacité.  En¬ 
fin,  il  y  réussit  et  quand  je  m’éveal- 
lai  après  deux  ou  trois  heures  de. 
sommeil,  il  me  dit 

—  Maintenant,  voire  guérison  est 
certaine,  encore  que  la  maladie  doive 
suivre  son  cours  assez  de  temps  en¬ 
core.  y  .u 

Effectivement,  elle  suivit  son 
cours.  Les  hallucinations  se  firent 
plus  rates  mais  lion  moins  vivantes 
et  lumineuseg  ;  elle  devenaient  mê¬ 
me  plus  compliquées;  parfois,  les  hô¬ 
tes  imaginaires  entraient  en  conver¬ 
sation  avec  moi. 

Mais  seule,  l’une  de  ces  conversa¬ 
tions  cul.  un  sens  et  une  significa¬ 
tion  pour  moi.  C’était  à  la  fin  de  la 
maladie. 

M’éveillant,  un  malin,  je  vis.  com¬ 
me.  d’habitude,  Netti  à  côlé  de  moi 
et,  derrière  son  fauteuil,  se  tenait 
mon  vieux  camarade  de  révolution, 
l’agilaleur  Ibrahim,  homme  âsré  et 
d’une  ironie  mauvaise.  Il  semblait 
allendre  quelque  rliose-  Quand  Netti 
passa  dans  l’autre  rhambro  pour  pré¬ 
parer  le  bain,  Ibrahim,  brusque  et 
péremptoire,  me  dit  ;  ia  tuivte.i 


■liilHIilHIlMÜHlIül 


|!lllHl!iB!lillR!!lll 


inviüimiiaiBiiiiaüüaifliMiiiUiiiKii 


imni!iiBii!ia  bbmoi 


mmm 


N"  30.  Feuilleton  du  Populaire.  2-9-36. 


5  Alexandre  Bogdanov  ■ 

L'ETOILE 

ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


HUMHR 


Manuscrit  de  Léonide 

DEUXIEME  PARTIE 
VU.  —  NETTI 

—  Tu  est  un  imbécile  !  Qu’as-tu  à 
bâiller  ?  Tu  ne  vois  donc  pas  qui  est 
ton  docleur  ? 

Je  fus  assez  peu  surpris  de  celte 
remarque  et  le  ton  cynique  d’Ibra- 
fcim,  auquel  j’étais  accoutumé,  ne 

me  troubla  jas.  Maiâ  je  ©«  souvins 


de  la  forte  pression  de  la  petite  main 
de  Netfi  et  n’écoutai  pas  Ibrahim. 

—  Tant  pis  tour  toi  !  dit-il  avec 
un  rire  méprisant.  Et  il  disparut  à  la 
minute  même. 

Netti  rentra  dans  la  chambre.  A 
sa  vue,  j’éprouvai  une  gêne  bizarre. 
Il  me  regarda  attentivement. 

—  C’est  bon,  dit-il,  votre  guérison 
avance  à  grands  pas. 

Et  il  fut  -particulièrement  silen¬ 
cieux  et  pensif  ce  jour-là.  Le  lende¬ 
main,  s’étant  assuré  que  je  me  sen¬ 
tais  bien  et  que  les  hallucinations 
ne  se  répétaient  pas,  il  alla  à  ses  af¬ 
faires  jusqu’à  la  nuit,  en  se  faisant 
remplacer  à  mon  chevet  par  un  au¬ 
tre  médecin.  Après  cela,  pendant 
quelques  jours,  il  ne  vint  que  le  soir 
pour  m’endormir.  Alors  seulement 
je  compris  combien  sa  présence 
m’importait  et  m'était  agréable.  En 
même  temps  que  des  afflux  de  santé 
venus  de  toute  la  nature  environ¬ 
nante  semblaient  se  déverser  dans 
mon  organisme,  l’allusion  d’ibrahim 
s’offrait  plus  fréquemment  à  mon 
esprit.  .J’hésitais  et  voulais  à  toute 
force  me  convaincre  que  c’était  une 
absurdité  née  de  la  maladie.  Pour 
quelles  raisons  Nelli  et  ses  amis 
m’auraient-ils  trompé  à  ce  sujet  ? 
Cependant,  un  doute  vague  subsistait, 
qui  m’élait  agréable. 

Parfois,  je  questionnais  Netti  sur 
ses  occupations.  Il  m'expliqua,  qu’üflq 


série  de  réunions  avait  lieu  à  pro¬ 
pos  de  l’organisation  de  nouvelles 
expéditions  sur  d’autres  planètes  et 
que  l’on  avait  besoin  de  lui  comme 
expert.  Menni  présidait  ces  assem¬ 
blées,  mais  ni  lui,  ni  Netti,  ne  s’ap¬ 
prêtaient  à  partir  bientôt,  ce  dont  je 
me  réjouis  fort. 

, —  Et  vous-même,  ne  pensez-vous 
pas  à  rentrer  chez  vous?  me  deman¬ 
da  Netti;  et  je  surpris  de  l’inquiétude 
dans  sa  voix. 

—  Mais,  puisque  je  n’ai  encore  rien 
fait,  répondis-je- 

Le  visage  de  Netti  s’éclaira. 

—  Vous  vous  trompez,  vous  avez 
fait  beaucoup...  ne  serait-ce  que  par 
celte  réponse,  dit-il. 

Je  sentis  là  une  allusion  à  quel¬ 
que  chose  que  j’ignorais  mais  me 
concernant. 

—  Et  ne,  puis-je  vous  accompa¬ 
gner  à  l'une  de  ces  réunions  ?  de¬ 
mandai-je. 

—  En  aucun  cas!  déclara  catégo¬ 
riquement  Netti.  A  part  le  repos  ab¬ 
solu  dont  vous  avez  besoin,  il  vous 
faut  encore  éviter,  des  mois  entiers, 
tout  ce  qui  a  un  rapport,  étroit  av-c 
l’origine  de  voire  maladie- 

Je  n’objeotai  rien.  Il  m’était  si 
agréable  de  nie  reposer  ;  quant  à 
mon  devoir  envers  l’humanité,  il 
s'eslompaii.  Seules,  des  pensées  inso¬ 
lites  au  sujet  de  Netti  me  troublaient 
.de  plus  en  plus. 


Un  soir,  accoudé  à  la  fenêtre,  je 
regardais  s’assombrir  la  mystérieuse 
«  verdure  »  rouge  du  parc,  elle  me 
parut  très  belle  et  tout  en  elle  par¬ 
lait  à  mon  cœur.  Un  bruit  léger  re¬ 
tentit  à  la  porte,  je  sentis  tout  de 
suite  que  c’était  Netti.  Il  entra  de 
sa  démarche  légère  et  rapide  et,  sou¬ 
riant,  me  tendit  la  main,  vieux  sa¬ 
lut  terrestre  qui  lui  plaisait.  Je  ser¬ 
rai  sa  main  gaiement  avec  une  telle 
énergie  que  ses  doigts  vigoureux  en 
pâlirent. 

—  Eh  bien  !  je  vois  que  mon  rôle 
de  médecin  esi  terminé,  dit-il  en 
souriant.  Néanmoins,  je  dois  vous  in¬ 
terroger  encore  lin  peu  pour  établir 
cela  définitivement. 

Il  me  questionna,  je  répondis  avec 
une  incompréhensible  confusion  et 
lus  un  sourire  secret  dans  la  profon¬ 
deur  de  ses  grands  yeux.  A  la  fin,  je 
n’y  tins  plus. 

—  Expliquez-moi  pourquoi  je  res¬ 
sens  une  aussi  forte  inclination  vers 
vous  ?  Pourquoi  suis-je  extraordi¬ 
nairement  heureux  de  vous  voir  •? 

—  Cela  vient  surtout,  je  pense,  de 
ce  que  je  vous  ai  soigné  :  vous  re¬ 
portez  inconsciemment  sur  moi  la 
joie  de  votre  guérison.  Et  peut-être 
aussi...  d’une  c'nose  encore...  c’est  que 
j«  suis...  une  femme... 

Des  éclairs  fulgurèrent  devant  mes 
yeux,  tout  s'assombrit  autour  de  moi 
et  mon  cœur  parut  oesger  de  battre,,, 


Une  seconde  après,  je  serrai.  Netti 
dans  mes  bras  comme  un  fou,'  j’em¬ 
brassai  ses  mains,  son  visage,  ses 
grands  yeux  profonds,  bleu-vert 
comme  le  ciel  de  sa  planète... 

Généreuse  et  simple,  Netti  céda  à 
mon  emportement...  Quand  je  re¬ 
vins  de  ma  joie,  insensé,  je  l’embras¬ 
sai  de  nouveau  avec  d’involontai¬ 
res  larmes  de  reconnaissance  dans 
les  yeux  —  ce  qui  venait  naturelle¬ 
ment  de  ma  faiblesse  physique  — 
Netti  me  dit  avec  son  charmant  sou¬ 
rire  : 

—  Oui,  il  m’a  semblé  à  l'instant 
sentir  tout  votre  jeune  monde  dans 
mes  bras.  Son  despotisme,  son  égoïs¬ 
me,  sa  soif  désespérée  de  bonheur, 
tout  éLail  dans  vos  caresses.  Votre 
amour  ressemble  à  un  meurtre... 
Mais  je  vous  aime,  Lenni... 

C'était  le  bonheur. 

TROISIEME  PARTIE 
I.  —  LE  BONHEUR 

•  Ces  mois...  Je  ne  puis  m’en  souve¬ 
nir  sans  une  profonde  émotion,  mes 
yeux  se  couvrent  d’un  brouillard, 
tout  me  semble  insignifiant  autour 
de  moi.  Il  n’y  a  pas  de  mots  pour  ex¬ 
primer  ce  bonheur  passé. 

Le  monde  nouveau  me  devint  pro¬ 
che  et  me  parut  tout  à  fait  intelligi¬ 
ble.  Les  défaites  antérieures  ne  me 
troublaient  plus,  La  jeunesse  et  la 


foi  me  revenaient  pour  ne  plus  me 
quitter,  du  moins  le  pensais-je.. 

J'avais  un  allié  sûr  et  fort,  il  ne 
me  restait  plus  place  pour  la  fai¬ 
blesse,  l'avenir  m'appartenait. 

Je  pensais  peu  au  passé,  niais 
beaucoup  à  ce  qui  touchait  à  Netti 
et  à  notre  amour. 

—  Pourquoi  ne  m'avoir  pas  dit  qui 
vous  êtes  ?  lui  demandai-je  peu 
après  celte  soirée. 

—  Au  début,  ce  fut  par  hasard. 
Mais  ensuite,  j’ai  encouragé  sciem¬ 
ment  voire  erreur,  au  point  de  mo¬ 
difier  même  dans  mon  costume  tout 
ce  qui  pouvait  vous  conduire  à  la 
vérité.  La  difficulté  de  votre  tâche 
m’effrayait.  J’ai  craint  de  la  compli¬ 
quer  plus  encore,  surtout  lorsque 
j'ai  remarqué  votre  inconsciente  in¬ 
clination.  Quant  à  moi,  je  ne  me 
suis  pas  comprise  moi-meme...  jus¬ 
qu’à  votre  maladie. 

— .  Donc,  c’est  elle  qui  a  décidé  des 
choses...  Combien  je  suis  reconnais¬ 
sant  à  mes  chères  hallucinations! 

—  Oui,  lorsque  j’ai  appris  voire 
maladie,  ce  fut  comme  un  coup  de 
tonnerre.  Si  je  n’avais  pu  vous  gué¬ 
rir  c-omplèlement  je  serais,  peut- 
êire  morte. 

Après  quelques  secondes  de  silen¬ 
ce,  eile  ajouta: 

—  Mais  savez-vous  que,  parmi  vos 
amis,  se  trouve  encore  une  femme, 
ce  que  vous  ne  soupçonniez  pas,  et 


elle  aussi  vous  aime  beaucoup...  pas 
autant  que  moi... 

—  Enno!  devinai-je  aussitôt. 

• —  Mais  évidemment.  Et  elle  aussi 
vous  a  trompé  exprès,  sur  mon  con¬ 
seil. 

—  Ah,  que  de  fourberie  et  de  ruse 
dans  votre  monde!  m’écriai-je  avec 
une  emphase  comique.  Au  moins,  que 
Menni  reste  homme,  car  s’il  rn’ar-, 
rivait  de  l’aimer  ce  serait  terrible. 

—  Oui,  terrible,  renchérit  Netti, 
songeuse,  et  je  ne  pus  comprendre 
l’élrangeté  de  ce  sérieux. 

les  jours  après  les  jours  s’écou¬ 
lèrent  et  je  m’emparai  avec  joie  d# 
ce  merveilleux  monde  nouveau, 

II.  —  LA  SEPARATION 

Et  cependant,  le  jour  vint,  jour 
dont  je  ne  puis  me  souvenir  sans 
malédiction,  jou)1  où  devait  s’élever 
entre  Netti  et  moi  l’ombre  noire  de 
la  séparation,  délestée  mais  inéluc¬ 
table. 

Toujours  calme  et  sereine,  Netti 
m’annonça  son  prochain  départ  pour 
Vénus  où  elle  se  rendait  avec  la 
grande  expédition  dirigée  par  Men- 
ni.  Me  voyant  abasourdi  de  celte 
nouvelle,  eile  ajouta  : 

—  Ce  ne  sera  pas  pour  longtemps; 
en  cas  de  succès,  plus  que  probable, 
un .  détachement  de  l’expédition  re¬ 
viendra  bientôt  et  j’en  ferai  partie. 

CA  suivrf), 


ft 


iwaiaiiBninii! 


N°  31.  Feuilleton  du  Populaire.  3-9-36 


S  Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 


ROUGE 


S  Traduil  du  russe 
5  par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

TROISIEME  PARTIE 
IL  —  LA  SEPARATION 

Puis  «lie  m’expliqua  ce.  dont  il 
s'agissait.  La  matière  radiante,  in¬ 
dispensable,  tant  comme  moteur  dès 
communications  interplanétaires  que 
comme  instrument  de  désagrégation 
et  de  synthèse  de  tous  les  éléments 


s’épuisait  sur  Mars.  On  la  dépen^ 
sait  sans  avoir  aucun  movén  de  la 
renouveler. 

Il  étaîl  établi,  à  certains  signes  in¬ 
dubitables,  qu’à  la  surface  même  de 
Vénus,  jeune  planète  quatre  fois 
moins  vieille  que  Mars,  il  y  avait  des 
gisements  considérables  de  matière 
radiante.  Cést  sur  une  Ile  située  au 
milieu  du  principal  océan  de  Vénus 
et  dénommée  par  les  Martiens  «  Ile 
des  Brûlantes  Tempêtes  »  que  se 
trouvait  la  plus  importante  mine  de 
matière  radiante.  On  décida  sur  Je 
champ  d'en  commencer  sans  retard 
l'exploitation..  Mais  avant  d'entre¬ 
prendre  quoi  que  ce  fût,  il  était  in¬ 
dispensable  d’élever  de  hauls  murs 
solide»  pour  préserver  le^  travail-, 
leurs  de  l’action  néfaste  d'un  vent 
brûiaril  et  humide  qui  dépasse' en 
violence  tous  les  ouragans  de  nos 
déserts  de  sable.  Aussi  l’expédition 
devait-eile  se  composer  de  dix  aé¬ 
ronefs  et  pe  quelque  deux  milliers 
d’hommes  parmi  lesquels  un  vingtiè¬ 
me  seulement  de  chimistes  et  pres¬ 
que  tous  lès  autres  destinés  aux  tra¬ 
vaux  de  construction.  On  avait  en¬ 
gagé  les  sommités  scientifiques,  y 
compris  les  meilleurs  médecins,  car 
la  santé  des  explorateurs  devait  fata¬ 
lement  se  trouver  menacée  par  lé 
climat,  les  rayons  meurtriers  et  les 
émanations  de  matière,  radiante. 


Netti,  à  ce  qu’elle  me  dit,  ne  pouvait 
se  refuser  à  prendre  part  à  l'expédi¬ 
tion;  mais  en  cas  de  bonne  marche 
des  travaux,  un  étheronef  devait  re¬ 
venir  dans  les  trois  mois,  porteur  de 
nouvelles  et  d'une  provision  de  ma¬ 
tière  extraite.  Netti  reviendrait  par 
cet  appareil,  c'est-à-dire  dix  ou  onze 
mois  après  son  départ. 

Je  ne  pus  comprendre  pourquoi  le 
départ  de  Netti  était  indispensable. 
L’entreprise  était,  disait-elle,  trop 
sérieuse  pour  qu'on  se  refusât  à  y 
participer  ;  elle  aurait  aussi  une 
grande  signification  pour  ma  propre 
tâche  puisque  de  son  succès  dépen¬ 
drait  la  possibilité  de  relations  fré¬ 
quents  et  suivies  avec  Ifi  Terre. 
Toute  erreur  dans  l'organisation  du 
secours  médical  dès  le  début  pouvait 
causer  la  ruine  de  toute  l'affaire.  Les 
arguments  étaient  convaincants,  je 
savais  déjà  que  Netti  comptait  parmi 
les  meilleurs  médecins  pour  les  cas 
difficiles  sortant  du  cadre  de  la 
vieille  expérience  médicale.  Cepen¬ 
dant,  il  me  semblait  que  ce  n’était 
pas  tout.  Je  sentais  quelque  chose 
d’inexprimé. 

En  tout  cas,  je  ne  doutais  pas  de 
Netti  et  de  son  amour.  Si  elle  me 
disail  qu’il  était  indispensable  de 
partir,  c’était  donc  indispensable:  si 
elle  ne  me  disait  pas  pourquoi,  je 
n'avais  pas  à  la  questionner.  Je  sur¬ 


prenais  l'effroi  et.  la  douleur  dans 
ses  beaux  yeux  quand  elle  croyait 
que  je  ne  la  regardais  pas. 

—  Emio  seca  pour  toi  une  gentille 
amie,  dit-elle  avec  un  triste  sourire; 
et  n’oublie  pas  Nella,  elle  t'aime 
bien,  .elle  a  beaucoup  d'expérience  et 
d  esprit,  son  appui  est  précieux  dans 
les  moments  difficiles.  A  mon  sujet, 
pense  seulement  que  je  reviendrai 
le  plus  tôt  possible. 

—  Je  crois  en  toi,  Netti,  dis-je.  et 
c’est  pourquoi  je  crois  en  moi, 
l'homme  que  tu  as  aimé. 

.  —  Tu  as  raison,  Lenni.  Et  je  suis 
persuadée  que  de  toute  épreuve  du 
destin  et  de  tout  naufrage,  tu  sorti¬ 
ras  plus  confiant  en  toi-mème.  plu* 
fort  et  plus  pur  qu’auparavànt. 

L'avenir  jela  son  ombre  sur  nos 
adieux  auxquels  se  mêlaient  les  lar¬ 
mes  de  Netti, 

III.  — .  UNE  FABRIQUE 
DE  VETEMENTS 

En  ces  quelques  mois,  aidé  de  Netti, 
je  m’étais  préparé  à  la  réalisation  de 
mon  plan  principal  :  devenir  un  tra¬ 
vailleur  utile  de  la  société  martienne. 
Je  déclinai  à  dessein  tdutes  les  de¬ 
mandes  de  conférences  sur  la  Terre 
et  ses  habitants  :  il  eût  été  dérai¬ 
sonnable  de  me  spécialiser  dans  ce 
genre  et  de  demeurer  ainsi  artificiel-  j 


lement  fixé  à  mon  passé  dont  j’avais 
déjà  peine  à  me  détacher,  alors  qu'il 
s'agissait  de  conquérir  le  futur.  Je 
décidai  de  me  faire  embaucher  dans 
une  usine  et,  après  mûres  réflexions 
et  comparaisons,  j’optai  la  première 
fois  pour  une  fabrique  de  vêtements. 

Certes,  j’avais  choisi  le  plus  facile, 
ou  presque.  Mais,  pour  moi,  cela  exi¬ 
geait  néanmoins  un  sérieux  appren¬ 
tissage.  Il  me  fallut  étudier  les  prin¬ 
cipes  scientifiques  de  la  structure 
des  fabriques  en  général,  puis  me 
familiariser  plus  spécialement  avec 
l’entreprise  où  je  devais  travailler, 
en  connaître  lê  plan,  l'organisation 
du  travail,  comprendre  le  mécanisme 
de  toutes  les  machines,  étudier  sur¬ 
tout  dans  les  moindres  détails  celle 
à  laquelle  je  devais  travailler.  11 
m'était  indispensable  en  outre  das- 
sihiiler  quelques  parlies  de  mécani¬ 
que  générale  et  appliquée,  de  tech¬ 
nologie  et  même  d '.analyse  mathéma¬ 
tique.  Les  principales  difficultés 
venaient  ici  non  pas  tant  des  matiè¬ 
res  à  étudier  que  de  leur  forme.  Les 
manuels  n’étaient  pas  établis  à 
l’usage  d’un  homme  de  culture  pri¬ 
maire.  Je  me  souvins  d’avoir  été 
tourmenté,  enfant,  par  uri  manuel 
français  de  mathématiques  tombé 
par  hasard  sous- ma  main.  J’avais  de 
sérieuses  dispositions  pour  cette 
science  à  laquelle  je  portais  un  vif 


intérêt.  J’apprenais  comme  par  en¬ 
chantement  et  comme  si  je  les  avais 
toujours  connus  les  concepts  de  <>  li¬ 
mite  »  eC  de  «  dérivée  »,  difficiles  pour 
la  majorité  des  débutants.  Mais  je 
manquais  de  cette  discipline  logique 
et  de  celle  pratique  de  la  pensée 
scientifique  supposées  chez  tout  lec¬ 
teur-élève  d’un  professeur  français 
qui  s’exprime  en  langage  clair  et 
précis  tout  en  étant  très  avg’re  d’ex¬ 
plications.  L’auteur  évitait  constam¬ 
ment  ces  enchaînements  logiques  qui 
eussent  pu  paraître  sous-entendus  à 
un  homme  de  plus  haute  culture 
scientifique,  mais  non  à  moi,  jeune 
Asiate.  El,  plus  d’une  fois,  je  réflé¬ 
chissais  des  heures  entières  à  quel¬ 
que  réduction  ascendante  magique 
suivie  de  ces  mots  :  «  d’où,  vu  les 
équalions  précédentes,  nous  dédui¬ 
sons...  »  La  même  chose  m’arrivait 
maintenant,  mais  pire  encore,  lors¬ 
que  je  lisais  les  livres  scientifiques 
martiens.  L’illusion  qui  me  dominait 
au  début  de  ma  maladie,  quand  tout 
me  paraissait  facile  et  compréhen¬ 
sible,  disparut  sans  laisser  de  trace 
Mais  l’aide  patiente  de  Netti  m’assis¬ 
tait  et  aplanissait  le  chemin  difficile. 

Peu  après  le  départ  de  Netti,  je  me 
décidai  et  entrai  à  la  fabrique.  C’était 
une  entreprise  gigantesque  et  très 
compliquée,  ne  ressemblant,  en  rien 
à  l’idée  qup  nous  nous  faisons  d  une 


fabrique  de  vêtements.  Là,  tout  était 
réuni  :  filage,  tissage,  coupe,  cou¬ 
ture,  teinture.  La  matièrè  pre¬ 
mière  n’était  ni  le  lin  ni  le  coton,  ni 
aucune  fibre  végétale,  pas  plus  que 
la  laine  ou  la  soie,  niais  quelque 
chose  de  tout  à  fait  différent. 

Jadis  les  Martiens  fabriquaient  les 
tissus  pour  vêtements  à  peu  près 
comme  nous  actuellement  :  ils  cul¬ 
tivaient  des  plantes  textiles,  ton¬ 
daient  la  laine  des  animaux  appro¬ 
priés  et  les  dépouillaient  de  leur 
peau,  élevaient  des  espèces  particu¬ 
lières  d'araignées  dont  les  toiles  four¬ 
nissaient  une  substance  analogue  à 
la  soie,  etc.  La  nécessité  d’accroître 
sans  cesse  la  production  des  céréales 
donna  une  impulsion  à  la  transfor¬ 
mation  technique,  Aux  plantes  texti¬ 
les  furent  substituées  les  minéraux 
fibreux  dans  le  genre  du  lui  minéral. 

Ensuite,  les  .chimistes  orientèrent 
leurs  efforts  vers  l’analyse  des  toiles 
d’araignées  et  la  synthèse  de  nou¬ 
velles  matières  ayant  des  propriétés 
identiques.  Quand  iis  arrivèrent  à 
leurs  fins,  une  révolution  s’accom¬ 
plit  dans  ce  domaine  industriel  en 
un  court  laps  de  temps  et  aujour¬ 
d'hui  les  tissus  de  l’ancien  type  sont 
conservés -seulement  dâns  les  mu¬ 
sées  historiques. 

(A  suivre). 


A 


N°  32.  Feuilleton  du  Populaire.  4-9-36 


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Alexandre  Bogdanov  S 

ETOILE 

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Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 


III.  —  UNE  FABRIQUE 
DE  VETEMENTS: 

Notre  fabrique  était  une  véritable 
incarnation  de  cette  révolution.  Plu¬ 
sieurs  fois  par  mois,  on  faisait  venir 
des  usines  chimiques  les  plus  pro¬ 


ches,  par  voie  ferrée,  la  «  matière  » 
à  tisser  :  une  substance  semi-liquide 
et  transparente  contenue  dans  de 
grandes  citernes.  Au  moyen  d’appa¬ 
reils  spéciaux  interdisant  l’accès  de 
l'air,  la  matière  est  transvasée  dans 
d’immenses  réservoirs  métalliques, 
d’une  grande  hauteur,  à  fond  plat 
percé  de  centaines  d’ouvertures  mi¬ 
croscopiques.  A  travers  ces  ouver¬ 
tures,  le  liquide  visqueux  s’écoule 
sous  une  forte  pression  en  filets  qui, 
durcissant  par  l’action  de  l'air,  se 
transforment  en  fils  arachnéens 
transparents.  Des  milliers  de  fuseaux 
s’en  saisissent,  les  lient  par  dizaines 
de  brins  de  différentes  grosseurs,  les 
portent  plus  loin  et  transmettent  un 
«  fil  »  tout  préparé  au  secteur  Sui¬ 
vant.  Là,  sur  les  métiers,  les  fils  s’en¬ 
trelacent  en  tissus  divers  :  des  plus 
fins  comme  la  mousseline  et  la  bap- 
tiste,  au  plus  épais  comme  le. drap  et 
le  feutre  qui,  en  larges  rubans  infi¬ 
nis,  s’en  vont  plus  loin  encore,  à  l’a¬ 
telier  de  coupe.  Là,  saisis  par  de  nou¬ 
velles  machines,  ils  sont  soigneuse¬ 
ment  pliés  en  nombreuses  épaisseurs 
et  l’on  découpe  .par  milliers  les  diver¬ 
ses  pièces  des  costumes  tracées  et 
mesurées  d’avance  d’après  différents 
patrons. 

,  Les  pièces  taillées  sont,  ajustées  â 


l’atelier  de  couture  mais  sans  aiguil¬ 
le  et  sans  fil  ni  machine  à  coudre. 
Les  ourlets,  très  exactement  bâtis, 
s'amollissent  au  moyen  d’une  compo¬ 
sition  chimique  dissolvante  très  vola¬ 
tile  qui  s’évapore  en  une  minute  tan¬ 
dis  que  les  morceaux  d’étoffe  appa¬ 
raissent  solidement  soudés  ensemble 
et  mieux  qu’avec  n’importe  quelle 
couture.  Én  mérite  temps,  les  atta¬ 
ches  sont  soudées,  partout  où  il  le 
faut,  de  sorte  que  l’on  obtient  des 
milliers  de  vêtements  tout  fait?  de 
différentes  formés  et  sur  différentes 
riiesures. 

Il  existe  quelques  cenlaines  de  mo¬ 
dèles  correspondant  aux  différents 
âges  et  parmi  lesquels  on  peut  tou¬ 
jours  en  choisir  un  qui  convienne 
très  bien,  d’autant  plus  que  le  cos¬ 
tume  est  d’habitude  très  ample  chez 
les  Martiens.  Toutefois  si,  par  suite 
d’une  constitution  quelque  peu  anor¬ 
male  on  ne  .trouve  rien  qui  aiile,  un 
autre  modèle  est  immédiatement  éta¬ 
bli  sur  mesure,  une  machine  équipée 
pour  la  coupe  d’après  un  nouveau 
dessin  et  le  costume  fait  spéciale¬ 
ment  pour  la  personne  donnée  en 
une  heure  environ. 

Quant  à  la  couleur  des  vêtements, 
la  majorité  des  Martiens  se  conten¬ 


tent  de  teintes  ordinaires,  sombres  et 
discrètes,  celles  du  tissu  naturel.  Mais 
si  l’on  exige  une  autre  couleur,  le 
costume  est  expédié  au  secteur  de 
teinturerie  où,  en  quelques  minutes, 
à  l’afde  de  procédés  électro-chimi¬ 
ques,  il  acquiert  la  teinte  désirée, 
idéalement  égale  et  résistante. 

Les  chaussures  et  l’habillement 
d’hiver  sont  fabriqués  par  les  mêmes 
moyens  avec  des  étoffes  semblables 
maïs  beaucoup  plus  fortes  et  plus 
solides.  Notre  fabrique  n'en  fournis¬ 
sait  pas,  mais  d’autres,  plus  impor¬ 
tantes  encore,  produisaient  à  la  fois 
tout  ce  qu’il  faut  pour  habiller  un 
homme  des  pieds  à  la  tête. 

Je  travaillai  successivement  dans 
tous  les  secteurs  de  la  fabrique  et 
au  début,  je  fus  très  captivé  par  mon 
travail.  L’atelier  de  cou |>e'  était  par¬ 
ticulièrement,  intéressant,  car  je  de¬ 
vais  appliquer  les  méthodes,  nouvel¬ 
les  pour  moi,  de  l’analyse  fruithéimp- 
tique.  Le  problème  consistait  à  dé¬ 
couper  toutes  les  parties  du  costume 
dans  un  morceau  d’étoffe  donné  et 
avec  le  moins  de  perte  possible.  Pro¬ 
blème  évidemment  très  prosaïque 
mais  aussi  très  sérieux  car  la  plus 
minime  erreur  se  répelant  des  mil¬ 
lions  de  fois  entraînait  un  énorme  dé¬ 
chet.  Je  parvins  «  aussi  bien  »  que 


les  autres  à  trouver  des  solutions  sa¬ 
tisfaisantes. 

Travailler  «  aussi  bien  »  que  les 
autres,  c’est  à  quoi  je  m’employais 
de  toutes  mes  forces,  d’ailleurs  nou 
sans  succès.  Mais  je  ne  pouvais  me 
dissimuler  que  cela  me  coûtait  beau¬ 
coup  plus  d’efforts  qu’à  mes  compa¬ 
gnons.  Après  les  quatre  ou  six  heu¬ 
res  (selon  l’évaluation  terrienne  -j 
de  travail  réglementaire,  j’étais  ex¬ 
trêmement  fatigué  et  il.. me -'fallait 
un  repos  immédiat,  alors  que  les  au¬ 
tres  se  dirigeaient  vers  les  musées, 
les  bibliothèques,  les  laboratoires  ou 
dans  diverses  fabriques  afin  d’y  ob¬ 
server  la  production  et  parfois  même 
d’y  travailler  encore. 

J’espérais  m’habituer  à  ce  nouveau 
genre  de  travail  et  me  trouver  bien¬ 
tôt  à  égalité  avec  tous  les  travail¬ 
leurs.  Mais  cela  n’eut  pas  lieu.  Force 
me  fut  de  reconnaître  que  je  man¬ 
quais  de  «  culture  de  l'attention  ». 
Le  travail  exigeait  fort  peu  de  mou¬ 
vements  physiques,  je  ne  le  cédai  à 
personne  en  rapidité  et  en  adresse 
et  dépassai  même  beaucoup  de  mes 
camarades.  Mais  dans  la  surveillan¬ 
ce  des  machines  et  des  matériaux, 
on  ne  devait  pas  se  départir  d’une  at¬ 
tention  intense  et  soutenue,' très  pé¬ 
nible  pour  mon  cerveau.  11  faut  cer¬ 


tainement  plusieurs  générations  pour 
développer  cette  faculté  au  degré  qui 
semble  ici  tout  à  fait  habituel  el 
moyen. 

Quand  la  fatigue  commençait  a 
se  manifester  (c’était  en  général  à  la 
fin  de  la  journée  de  travail)  et  que 
l'attention  me  faisait  défaut,  il  m’ar¬ 
rivait  de  commettre  une  erreur  ou 
bien  de  retarder  d’une  seconde  l’exé¬ 
cution  d’un  gesle  quelconque;  alors, 
immanquablement,  la  main  sûre  d'un 
de  mes  voisins  arrangeait  la  chose. 

J’étais  non  sqpleinenL  très  surpris, 
mais  parfois  même  troublé  par  leur 
étrange  faculté  de  remarquer  tout  ce 
qui  '  se  passait  autour  d’eux  sans 
qu’ils  se  détournassent  une  minule 
de  leur  travail.  Leur  sollicitude  me 
louchait  moins  qu’elle  ne  suscitait  en 
moi  un  sentiment  d’amertume  et  d’ir¬ 
ritation.  J’eus  le  sentiment  que  l’on 
observait  constamment  mes  actes... 
Cette  inquiétude  accentua  encore  la 
dispersion  de  mon  esprit  et. nuisit 
à  mon  travail. 

Maintenant,  avec  le  recul  du  temps, 
quand  je  songe  minutieusement  et  en 
toute  impartialité  à  ces  circonstan¬ 
ces,  je  trouve  que  mes  impressions 
d’alors  étaient  fausses.  Tout  à  fait 
avec  la  même  sollicitude  et  de  la 
même  manière,  mes  camarades  s’en- 


llllBIÜIBIIlHIIIIBIIIIMIIlIBIIlIBliliBllinilllBIIIIBIIIIBiBI 

tr’aidaient  à  la  fabrique,  mais  peut- 
être  moins  souvent.  Je  n’avai9  pas  été 
l’objet  d’une  attention  ou  d’un  con¬ 
trôle  exceptionnel,  comme  je  le 
croyais  alors.  Mais  moi,  homme  d’un 
monde  individualiste,  je  me  distin¬ 
guais  involontairement  et  inçons- 
ciemment  des  autres,  puis  j’interpré¬ 
tais  maladivement  leur  bonté  et  leur 
sollicitude  amicales  parce  qu’il'- me 
paraissait  à  moi,  homme  de  la  socié¬ 
té  capitaliste,  que  je  ne  pouvais  les 
payer  de  retour. 

IV.  —  ENNO 

Un  interminable  automne  passa, 
l’hiver  à  peine  neigeux  mais  froid, 
régnait  sur  notre  région,  dans  les  la¬ 
titudes  moyennes  de  l'hémisphère 
boréal.  Le  goleil,  très  petit,  ne  chauf¬ 
fait  pas  du  tout,  éclairait  peu.  La  na- 
ture  quitta  ses  couleurs  vives,  devint 
pâle  et  desséchée.  Le  froid  pénétrait 
jusqu’au  cœur,  des  doutes  naissaient 
en  moi  et  la  solitude  morale  de  l'é¬ 
migré  terrien  devint  de  plus  en  plus 
pénible. 

J’allai  chez  Enno,  que  je  n’avais 
pas  vue  depuis  longtemps.  Elle  m’ac¬ 
cueillit  en  ami  cher  et  proche.  Ce  fut 
un  rayon  de  lumière  transperçant  le 
sombre  hiver  et  les  noirs  soucis, 
(A  suivre J, 


* 


N°  33.  Feuilleton  du  Populaire.  5-9-36 


"  Alexandre  Bogdanov  £ 

L’ETOILE 

ROUGE 


T  raduit  d  u  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

TV.  —  ENNO 

Puis,, je  remarquai  combien  ellc-mé- 
me  était  pâle  et  semblait  lasse  ou 
accablée  de  quelque  chose;  il  y  avait 
une  sorte  de  tristesse  secrète  dans 
ses  manières  et  ses  paroles.  Nous  ne 
manquions  pas  de  sujets  de  conver¬ 
sation  et  de  tiennes  heures'. somme 


jje  n'en  avais  pas  connues  depuis  le 
départ,  de  Netti,  passèrent  sans  que 
je  m’en  aperçoive.- 

Quand  je  me  levai  pour  rentrer  à 
la  maison,  nous  devînmes  tristes  l’un 
et  l'autre. 

—  Si  vos  travaux  ne  vous  obligent 
pas  à  rester  ici,  venez  ;,avec  moi,  lui 
dis-je. 

Enno  accepta  immédiatement  et 
emporta  son  travail  (elle  révisait 
alors  de  nombreux  calculs  et  n’était 
pas  tenue  d'aller  à  l'observatoire).' 
Nous,  partîmes  pour  la  ville  chimi¬ 
que  oïi  je  vivais  seul  dans  l’appar¬ 
tement  de  Menni.  J’allais  tous  les 
matins  à  la  fabrique  située  à  une 
centaine  de  kilomètres,  c’est-à-dire 
à  une  demi-heure  de  chez  moi.  Nous 
passions  ensemble  les  longues  soirées 
d'hiver,  occupés  do  travaux  scien¬ 
tifiques,  de  discussions  et  parfois  de 
promenades  dans  les  enviçong, 

Ennô  me  raconta  son  histoire.  Elle'l 
avait  aimé  Menni  dont  elle  fut  .la 
femme.  Elle  désira  passionnément 
un  enfant  de  iui,  mais  les  années 
6’écoulèrent  sans  qu’elle  en  eût.  Alors,  | 
elle  prit  conseil  de  Netti.  Celle-ci  étu¬ 
dia  le  cas  de  ia  manière  la  plus  scru¬ 
puleuse  et  on  vint  à  conclure  caté¬ 
goriquement  à  la  stérilité  de  cette 
union.  La  puberté  fut  trop  tardive 
chez  Menni,  alors  que  sa  vie  intel¬ 
lectuelle1  <i&  savant  et  de  penseur 


avait  été  trop  précoce.  L’activité  du 
cerveau,  due  à  un  développement  ex¬ 
cessif,  étouffa  dès  l’origine  la  vita¬ 
lité  des  éléments  de  reproduction: 
c'était  irrémédiable. 

—  Le  verdict  de  Nètti  fut  un  coup 
terrible  pour  Enno  pour  laquelle 
l’amoiir  de  cet  homme  de  génie  et 
un  profond  instinct  maternel  se  con¬ 
fondaient  en  une  seule  aspiration 
passionnée  qui  s’avérait  subitement 
sans  espoir. 

Mais  ce  ri’était  pas  tout;  l’examen 
conduisit  encore  Netti  à  un  autre  ré¬ 
sultat  :  le  travail  intellectuel  inten¬ 
se  de  Menni  et  l'épanouissement 
complet  de  ses  facultés  géniales  exi¬ 
geaient  le  plus  possible  de  ménage¬ 
ments  physiques  et  une  quasi-conti¬ 
nence  sexuelle.  Enno  ne  put  manquer 
de  suivre  ces  conseils  qui,  lui  paru¬ 
rent  bienlôt  pleins  de  bon  sens  et  de 
raison.  Menni,  ranimé,  se  mit  à  tra¬ 
vailler  plus  énergiquement  que  ja¬ 
mais;  des  plans  nouveaux  naquirent 
dans  sa  tête  avec,  une  rapidité  excep¬ 
tionnelle,  il  les  réalisait  avec  succès 
et,  selon  toute  apparence,  ne  sentait 
nullement  la  privation.  Alors  Enno, 
pour  qui  l’amour  était  plus  cher  que 
la  vie,  mais  le  génie  ’  de  '  l'homme 
aimé  plus  cher  que  l'amour,  tira  les 
conclusions  qui  s’imposaient. 

Elle  se  sépara  de  Menni;  il  en  fut 
taut  d’abord  désespéré,  puis  s’accou¬ 


tuma  au  fait  accompli.  La  cause  vé¬ 
ritable  de  celte  rupture  lui  demeura 
peut-être  inconnue.  Enno  et  Netti 
gardèrent  le  secret  mais,  naturelle¬ 
ment,  il  fut  impossible  de  savoir  au 
jdste  si  le  motif  caché  du  divorce 
avait  vraiment  échappé  à  la  clair¬ 
voyance  de  Menni.' Quant  à  Enno,  la 
vie  lui  apparut  si  désolée,  et  l’im¬ 
pression  d’accablement  lui  valut  de 
telles  souffrances,  que  peu  de  temps 
après  .elle  résolut  de  mourir. 

Afin  d’empêcher  le  suicide,  Netti, 
à  laquelle  Enno  avait  demandé  son 
aide,  en  remit  la  réalisation  au  len¬ 
demain  et  informa  Menni.  Celui-ci 
préparait  alors  l’expédition  sur  Ja 
T’erre,  il  envoya  immédiatement  à 
Enno  une  invitation  de  participer  à 
cette  dangereuse  entreprise.  Enno 
accepta  la  proposition.  De  nombreu¬ 
ses  impressions  nouvelles  l’aidèrent 
à  guérir.  Lors  du  relour  vers  Mars, 
elle  était  parvenue  à  se  maîtriser 
suffisamment  pour  prendre  l’aspect 
du  jeune  poète  heureux  que  j’avais 
connu  sur  l’aéronef. 

Enno  ne  s’engagea  pas  dans'  la 
nouvelle  .  expédition  craignant  •  de 
s’habituer  de  nouveau  à  la  présence 
de  Menni.  Mais  elle  vivait,  dans  une 
alarme  continuelle  sur  son  sort,  con¬ 
naissant  trop  bien  les  dangers  de 
l’entreprise.  Au  cours  des  longues 
soiréés  d'bivqr,  nos  pensées  s’oriea- 


laienl  toujours  sur  le  même  point 
de  l’Univers  :  là  où  par  un  vent  brû¬ 
lant  et  sous  les  rayons  d'un  soleil 
immense  ies  êtres  qui  nous  étaient 
le  plus  chors  à  tous  deux  accomplis¬ 
saient  avec  une  énergie  fiévreuse 
leur  travail  de  titans.  Cette  commu¬ 
nauté  de  pensée  et  d’état  d’âme  nous 
rapprocha  profondément.  Enno  fut 
pour  moi  plus  qu’une  sœur. 

Notre  rapprochement  nous  amena 
comme  spontanément  sans  doute  et 
sans  crise-  à  des  relations  amoureu¬ 
ses.  Enno,  invariablement  douce  et 
bonne,  ne  s’y  refusa  pas  sans  toute¬ 
fois  les  provoquer  elle-même.  Elle 
décida  seulement  de  n’avoir  pasd'en- 
fant  de  moi...  Il  y  avait  une  nuance 
de  tendresse  attristée  dans  ses  cares¬ 
ses,  caresses  d’une  tendre  amitié  qui 
permet  tout... 

Et,  comme  auparavant,  l’hiver 
étendit  sur  nous  ses  ailes  pâles  et 
froides,  un  long  hiver  martien,  sans 
lempêtes,  sans  bourrasques  de  n&ige, 
sans  dégel,  calme  et  immobile  com¬ 
me  la  mort.  Nous  n’avions  ni  l’un  ni 
l’.autre  le  désir'  de  voler  vers  le  sud 
où  ia  nature  en  pleine  vie  déployait 
sa  parure  la. plus  brillante.  Enno"  ne 
voulait  pas  de  ces  paysages  trop  mal 
harmonisés  avec  son  moral;  j’évi¬ 
tais  aussi  les  nouvelles  relations  et 
les  changements  parce  que  cela  exi¬ 
geait  de  moi  un  travail  et  une  fati¬ 


gue  supplémentaires  ;  or,  je  n’allais 
que  trop  lentement  vers  mon  but. 
Notre  amitié  était  étrange,  illusoire, 
l’amour  sous  l’emprise  de  l’hiver,  de 
la  peine  et  de  l’attente... 

V.  —  CHEZ  NIELLA 

Enno  avait  été,  dès  son  plus  jeune 
âge,  la  plus  proche  amie  de  Netti 
dont  elle  me  parla  beaucoup.  Au 
Cours  d’une  de  nos  conversations,  ,ie 
fus  frappé  par  le  rapprochement  des 
deux  noms  de  Netti  et  Sterni,  qui  me 
parut  bizarre.  Quand  je  posai  une 
question  directe,  Enno  réfléchit,  sem¬ 
bla  même  se  troubler,  puis  répondit: 

—  Netti  a  été  autrefois  la  femme 
de  Sterni.  Si  elle  ne  vous  l’a  pas  dit, 
je  n’aurais  pas  dû  en  parler.  Evidem¬ 
ment,  j’ai  commis  une  faute  et  no 
me  posez  plus  de  questions  à  ce  su¬ 
jet. 

Je  fus  singulièrement  bouleversé 
par  ce  que  j’entendis...  Et  cepen¬ 
dant...  Qu’y  avait-il  de  nouveau  ?  Je 
n’avais  jamais  supposé  être  le  pre¬ 
mier  marj  de  Netti.  Il  eût  été  inepte 
de  croire  qu’une  femme  pleine  de 
vie  et  de  santé,  belle  de  corps  et  d’es¬ 
prit,  enfant  d’une  race  libre  ei;  hau¬ 
tement  cultivée,  ait  pu  vivre  sans 
amour  jusqu'à  notre  rencontre. 

(A.  suivre). 


i 


V!lllBII!IH!!lllll1l!Hinn!ll1BI!IHIIIIHinmi!!HnilB>iIIBnH! 

N°  34.  Feuilleton  du  Populaire.  6-9-36 


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i— ■■ 


Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 

ROUGE 


T  raduit  d  u  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

V.  —  CHEZ  NELLA 

Qu’est-ce  donc  qui  provoquait  mon 
iqcompréliensihle  stupéfaction?  in¬ 
capable. d'en  juger.  le  semis  qu'il  me 
fallait  (oui  savoir,  exactement  et 
clairement.  Mais  i!  était  devenu  im 
possible  de  questionner  Enno.  Je  me 
{souvins  dé  Nella. 


Netti  m’avait  dit  en  partant  : 
«  N’oublie  pas  Nella,  va  vers  ellê 
dans  les  moments  difficiles.  »  Et  plus 
d'une  fois  j’avais  songé  à  l'éventua¬ 
lité  de  la  voir.  Mais,  d'une  part,  ie 
travail  m’en  avait  empêché,  d’autre 
part  j’éprouvais  une  sorte  de  crainte 
à  me  trouver  devant  les  centaines 
d’enfants  curieux  qui  l'entouraient 
Mais  maintenant,  toute  irrésolution 
disparut  et  j’allai  ce  même  jour  à  la 
«  Maison  des  Enfants  »  dans  la  Gran¬ 
de  Ville  des  Machines, 

Nella  quitta  son  travail  aussitôt 
qu’elle  me  vit  et,  se  faisant  rempla¬ 
cer  par  une  de  ses  collègues,  m’em¬ 
mena  dans  sa  chambre  où  les  en¬ 
fants  ne  pouvaient  nous  dérariger. 

J’étais  décidé  à  ne  pas  lui  parler 
directement  du  but  de  ma  visite, 
d’autant  que  ce  but  ne  m'apparais¬ 
sait  à  moi-même  ni  bien  sensé,  ni 
particulièrement  noble.  Il  était  on  ne 
peut  plus  .naturel  de  parler  de  l'être 
qui  nous  était  le  plus  proche  à  Cous 
deux.  H  me  restait  à  saisir  le  mo¬ 
ment  favorable  de  poser  ma  question. 
Nella  me  parla  beaucoup  et  avec 
passion  do  Nefl\  tin  son  enfance  et 
■  te  sa  jeunesse. 

Nélli  avait  passé  ses  premières  an¬ 
nées  auprès  de  sa  mère,  tonune  cela 
se  fait  dans  la  plupart  'des  cas  chez 
les  Martiens.  Ensuite,  quand  il  fallut 


la  mettre  à  la  «  Maison  des  Enfants  » 
afin  de  ne  pas  la  priver  de  l’influen¬ 
ce  éducatrice  bienfaisante  de  la  so¬ 
ciété  enfantine,  Nella  ne  put  se  sé¬ 
parer  d'elle  et  vint  habiler  dans  celte 
même  maison,  puis  elle  y  resta  pour 
toujours  en  qualité  de  pédagogue. 
Cela  convenaif  à  sa  spécialité  scien¬ 
tifique  :  elle  s’occupait  surtout  de 
psychologie. 

Netti  était  une  enfant  vive,  éner¬ 
gique,  impulsive,  ayant,  une  grande 
soif  de  connaissance  et  d'activité- 
Elle  était  particulièrement  intéres¬ 
sée  et  très  attirée  par  le  mystérieux 
inonde  astronomique,  l'au-delà  de  la 
planète  :  la  Terre,  que  l'on  Savait 
jias  encore  atleinte,  et  ses  habitants 
inconnus  étaiêpt  le  rêve  préféré,  de 
Netti,  le  sujet  favori  de  ses  conver¬ 
sations  avec  les  autres  enfants  et  lés 
éducateurs. 

Quand  parut  le  compte  rendu  de 
la  première  expédition  ayant  abordé 
la  Terre,  la  petite  fille  manqua  de¬ 
venir  folle  de  joie  et  de  ravissement. 
Elle  apprit  mot  à  piot  le  rapport  de 
Menni,  puis  elle  tourmenta  Nella  et 
les  institutrices  pour  se  faire  expli¬ 
quer  chacun  des  termes  obscurs  Ile 
loin,  elle  devint  amoureuse  de  -Vlen- 
ni  et  lui  écrivit  une  lettre  soimiV'Ilé 
dans  laquelle  elle  le  suppliai! ,  entre 
autres,  de  lui  ramener  de  la  Terre 
un  enfant  abandonné.  Elle  se  char¬ 


geait  de  l'élever  au  mieux.  Elle  cou¬ 
vrit  sa  chambre  de  vues  de  la  Terre 
et  de  portraits  de  Terriens,  se  mit  à. 
étudier  les  dictionnaires  de  langues  i 
dès  qu'ils  furent  imprimés.  Elle  s'in¬ 
digna  de  la  violence  exercée  par 
Menni  et.  ses  compagnons  de  route 
sur  le  premier  Ter-rien  rencontré  par 
eux  :  ils  le  firent  prisonnier  aTin 
qu’il  les  aidât  à  apprendre  les  lan¬ 
gues,  puis  elle  se  prit  à  regretter 
amèrement  qu’on  l’ait  rendu  à  la  li¬ 
berté  au  lieu  de  l'amener  sur  Mars. 
Elle  décida  fermement  d’aller  sur  la 
Terre  un  jour  et,  en  réponse  à  une 
plaisanterie  de  sa  mère  lui  disant 
qu’elle  se  marierait  là-bas,  elle  dé¬ 
clara,  songeuse  :  «  C’est  très  possi¬ 
ble  !  » 

Netti  ne  m’avait  jamais  dit  tout 
cela  ;  elle  évitait  en  général,  dans  la 
conversation,  les  allusions  au  passé. 
Et  personne,  même  elle,  n’aurait  pu 
m’en  parler  mieux  que  Nella.  L'amour 
maternel  rayonnait  dans  ses  récits. 
Pendant  quelques  minutes,  je  m’ou¬ 
bliai  complètement,  j’avais  devant 
moi,  comme  si  elle  était  vivante,  une 
enfant  ravissante,  avec  ses  grands 
veux  uniêtiU  el  sein  irlclinalmn  mys- 
téiicuse  pour  un  monde  loiplain 
lointain.  Mais  cela  passa  rapide¬ 
ment...  je  repris  conscience  de  ce  qui 
m’entourait,  du  but  de  ma  visite,  et 
i’en  sus  le  cœur  serré. 


Enfin,  nous  en  vînmes  aux  années 
plus  récentes  de  la  vie  de  Nêlli  ;  jé 
me  décidai  à  demander,  de  l’air  le 
plus  calme  et  le  plus  naturel  pos¬ 
sible,  comment  (étaient  nées  les  rela¬ 
tions  entre  Netti  et  Slerni.  Nella  son¬ 
gea  un  instant. 

Ah  !  voilà...  dit-elle.  Ainsi  vous 
êtes  venu  chez  moi  pour  céla...  Pour¬ 
quoi  donc  ne  me  Pavez-vous  pas  dit 
Irànchément  ? 

Sa  voix  était  nuancée  d’une  s-évéri- 
!t  inhabituelle.  Je  me  tus. 

—  11  va  de  soi  que  je  puis  vous 
raconter  ia  chose,  dit-elle.  C’est  une 
histoire  bien  simple.  Slerni  avait  élé 
l’un  des  professeurs  de  Netti,  il  fai¬ 
sait  aux  jeunes  gens  des  cours  de 
mathématiques  et  d’astronomiê. 
Quand  il  revint  de  son  premier 
voyage  sur  la  Terre  —  c’était,  me 
semble-t-il,  la  déuxième  expédition 
de  Menni  —  i!  fit  toute  une  série  de 
rapports  sur  cette  planète  el  ses  ha¬ 
bitants.  Netti  était  sa  fidèle  auditri¬ 
ce.  La  patience  et  l’altenlion  qu'il 
prêtait  aux  éternelles  questions  de 
celle-ci  les  rapprochèrent  beaucoup. 
Leur  sympathie  aboutit  au  mariage. 
Vors  eut  lieu  une  snrle  d'attraction 
polau-e  d>  deux  natures  loul  à  fait 
disparate*  el  opposées  en  bien  des 
points.  OHe  même  incompatibilité 
»e  manifestant  de  manière  plus  cons¬ 
tante  et  totale  dans  leur  vie  commu¬ 


ne  détermina  une  froideur  récipro¬ 
que  ét  le  divorce.  Voilà  tout. 

Dites-moi  quand  a  eu  lieu  la 
rupture  ? 

—  Elle  devint  définitive  après  la 
mort  de  iLetta.  Au  vrai,  l’inlimilé  de 
Netti  et  Lelta  a  été  l’origine  du  di¬ 
vorce-  Netti  se  sentait  mal  à  l’aise  de¬ 
vant  l’esprit  froidement  analytique 
de  Slerni.  il  détruisait  systématique¬ 
ment  et  avec  obstination  tous  les 
châteaux  en  Espagne,  toutes  les  fan¬ 
taisies  de  l’esprit  el  des  séns  dont 
elle  vivait  si  fortement.  Sans  le  vou¬ 
loir,  elle  se  mit  à  chercher  un  hoip- 
me  qui  se  comporterait  autrement 
envers  tout  cela.  Et  ce  vieux  Lelta 
avait  une  rare  sensibilité  de  cœur 
avec  un  enthousiasme  presque  enfan¬ 
tin.  Netti  trouva  eu  lui  le  camarade 
dont  elle  avait  besoin.  Non  seulement 
il  savait  comprendre  les  élans  de  son 
imagination,  mais  souvent  même  il 
s’y  laissait  entraîner  avec  elle.  Au¬ 
près  de  lui,  elle  se  reposait 'morale¬ 
ment  de  la  criliqne  toujours  plus 
sévère  el  "glacée  de  Slerni.  Comme 
elle  il  aimait  la  Terre  en  songe  et 
par  fantaisie,  croyait  en  l’union  fu¬ 
ture  des  deux  mondes  qui  détermi¬ 
nerai!  le  grand  épanouissement  el  la 
g  arnie  poésie  de  la  vie.  lit  quand 
elle  appril  qu’un  être  doué  d  un  tel 
trésor  de  sensibilité  n’avail  jamais 
connu  1'âmour,  Netti  ne  put  s  accou¬ 


tumer  à  cette  idée.  Ainsi  naquit  sa 
deuxième  liaison. 

—  Une  niinulé,  interrompis-je. 
Vous  ai-, je  bien  compris  ?  Vous  di¬ 
tes  qu’elie  a  été  la  femme  de  Let- 
la  ? 

—  Oui,  répondit  Nella. 

—  Mais  le  divorcé  définitif  avec 
Slerni  n'eut-il  pas  lieu  après  la  mort 
de  Letla  ? 

—  Oui.  Vous  ne  comprenez  pas  ? 

—  Si,  je  vous  comprends.  Seule¬ 
ment,  j’ignorais  tout  cela. 

A  cet  instant,  nous  fûmes  inter¬ 
rompus.  Un  des  enfants  avait  une 
crise  nerveuse  et  Netti  était  appelée 
d'urgence  auprès  de  lui.  Je  restai 
seul  un  moment.  La  tête  me  tour¬ 
nait,  je  me  sentais  si  bizarre  qu'au¬ 
cun  mot.  ne  pourrait  décrire  mon 
état.  Que  se  passait-il  ?  Rien  de  par¬ 
ticulier.  Nettj  était  un  être  libre  et 
se  conduisait  en  être  libre.  Letla 
avait  été  son  mari  ?  Je  l’avais  tou¬ 
jours  estimé  et  j'eusse  éprouvé  a 
son  égard  une  ardente  sympathie, 
'•même  s’il  n’avait  sacrifié  sa  vie  pour 
moi.  Netti  avait  été  la  femme  de  ses 
deux  camarades  en  même  temps  ?. 


(A  suivre). 


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IlIWülBIÜlHÜHi:! 


N°  35.  Feuilleton  du  Populaire.  7-9-36 


S  Alexandre  Bogdanov  £  ,  . 


^  Traduit  d u  russe 
*  par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

V.  —  CHEZ  NELLA  *•  ■ 

• 

.Mais  n’avais-je  pas  toujours  pensé 
que- le  mariage  exclusif  dans  nos  mi¬ 
lieux  provient  seulement  des  condi¬ 
tions  économiques  qui  limitent  et  pa¬ 
ralysent  l ‘homme,  à  chaque  pas;,  ici, 
dès  ’  cfmditiôns,'.  m’existaient  point,  i! 
y  en  avait  d’autres  qui  ne  créaient 


i  aucune  gêne  dans  la  vie  sentimentale 
’  et  sexuelle.  D’où  venait  donc  cette 
perplexité  inquiète  et  cette  incom¬ 
préhensible  douleur  qui  me  faisait 
tantôt  'm^xclamer,  tantôt  éclater  do 
rfre’  ?  Oiï  bien,  étais-je  incapable  de 
sentir1-  selon  ma  façon  de  penser  ï 
iïlémble  bien  qü’il  en  soit  ainsi,  oui. 
Et.  ma  ljaison  avec  Enno  ?  Uü  donc 
est,  nia  logique  ?  Que  suis-je  dono 
naoimôme.  „?  Quelle  absurde  situa¬ 
tion-  !=-s  •  . 

Ah-  !  oui...  mais,  ceci  encore  :  pour* 
qiîoi  Netti  ne  m’avait-elle  rien  dit  T 
CdMlfien  de  secrets  et  de  tromperies 
dqéqüVpirà'i-je  encore  autour  de 
moi.?  ..Dé,  nouvean  le  mensonge  I, 
Non,  le  secret,  c’est  vrai.  Il  n’y  avait' 
pas  eu  tromperie.  Mais  dans  ce  sens, 
le  secret  n’est- fl  pas  une  trompe¬ 
rie  ?...  t! 

Ces  idées  passaient  en  tourbillon 
dans  ma  tête  quand  la  porte  s’ouvrit 
et  Nella  réapparut.  Elle  dut  lire  sur 
mon  visage  combien  je  souffrais,  car 
toute  trace  de  sévérité,  disparut  dé 
sa  yjoix  i- 

—  Bien  entendu,  dit-elle,  il.  n’est 
pas- facile  de  s’habituer -à  des  rap¬ 
port?  tout  à  fait’  étrangers  aux 
mœurs  d'un  monde  auquel  on  n’est, 
pas  lié  par  le  sang.  Vous  avez  sur¬ 
monté  déjà  bien,  des- obstacles,  vous 
viendrez,  à  bout  de  .celui-ci.  .Netti 
croit  en  vous  et  je  pense  qu'-elle  a 


raison.  Mais  est-il  possible  que  votre 
foi  en  elle  soit  ébranlée  ? 

—  pourquoi  m’a-t-elle  caché  tout 
cela  ?  Est-ce  là  sa  confiance  ?  Je  ne 
puis  la  comprendre. 

’  ' —  Pourquoi  a-t-elle  agi  ainsi  ?  Je 
l’ignore.  Mais  je  sais  qu’elle  a  été 
guidée  non  par  de  bas  motifs,  mais 
par  de  bonnes  et  sérieuses  raisons. 
T, a  lettre  que  voici  vous  lqs  expli¬ 
quera  peut-être.  Elle  me  l’a  laissée 
pour  vous  pour  le  cas  où,  justement, 
nous  aurions  un  entretien  tel  que 
!celui-ci. 

.  La  lettre  était  écrite  dans  ma  lan¬ 
gue  malernelle  que  Netti  avait,  si 
bien  étudiée.  Voici  ce  que  j’y  lus  : 

«  Mon  Lenni  !  Je  ne  t’ai  pas  parlé 
bon  seule  fois  de  mes  liens  person¬ 
nels  antérieurs,  mais  non  que  je  vou¬ 
lusse  te  cacher  quoi  que  ce  fût  de 
ma  vie.  Je  crois  profondément  en  ta 
lumineuse  intelligence  et  en  la  no¬ 
blesse  de  ton  cœür.  Aussi  étrangères 
et  inhabituelles  que  t’apparaissent 
.certaines  de  nos  relations  vitales,  je 
■ne  doute  pas  qu’en  fin  de  compte  tu 
ne  saches  les  comprendre  loyalement 
et  les  juger  à  leur  juste  valeur. 

«  Mais  je  craignais  une  chose... 
Après  ta  maladie,  tu  as  rapidement 
accumulé  des  forces  pour  le  travail 
mais  tu  n’avais  pas  retrouvé  ce  plein 
équilibre  psychique  dont  dépend  la 
maîtrise  de  soi,  dans  les  paroles  et 


dans  les  actes,  à  tout  instant  et  quel¬ 
les  que  fussent  les  impressions  su¬ 
bies.  Et  si,  par  Une  impulsion  sou¬ 
daine  et  sous  l’empire  des  forces  ins¬ 
tinctives  du  passé  qui  dorment  tou¬ 
jours  dans-  les  profondeurs  de  l’âme 
humaine,  tu  t’étais  comporté  avec 
moi,  femme,  et  ne  serait-ce  qu’une 
seconde,  de  cette  manière  odieuse 
née  de  la  violence  et  de  l’esclavage 
qui  sévissent  dans  le  vieux  monde, 
tu  ne  te  le  serais  jamais  pardonné. 
Oui,  mon  cher,  je  sais,  tu  es  sévère 
et  souvent  même  cruel  envers  toi- 
même  C’est  une  particularité  ac¬ 
quise  à  votre  vieille  école  de  combat 
éternel  du  monde  terrestre  -;  et  une 
seconde  d’emportement  absurde  et 
maladif  resterait  pour  toujours  à  tes 
yeux  comme  une  tache  sombre  sur 
notre  amour.  » 

«  flion  Lenni,  je  veux  et  peux  te 
rassurer.  Que  s'endorme  en  ton  âme 
et  pour  ne  jamais  te  réveiller  le 
mauvais  sentiment  qui  relie  l’amour 
humain  au  sentiment  de  propriété. 
Désormais  je  n’aurai  d’autre  lien  que 
le  nôtre.  Je  puis  te  le  promettre  fa¬ 
cilement  et  avec  certitude  parce  que, 
devant  mon  amour  pour  toi,  devant 
mon  désir  passionné  de  t’aider  dans 
ta  grande  tache,  tout  me  paraît  mes¬ 
quin  et  insignifiant.  je  t’aime  comme 
femme  mais  aussi ‘comme  une  mère 
qui  conduit  son  enfant  dans  une  vie 


KiiHiUBiiw  ■iniaiRianinnaiiiiniiiBiiiiBiiiiBwiiia 

nouvelle  et  étrangère  pleine  d’efforts 
et  de  dangers.  Cet  amour  est  plus 
fort  et  plus  profond  qu’aucun  autre 
au  monde.  Et  c’est  pourquoi  ma  pro¬ 
messe  ne  comporte  aucun  sacrifice. 

«  Au  revoir,  mon  cher  enfant  aimé. 

«  Ta  Netti.  » 

Quand  j’eus  terminé  la  lecture  de 
cette  lettre,  Nella  nie  regarda,  inter¬ 
rogative. 

—  Vous  aviez  raison,  dis-je,  et  lui 
baisai  la  main. 

VI.  RECHEHCHES 

Il  me  resta  de  cet-  épisode  un  sen¬ 
timent  de  profonde  humiliation.  Je 
me  mis  à  interpréter  de  manière  plus 
morbide  encore  la  supériorité  dë 
ceux  qui  m’entouraient,  tant  à  la  fa¬ 
brique  que  dans  toutes  mes  autres 
relations  avec  les  Martiens.  Sans  au¬ 
cun  doute,  j’exagérais  leur  supériori¬ 
té  et  -ma  propre  faiblesse.  Dans  leur 
bienveillance  et  leur  sollicitude  à 
mon  égard,  je  commençais  à  voir  une 
nuance  presque  méprisante  de  con¬ 
descendance  ;  dans  leur  "réserve  dis¬ 
crète,  une  aversion  cachée  pour  un 
être  inférieur.  Ma  rigueur  de  con¬ 
ception  et  ma  justesse  d’appréciation 
se  trouvaient  de  plus  en  plus  faus¬ 
sées  dans  ce  sens. 

Sous,  tous  les  aulres  rapports,  ma 
tôle  demeurait  lucide  et  travaillait  à 
chercher  les  causes  réelles  du  départ 
de  Netti.  Plus  encore  qu’auparavant 


!!i!iBiiini!i!MiiyaiiipniHiiiniiini!iaii:!ni;ia%iH'i:iH:;9fl 

j’étais,  persuadé .  que,  la  participation 
de  cette  dernière,  à  l'expédition  n’a¬ 
vait  pas  été  décidée  sans,  motifs,  plus 
forts  et -plus,  graves  que  les  raisons 
invoquées  devant  moi;  Sa  lettre,  nou¬ 
velle  épreuve  de  son  amôur  et  de  la 
grande  signification'  quelle  ‘accordait 
à  ma  ntiss'ion  pour  le  rapprochement 
des  deux  .fuondes,’  .confirmait  mon 
point" de  vue  :  Netti  ne  s'él’âît  pas 
décidée  sans  raisons  exçeptionnél- 
les  à  .me,  laisser  pour  .longtemps  .seul 
air  milieu  des  abîmes' et  des’ ôcuerls 
d’uue  vie  étrangère,  tout  en  sachant 
mieux- -que  moi-même  quels  dangers 
me  menaçaient.- Il  y- savait  quelque 
chose’ ’qiie  j’ignorais  ‘mais-;  c’était  à 
coup  sûr  ën  rapport  '  étroit  avec  ma 
personne  et  il  me  fallait  éclaircir 
cela  à  fout  prix. 

Je  décidai  de  parvenir  à  la  vérité 
en  procédant  par  recoupements.  Me 
rappelant  certaines;  remarques  in¬ 
volontaires  et  fortuites  de  Netti,  et 
l’expression  y  inquiète  que  .  je  sur¬ 
prenais  sur-  son  -  visage  bien  avant 
d’entendre-  'parleiVdés'  expéditions  co¬ 
loniales;  j’en  vins  à  cbnblurë  que  Net¬ 
ti  s’était  décidée  i£  la  séparation  non 
quand  elle  m’en  avertit,  mais  depuis 
fort  longtemps,  et  pas  plus,  tard 
qu’aux  premiers  jours  de  notre  ma¬ 
riage.'  Aussi  fallait-il .  retrouver  les 
causes  dès  celte  époque.  .Mais  où  les 
chercher  ?  -  -, 

Elles  pouvaient  être  liées,  soit  aux 


Netti,  comme  la  .  moins  vraisembla¬ 
ble.  Ta  r  conséquent,  il  fallait,  :  avant 
tout  orienter,  mes  recherches  .dàtis  .la 
secondé-  direction  et  commencer  par 
éclaircir  -pleinement  T  histoire  de  l’o¬ 
rigine  de  l’expédition. 

11  va  sans  dire  que  l'expédition 
av'âit  été  décidée  pat-  le  «  groupe  co¬ 
lonial' »  ;  'ainsi  nôhimail-qn. là -réu¬ 
nion  ‘des  travailleurs  qui;  prenaient 
une  part  active  à  l'organisation,  des 
voyages .  interplanétaires, .  de.-  concert 
avec  lés  représentants  de  .‘la  statis- 
tîqùé' centrale  et-des  usinés  cqriSfï’ùc- 
Irices'  d’élhéronefs’  .pu  ’  productrices 
t|es  ’moyehs.  indispensables  Â  -ces 
voyages.  Je  savais  que  le  dernier 
congrès  de  ce  «  groupe  colonial  » 
s'était  tenu  précisément  pendant  ma 
maladie.  Ménni  et  Netti  y 'partici¬ 
paient.  Comme,- à  çè  moment,  .je  me 
rétablissais  et,  m’ennuyais  saris  Ne.tr- 
ti,  'je  désirais  assister  au.  congrès, 
niais  elle-  me  dit  que  ;  c’eût, .été  datt- 
goreux  'pour  -ma  sauté.  .Ce  «  danger?? 
ne  dépend  ait- il  pas  de-  quelque  cho~ 
se  que  je  devais  ignorer  ?  Cette  ques¬ 
tion''  exigeait  de  me  procurer  lés 
comptes  rendus'  exacts  du  congrès  et 


giiifi.caüpft  de  .l'expédition,  .élleripê- 
<ne,  La  première,  hypothèse  apparais¬ 
sait,  ,ië près  -  lecture  de  la-  -  lettre  .  de 
porter  à  l’affaire.  (A  suivre -i. 


ll!HIIIH!!IHnH!!HI!!niilHlll!HIVIi'!H!l!IBI:IHI!!HI!l 


I1H1I 


N®  36.  Feuilleton  du  Populaire.  8-9-36 


■  Alexandre  Bogdanov  5 

L'ETOILE 

ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

VL  —  RECHERCHES 

Mais  là,  je  rencontrai  des  difficul¬ 
tés.  A  la  bibliothèque  coloniale,  on 
me  donna  seulement  le  recueil  des 
résolutions  du  congrès.  Dans  ces  tex¬ 
tes  se  trouvait  parfaitement  indiquée 
presque  dans,  les  moindres  détails, 
toute  l’organisation  de  la  grandiose 


entreprise  sur  Vénus,  mais  rien  qui 
ressemblât  à  ce  qui  m’intéressait 
plus  spécialement-  Cela  n’épuisait 
nullement  la  question  pour  moi-.  Les 
décisions  étaient  exposées  en  détail 
mais  sans  aucune  motivation  et  sans 
allusion  aux  débats  qui  les  avaient 
précédées.  Quand  j'expliquai  au  bi¬ 
bliothécaire  que  j’avais  besoin  des 
'comptes  rendus  mêmes,  il  me  dit 
qu’ils  n’étaient  pas  publiés  et  que. 
d'une  façon  générale,- on  n’établissait 
pas  de  procès-verbaux  détaillés  com¬ 
me  d’ordinaire  aux  assemblées  éco¬ 
nomico-techniques. 

A  première  vue,  cela  semblait 
plausible.  Les  Martiens,  en  effet,  ne 
publient  le  plus  souvent  que  les  ré¬ 
solutions  de  leurs  congrès  techni¬ 
ques.  Ils  estiment  que  toute  opinion 
sensée  et  utile  exprimée  là  sera,  soit 
reflétée  dans  la  décision  prise,  soit 
mieux  expliquée  et  commentée  par 
l’auteur  lui-même  dans  un  article 
spécial,  une  brochure,  un  livre  s’il  ‘  le 
juge  nécessaire  plutôt  que  dans  un 
bref  discours.  Chez  les  Martiens, 
tout  est  condensé  sous  le  plus  mince 
format  possible,  ils  n’aiment  pas  pro¬ 
pager  à  l'excès  leurs  documents  et 
l’on  ne  saurait  trouver  chez  eux  rien 
de  semblable  à  nos  volumineux  «  tra¬ 
vaux  de  commission  ».  Mais  dans  le 
cas  présent,  je  M’accordai  pas  Loi  à 
ce- que  me  dit  le  bibliothécaire.  Des 


questions  trop  importantes  et  trop 
graves  avaient  été  décidées  au  con¬ 
grès  pour  qu'on  puisse  en  user  avec 
leur  délibération  comme  avec  celle 
des  débats  ordinaires  sur  une  ques¬ 
tion  technique  quelconque. 

Cependant,  je  m'efforçai  de  cacher 
ma  méfiance  et,  pour  éloigner  de  mol 
tout  soupçon,  je  m'absorbai  docile¬ 
ment  dans  l’étude  de  ce  qu’on  me 
donna  ,  en  réalité,  je  méditais  du¬ 
rant  ce  temps  un  plan  d’actions  fu¬ 
tures.  Il  était  évident  que  je  ne  trou¬ 
verais  pas  ce  dont  j’avais  besoin 
dans  une  bibliothèque  :  soit  que  les 
procès-verbaux  ^existassent  pas, 
soit  que  les  bibliothécaires  prévenus 
les  cachassent  à  ma  vue.  Restait  au¬ 
tre  chose  :  le  secteur  phonographi¬ 
que  de  la  bibliothèque. 

Les  procès-verbaux  du  congrès 
pouvaient  s’y  trouver,  même- au  cas 
où  ils  ne  seraient  pas  imprimés.  Le 
phonographe  remplace  souvent  la 
sténographie  chez  les  Martiens  et  de 
nombreux  phonogrammes  inédits  des 
différentes  assemblées  publiques 
sont  conservés  dans  leurs  archives. 

Je  choisis  le  moment  où  le  biblio¬ 
thécaire  était  absorbé  dans  son  tra¬ 
vail  pour  passer  au  secteur  phono¬ 
graphique  saas  être  aperçu.  Là,  je 
demandai  au  camarade  de  service  le 
grand  catalogue  des  phonogrammes. 
Il  me  le  donna. 


J’y  trouvai  facilement  les  numéros 
qui  m’intéressaient  et,  affectant 
d’éviter  un  dérangement  à  ce  cama¬ 
rade,  je  me  mis  à  les  rechercher 
moi-même.  Cela  aussi  me  fut  facile. 

Il  y  avait  quinze  phonogrammes, 
autant  que  de  séances  au  congrès. 
Selon  l'habitude  des  Martiens,  à  cha¬ 
cun  était  jointe  une  table  des  matiè¬ 
res.  Je  les  examinai  rapidement 

Les  cinq  premières  séances  étaient 
consacrées  entièrement  à  un  rapport 
sur  les  expéditions  organ'sées  après 
le  congrès  précédent  et  sur  les  nou¬ 
veaux  perfectionnements  de  la  tech¬ 
nique  des  étheronefs. 

Le  titre  du  sixième  phonogramme 
portait  : 

«  Motion  de  la  Statistique  Centrale 
sur  le  passage  à  la  colonisation  mas¬ 
sive.  Choix  de  la  planète  :  Terre  ou 
Vénus,  Discours  et  thèses  de  Sterni, 
Netti,  Menni  et  d’autres.  Décision 
préalable  en  faveur  de  Vénus.  » 

J’eus  le  pressentiment  de  toucher 
à  l’objet,  de  mes  recherches.  Je  pla¬ 
çai  lé  phonogramme  dans  l’appareil 
Ce  que  j’entendis  se  grava  dais 
mon  âme  pour  toujours.  Voici  ce  que 
c’était. 

Menni,  président  du  congrès,  ouvre 
la  sixième  séance  et  prend  la  parole 
le  premier  en  qualité  de  rapporteur 
de  la  Statistique  Centrale.  I 


Au  moyen  de  chiffres  précis,  il  dé¬ 
montre  que  l’accroissement  de  popu¬ 
lation  et  la  progression  des  besoins 
rendront  inévitable  d’ici  trente  ans 
une  pénurie  des  ressources  alimen¬ 
taires  si  les  Martiens  se  limitent  à 
l’exploitation  de  leur  seule  planète. 
La  découverte  de  la  synthèse  techni¬ 
que  des  albumines  de  la  matière 
inorganique  pouvait  parer  à  ce  dan¬ 
ger  niais  il  était  impossible  de  garan¬ 
tir  qu'on  y  parviendrait  avant  trente 
ans.  Aussi  devenait-il  indispensable 
que  le  «  groupe  colonial  »,  dépassant 
les  simples  expéditions  scientifiques 
sur  d’autres  planètes,  en  vienne  à 
l'organisation  d’une  véritable  émi¬ 
gration  massive  de  la  population.  En 
fait,  il  y  avait  deux  planètes  acces¬ 
sibles  aux  Martiens  et  possédant 
d’énormes  richesses  naturelles.  11  fal¬ 
lait  décider  sans  retard  laquelle  des 
deux  serait  considérée  comme  centre 
de  colonisation,  puis  se  mettre  à 
l’élaboration  d’un  plan. 

Menni  demande  s’il. y  a  des  contra¬ 
dicteurs  désireux  de  se  prononcer 
sur  le  fond  contre  la  proposition  de 
la  Statistique  Centrale  ou  contre  son 
argumentation.  Personne  ne  demande 
la  parole. 

Alors,  Menni  met  en  discussion  la 
question  du  choix  de  la  planète  com- 


nmiiHiiimiiMiiiiHüiiBiniiaiiinHiKiaiitiiBiiiiHiiüHiiiHiiiB 

me  premier  centre  de  colonisation 
en  masse. 

La  parole  est  à  Sterni. 

VII.  —  STERNI 

—  La  première  question  posée  par 
le  délégué  de  la  Statistique  Centrale 
—  débuta  Sterni  de  son  ton  mathé- 
rnatico-p, raUque  coutumier  —  celle 
du  choix  de  la  planète  à  coloniser 
ne  demande  à  mon  avis  aucune  ré¬ 
ponse  parce  qu’elle  est  résolue  de¬ 
puis  longtemps  et  par  l’évidence 
même.  Nous  n'avons  pas  le  choix. 
Des  deux  planètes  accessibles  à  pré¬ 
sent,  une  seule  peut,  en  général,  con¬ 
venir  à  la  colomsntion  massive.  C’est 
la  Terre.  Il  existe,  .sur  Vénus,  une 
grande  documentation  dont  vous 
avez  naturellenmt  tous  pris  connais¬ 
sance.  Or,  il  n’y  a  qu’une  conclusion 
possible  à  toutes  les  données  rassem¬ 
blées  :  nous  ne  pouvons  actuellement 
nous  emparer  de-  Vénus.  Son  soleil 
brûlant  accablera  et  épuisera  nos 
colons,  ses  terribles  orages  et  ses 
tempêtes  détruiront  nos  construc¬ 
tions,  disperseront  dans  l’espace  nos 
aéroplanes  et  les  briseront  contre  les 
montagnes  géantes.  Nous  pourrions 
encore  venir  à  bout  de  ses  mopstres, 
bien  qu’au  prix  de  nombreuses  vic¬ 
times,  mais  le  milieu  bactériologique 
extrêmement  riche  nous  est  à  peine 
connu  et  combien  de  maladies  nou¬ 


velles  pour  nous  recèle-t-il  ?  Les 
forces  volcaniques  se  trouvent  en- 
corp  en  activité,  combien  de  tremble¬ 
ments  de  terre,  de  soudaines  érup- 
lions  de  lave  et  de  submersions  océa¬ 
niques  nous  promettent-elles  ?  Des 
êtres  raisonnables  ne  doivent  pas  en¬ 
treprendre  l’impossible.  La  tentative 
de  coloniser  Vénus  nous  coûterait 
d’innombrables  victimes,  par  surcroît 
inutiles,  victimes  non  de  la  science 
et  du  bonheur  universel,  mais  de  la 
bêtise  et  de  l’illusion.  Cette  question 
me  paraît  claire  et  rien  que  le  rap¬ 
port  de  la  dernière  expédition  sur 
Vénus  ne  peut  laisser  quelque  doute 
que  ce  soit  à  qui  que  ce  soit. 

«  Donc,  s’il  est  question  d’émigra¬ 
tion  massive,  il  ne  saurait  s’agir  que 
d’émigration  sur  là  Terre.  Là,  les 
obstacles  naturels  sont  insignifiants 
et  les  richesses  incalculables  —  elles 
surpassent  huit  fois  celles  de  notre 
planète.  La  colonisation  elle-même 
est  toute  prête  puisqu’elle  existe 
déjà  sur  là  Terre,  quoique  à  un  ni¬ 
veau  de  ciill ure  peu  élevé.  Bien  en¬ 
tendu,  la  Statistique  Centrale  est  au 
courant  de  tout  cela.  Si  ellô  nôus 
propose  un  choix  et  si  nôus  jugeons 
utile  d'en  discuter,  c’est  uniquement 
pour  celte  raison  que  la  Terre  nous 
oppose  un  très  sérieux  obstacle  :  son 
Humanité. 

(A  suivre). 


«iiibiuibnbibii 


■  ■■i 

;  •  tr.û 


iiBiiiBHiiBKiifliiiiBiiii 


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lllIlBIiüBiîlil 


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IHBlIIIBIIIIBIIIIBiPIBIIIIBl 


N°  37.  Feuilleton  du  Populaire.  9-9-36, 


IISil!iB:illBII!IB!:!IBEBIIlB:i:iB!!l!BI!3BiBIIIIBlB!!IIB!l!IB!l!I| 


Alexandre  Bogdanov 

L'ETOILE 


ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


:  . 

Manuscrit  de  Léonide 

m  —  STEKNI 

«  Les  hommes  de  la  Terre  en  sont 
les  :  maîtres  et,  en  aucun  cas,  ne  la 
céderont  volontairement,  ne  céderont 
une  part  si  peu  importante  soit-elle 
de  sa  superficie.  Gela  découle  de  tout 
le  caractère  de  leur  culture  dont  la 
base  est  la  propriété  privée  garantie 
par  la  violence  organisée.  Quoique 


même  les  peuples  les  plus  civilisés 
de  la  Terre  n’exploitent  en  réalité 
qu’une  part  insignifiante  des  forces 
de  la  nature  qui  leur  sopt  accessi¬ 
bles,  leur  tendance  à  d’invasion  de 
nouveaux  territoires  ne  faiblit  ja¬ 
mais.  La  mainmise  systématique  sur 
les  terres  et  les  biens  des  races  les 
moins-  cultivées  porte  chez  eux  le 
nom  de  politique  coloniale  et  elle  est 
considérée  comme  l’une,  dés  tâches 
essentielles  de  leur  vie  politique.  On 
peut  imaginer  comment  ils  se  com¬ 
porteraient  devant  notre  proposition; 
naturelle  et  sensée  de  nous  céder 
une  partie  de  leurs  continents,  en 
échange,  de  quoi,  nous  leur  appren¬ 
drions  ef  les  aiderions  à  utiliser  in¬ 
comparablement  mieux  l’autre  par¬ 
tie...  Pour  eux,  la  colonisation  n'est 
lu’une  question  de  force  brutale  et 
le  spoliation  ;  et  que  nous  le  vou¬ 
lions  ou  non,  ils  nous  obligeront  a 
adopter  ce  point  de  vue  à  leur  égard. 

1  “  Si',  élant  donné  cela,  il  s’agissait, 
seulement  de  leur  prouver  une  fois 
pour  toutes  la  prépondérance  de  no¬ 
tre  force,  ce  serait  relativement  sim¬ 
ple  et  n'exigerait  pas  plus  de  victi¬ 
mes  qu'une  quelconque  de  leurs 
guerres  habituelles,  insensées  et  inu¬ 
tiles.  Jl;  existe  chez  eux  des  grands 
troupeaux  de  gen"  dressés  au  meur¬ 
tre  et  appelés  «  armées  »  qui  ser¬ 
viraient  d’instruments  adéquats  à 
cette  «rte  de  ïiol«ite«i  ITimporhs .  le¬ 


quel  de  nos  éthéronefs  pourrait  dé¬ 
truire  en  quelques  minutes,  par  un 
déluge  de  rayons  destructeurs  éma¬ 
nés  pe  la  désagrégation  accélérée  du 
radium,  un  ou  deux  de  ces  troupeaux 
et  ce  serait  plus  utile  que  nuisible 
même  à  leur  civilisation.  Mais;  mal¬ 
heureusement,  la  chose  est  loin  d’ê¬ 
tre  si  simple  et  les  principales  diffi¬ 
cultés  ne  feraient  que  commencer  à 
partir  de  ce’  moment. 

«  Dans  l’éternelle  lu! te  entre  les 
différentes  racés  de  la.  Terre,  il  s’est 
constitué  une  particularité  psycholo¬ 
gique  dénommée  patriotisme.  Ce  sen¬ 
timent  indéterminé,  mais  fort  et  pro¬ 
fond,  renferme  une  méfiance  mau¬ 
vaise  envers  tous  les  autres  peuples 
et  toutes  les  races  étrangères,  une 
adaptation  animale  à  des  conditions 
générales  d’existence,  surtout  au  ter¬ 
ritoire  auquel- s’incorporent  les  races 
humaines  comme  la  tortue  il  sa  ca¬ 
rapace,  une  sorte  de  prétention  col¬ 
lective  et  "souvent,  semble-t-il,  un 
simple  besoin  de  destruction,  .de  'vio¬ 
lence  et  de  conquête.' Le  patriotisme 
acquiert  une  force  et  une  acuité  ex¬ 
traordinaires  après  les  défaites  mili¬ 
taires,'  surtout  quand  les  vainqueurs 
s'emparent  d’une  partie  du  territoi¬ 
re  des  vaincus  ;  le  patriotisme  des 
vaincus  revêt  alors  un  caractère  de 
haine  prolongée  et  oruelle  envers  les  I 
vainqueurs  et  la  vengeance  devientl 
l’idéal  xUal  4e  tout  as  Beugle,  nos  ! 


seulement  de  ses  pires  éléments  — 
classes  dirigeantes  ou  «  supérieu¬ 
res  »  —  mais  des  meilleurs,  des  mas¬ 
ses  laborieuses- 

«  Et  si. nous  nous  emparions  d’une 
partie  dé  la'  surface  terrestre  par  la 
violence  indispensable,  il  en  resülte- 
rait  sans  aucun  doute  l’union  de  tou¬ 
te  l'humanité  terrestre  dans  un  seul 
élan  de  patriotisme  terrien,  de  liair 
ne  raciale  implacable  et  d’hostilité  à 
nos  colons  ;  l’extermination  des  nou¬ 
veaux  venus,  par  quelque  fhoyen  que 
ce  soit,  même  le  plus  perfide,  devien¬ 
drait  aux  yeji $  de  tous  un  exploit 
noble  et  sacré,  digne  de  gloire  im¬ 
mortelle.  L’existence  de  nos  co-lons 
serait  absolument  insupportable. 
Vous  savez  que  la  destruction  de  la 
vie  est  chose  en  général  très  facile, 
même  pour  une  race  non  civilisée  ; 
nous  sommes  infiniment  plus  forts 
que  les  Terriens  en  cas  de  lutte  ou¬ 
verte,  mais,  par  attaques  brusquées, 
ils  peuvent  nous  tuer  aussi  facile¬ 
ment  qu’ils  s’enlretuent  d’habitude. 
Il  faut  ajouter  que  l’art  de  la  des¬ 
truction  est  beaucoup  plus  développé 
chez  eux  que  tous  les  autres  aspects 
de  leur  culture. 

«  Il  nous  serait  certainement  im¬ 
possible  de  vivre  avec  eux  et  parmi 
eux.  €cla  signifierait,  *de  leur  côté, 
complots  sans  fins. et.  terrorisme-  ;.| 
du  nôtre,  conscience  latente  d’un  dan¬ 
ger  inéluctable  et  innombrables  vic¬ 


times.  Il  faudrait  les  expulser^dè 
toutes  les  régions  oçcupées  par  nous, 
évacuer  d’un  seul  coup  des  dizaines, 
pei^t-ètre  des  centaines  de-  millions 
d’habitants.  Avec  leur  organisation 
sociale  qui  n’admet  pas  la  coopéra¬ 
tion  en  camaraderie,  leurs  rapports 
sociaux  qui  font  dépendre  de  -paie¬ 
ments  d  argent  les  services  et  l’en- 
tr'aide,  enfin,  avec  leurs  moyens  de 
production  maladroits  et  dépourvus 
de  souplesse  qui  retardent  l’élargis¬ 
sement  de  ia.  production  et  de  la  ré¬ 
partition  des  produits,  ces  millions 
de  gens  expulsés  par  nous  seraient 
pour  la  plupart  voués  au  martyre  de¬ 
là  mort  par  la  famine.  Et  la  mino¬ 
rité  épargnée  formerait  contre  nous 
des  cadres  d’agitateurs  acharnés  et 
fanatiques  au  milieu  de  l’humanité 
terrestre. 

«  Et  il  faudrait  néanmoins  conti¬ 
nuer  la  lutte.  Notre  colonie'  terres¬ 
tre  devrait  se  transformer  en  camp 
militaire  constamment  gardé.  ,  La 
crainte  d’invasions  futures  et  une 
forte  haine  ethnique  orienteraient 
toutes  les  forces  des  peuples  de  la 
Terre  vers  la  préparation  et  l’orga¬ 
nisation  de  guerres  contre  nous.  Si, 
d’ores  et  déjà,  leurs  armes  sont  bien 
plus  perfectionnées  que  leurs  inslru-' 
ments  -de  travail;  le  progrès  de  leur 
technique  destructrice  '  ira  incompai 
rablement  plus  vite  encore.  En  mê¬ 
me  temps,  ils  recheroberont  et  guet¬ 


teront  l’occasion  d’une  brusque  ou¬ 
verture  des  hostilités  et.  s'ils  y  par¬ 
viennent,  nous  subirons  cerlaine- 
inent  des  pertes  irréparables,  quand 
bien  même  l'affaire  se  terminerait 
par  noire  victoire.  A  part  cela,  il 
n’est  pas  impossible  qu’ils  appren¬ 
nent  par  un  moyen  quelconque  la 
composition  de  notre  arme  essentiel¬ 
le.  (La  matière  radianle  leur  est  dé¬ 
jà  connue,  et  la  méthode  de  désa¬ 
grégation  accélérée  peut,  soit  leur 
être  révélée  chez  nous,  soit,  être  dé¬ 
couverte  .  par  leurs  propres  savants. 
Vous  n'ignorez  pas  que,  muni  d’une 
telle  arme,  celui  qui  devance  de 
quelques  minutes  l'adversaire,  l'a¬ 
néantit  immanquablement  et  que, 
dans  ce  cas,  il  est  aussi  facile  d’ex- 
tcriïiiner  in  ‘  vie  supérieure  que  la 
vie  la  plus  élémentaire. 

«  Quelle  serait  donc,  l’existence  de 
nos  camarades  au  milieu  de  ces  dan¬ 
gers  et dans,  celte-  conlinuelie  ex¬ 
pectative.  Non  seulement  la  joie  de 
vivre  se~  trouverait  empoisonnée, 
mais  son  essence  mêriie  en  serait 
vite  dénaturée  et  avilie.  Il  s’,y  infil- 
Irerait.  peu  à  peu  le  soupçon,  la  mé¬ 
fiance,  et  .  la  cruauté  indissoluble¬ 
ment  liée  à  la  soif  égoïste  d’auto- 
ronservalion.  Cette  colonie  cesserait 
d’être  notre  colonie  et  se  métamor¬ 
phoserait  en'  république ".  militaire 
parmi  des  vaincus,  des  peuples  in¬ 
variablement  ennemiSj  Les  attaques 


répétées  et  leurs  victimes  ne  fe¬ 
raient  nas  seulement  naître  un  senti¬ 
ment  de  vengeance  et  de  haine  en 
altérant  l’image  de  l’homme  qui  nous 
est  chère;  mais  nous  forceraient  ob¬ 
jectivement  à  passer  de  la  défensi¬ 
ve  à  l’offensive  implacable.  Et,  en 
fin  de  compte,  après  de  longues  hé¬ 
sitations,  de  douloureuses  et  stériles 
perles  de  forces,  la  question  se  po¬ 
serait  inévitablement  comme  elle 
doit  se  poser  dès  maintenant  pour 
nous,  individus  conscients  qui  pré¬ 
voyons  la  marche  dqs  événements  S 
la  colonisation  de  la  Terre  exige  l’ex-t 
termination  totale  de  l’humanité  ter¬ 
restre.  » 

(Une  rumeur  d’époüvante  où  l'on 
distingue  une  exclamation  retentis¬ 
sante  et  indignée  de  Netti,  parcourt 
la  centaine  d’auditeurs.  Quand  le  si¬ 
lence  est  rétabli,  Sterni  continue 
avec  calme. 

«  Il  faut  comprendre  la  nécessité 
absolue  et  la  regarder  en  face  ferme¬ 
ment,  aussi  rude  soit-elle.  Une  alter¬ 
native  nous  est  offerte  :  soit  l’arrêt 
dans  l’évolutio-n  de  notre  vie,  soit 
l'anéantissement  d’une  vie  qui  nous 
est  étrangère,  su-r  la  Terre.  Il  n’y  a 
pas.  d’autre  possibilité.  {Voix  de  Net- 
ti.:  «C’est  faux!  »)  Je  sais  à  quoi  pen¬ 
se  Netti  en  protestant  contre  mes  pa¬ 
roles  et  je  vais  examiner  à  l’instant 
la  troisième  possibilité  qu'elle 
gipe,  -  (4 


■IliiBDIBfBIBIBiBllliBID 


ll!!B!n!B[imiBmB!Mli!!BlfflBlBIBI!PBII!!Bfl!lBii!!B!l!IBI!l!Blli!B!1l!BircBII!HBHDBllllB!l! 


N*  38.  Feuilleton  du  Populaire.  10-9-36 


IHUIIIIUUIUH 


5  Alexandre  Bogdanov  S 


L'ETOILE 


ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

VII.  —  STEKNI 

«  C'est  une  tentative  de. rééduca¬ 
tion  immédiate  de  l'humanité  ter¬ 
restre,  plan  vers  lequel  nous  pen¬ 
chions  tous,  il  y  a  quelque  temps  en¬ 
core,  mais  auquel,  à  mon  avis,  il 
faut  inévitablement  renoncer  au¬ 
jourd’hui,  Fous  en  savons  assez  long 


déjà^sur  les  Terriens  pour  compren¬ 
dre  que  cette  idée  est  irréalisable. 

“  Le  niveau  de  culture  des  peu¬ 
ples  avancés  de  la  Terre  correspond 
approximativement  à  celui  de  nos 
ancêtres  à  l’époque  du  percement  des 
Grands  Canaux.  Le  capital,  domine 
aussi  là-bas  et  il  existe  un  proléta¬ 
riat  qui  lutte  pour  le  Socialisme.  A 
enjugér  là-dessus,  on  pourrait  croi¬ 
re  que  le  moment  n’est  pas  loin  d’une 
révolution  qui  abolira  le  système  de 
l’oppression  organisée  et  créera  la 
possibilité  dun  libre  et  rapide  déve¬ 
loppement  de  la  vie  humaine.  Mais 
dans  le  capitalisme  terrien,  il  y  a  des 
particularités  importantes  qui  modi¬ 
fient  sensiblement  toute  la  question. 

«  D’un  côte,  le  monde  terrestre 
est  morcelé  terriblement  par  les  di¬ 
visions  politiques  et  nationales,  '  de 
sorte  que  la  lutte  pour  le  Socialisme 
est  conduite  non  comme  processus 
unique  et  sans  mélange  dans  une 
vaste  société,  mais  comme  série  de 
processus  indépendants  et  originaux 
dans  des  sociétés  isolées,  séparées 
par  l’organisation  gouvernementale, 
la  langue  et  parfois  la  race.  D’autre 
part,  les  formes  de  la  lutte  sociale 
sont  beaucoup  plus  brutales  et  mé¬ 
caniques  là-bas  qu’elles  ne  l’ont  été 
chez  nous,  et  l’oppression  directe  in¬ 
carnée  dans  les  années  permanentes 
et  les  insurrections  armées  y  joue  .un 


rôle  incomparablement  plus  -grand. 

«  De  tout  cela,  il  résulte  que  la 
question  de  la  révolution  sociale  de¬ 
vient  très  vague  :  on  prévoit  non  pas 
une,  mais  plusieurs  révolutions  so¬ 
ciales  dans  divers  pays,'  h  diverses 
époques  et  même,  dans  une  large  me¬ 
sure,  selon  toute  vraisemblance,  de 
caractères  différents  et  surtout  d'is¬ 
sue  douteuse  et  instable.  Les  classes 
dirigeantes,  appuyées  sur  l’armée  et 
sur  une  haute  technique  militaire, 
peuvent  en  certains  cas  faire  subir 
au  prolétariat  insurgé  une  défaite 
assez  destructrice  pour  retarder  de 
plusieurs  dizaines  d’années  la  victoi¬ 
re  du  Socialisme  dans  de  vastes,  em¬ 
pires;  on  a  déjà  vu  des  exemples  de 
ce  genre  dans  lés  annales  de  la  Ter¬ 
re.  Ensuite,  certaines  nations  avan¬ 
cées  ou  triomphera  d’abord  le  So¬ 
cialisme  seront  comme  des  îlots  dans 
un  monde  capitaliste  ennemi,  parfois 
même  pré-capitaliste.  Craignant  pour 
leur  propre  domination,  les  classes 
dirigeantes  des  pays  non  socialistes 
lendrdnt  tous  leurs  efforts  pour  dé¬ 
truire  ces  îlots,  organiseront  cons¬ 
tamment  des  agressions  armées  et 
trouveront  dans  les  nations  socialis¬ 
tes,  parmi  les  anciens  propriétaires, 
grands  el  petits,  assez  d’alliés  prêts 
à  n’importe  quelle  trahison.  Le  ré¬ 
sultat  de  ces  heurts  est  difficile  à 
deviner  d’avance.  Mais  même  là  où 


le  Socialisme  se  maintiendra  et  sor¬ 
tira  vainqueur,  son  caractère  se 
trouvera  pqur  longtemps  profondé¬ 
ment  altéré  pair  de  nombreuses  an¬ 
nées  d'état  de'  siège,  de  terreur  né¬ 
cessaire  et  de  militarisme  dont  la 
conséquence  inéluctable  est  un  pa¬ 
triotisme  barbare.  Ce  sera  loin  d'être 
notre  Socialisme. 

Nôtre  tâche  consistait  déjà  d’après 
nos  plans  antérieurs,  à  aider  et  ac¬ 
célérer  le  triomphe  du  Socialisme. 
Quel  moyen  avons-nous  de  le  faire  ? 
Nous  pouvons,  primo,  transmettre 
aux  Terriens  notre  technique,  notre 
science,  notre  art  de  maîtriser  les 
forces  de  la  nature,  et  ainsi  élever 
leur  culture  à  un  degré  tel  que  les 
formes  arriérées  de  la  vie  économi¬ 
que  et  politique  entrent  en  contra¬ 
diction  trop  violente  avec  cette  cul¬ 
ture  et  tombent  du  fait  de  leur  inu¬ 
tilité.  Nous  pouvons,  secundo,  sou¬ 
tenir  direclemént  le  prolétariat  so¬ 
cialiste  dans  sa  lutte  révolutionnaire 
et  1  aider  à  vaincre  l’opposition  des 
autres  classes,  à  briser  toute  résis- 
tance  II  n’y  a  pas  d’autres  moyens. 
Mais  ces  deux-Tà  atteindront-i's  le 
but?  Nous  en  savons  assez  aujour¬ 
d’hui  pour  répondre  catégorique¬ 
ment  :  non  1 

.<  A  quoi  aboutirait  chez  .es  Ter¬ 
riens  la  connaissance  de  notre  - sa- 1 
voir  et  dê  nos  méthode  tecaniquesl  * 


«  Les  classes  dirigeantes  de  tous 
les  pays  s'en  saisiraient  es  premiè¬ 
res  à  leu  profit  et  pour  .tvrmlre 
leur  force.  C’est  inévitable  puisqu’ils 
auront  entre  les  mains  tous  les 
moyens  matériels  de  travail  et  qu’ils 
seront  servis  par  quatre-vingt-dix- 
neuf  pour  cent  des  savants  et  des  in¬ 
génieurs,  c’est-à-dire  que  les  possi¬ 
bilités  d'adaptation  de  la  nouvelle 
technique  leur  appartiendront.  151 
ils  l’utiliseront  dans  la  stricte  me¬ 
sure  ou  ils  peuvent  en  tirer  avan¬ 
tage  et  autant  que  cela  renforcera 
leur  puissance  sur  les  masses.  De 
plus,  ils  s’efforceront  de  mettre  en 
action  sans  retard,  pour  écraser  le 
prolétariat  socialiste,  ces  moyens 
nouveaux  et  puissants  de  destruc¬ 
tion  et  d’extermination  tombés  en¬ 
tre  leurs  mains.  Ils  décupleront  les 
persécutions  et  organiseront  une 
vaste  machination  pour  provoquer  au 
plus  tôt  les  prolétaires  aux  hostili¬ 
tés  ouvertes;  ils  anéantiront  au  cours 
du  combat  les  meilleures  et  les  plus 
conscientes  forces  du  prolétariat,  le 
décapiteront  idéologiquement,  jus¬ 
qu’à  ce  qu’il  réussisse  à  s’assimiler 
à  son  tour  de  nouvellés  et  meilleu¬ 
res  méthodes  de  lutte  armée.  Ainsi 
notre  intervention  servirait  de  sti¬ 
mulant  à  la  réaction  d’en  haut  et  lui 
procurerait  en  même  temps  des  ar¬ 
mes  d'une  force  inconnue  jus¬ 


iü-HiiiHiùin  rwiiwn  mu 


qu’alors,  Au  total,  elle  retarderait  de 
plusieurs  dizaines  d’années  la  vic¬ 
toire  du  socialisme. 

«  Qu’obtiendrions-nous,  en  es¬ 
sayant  de  prêter  assistance  directe 
au  prolétariat  socialiste  contre  ses 
ennemis  ? 

«  Supposons,  car  ce  n’est  pas  en¬ 
core  certain,  qu’il  fasse  alliance  avec 
ncus.  Les  premières  victoires  se¬ 
raient  alors  facilement  gagnées.  Mais 
après  ?  Une  inévitable  explosion  du 
patriotisme  le  plus  acharné  et  le  plus 
frénétique  se  déchaînerait  dans  tou¬ 
tes  les  autres  classes  de  la  société 
contre  nous  et  contre  les  socialistes. 
Le  prolétariat  ne  représente  qu’une 
minorité  dans  presque  tous  les  pays, 
même  les  plus  évolués  de  la  Terre; 
la  majorité  est  formée  de  résidus 
non  désagrégés  encore  de  la  classe 
des  petits  propriétaires,  masses  des 
plus  ignorantes  et  des  plus  enténé- 
brées.  Les  soulever  contre  le  proléta¬ 
riat  serait  alors  très  facile  pour  les 
gros  propriétaires  et  leurs  plus  pro¬ 
ches  serviteurs  —  fonctionnaires  et 
savants  — '  parce  que  ces  masses, 
conservatrices  par  nature  et  souvent 
même  réactionnaires,  considèrent 
avec  une  extrême  hostilité  tout  pro¬ 
grès  rapide.  Le  prolétariat  d’avant- 
garde,  entouré  de  tous  côtés  d’enne¬ 
mis  furieux  et  implacables  (et  de  : 
larges  couches  de  prolétaires  arrlé-l 


rés  se  joindront  à  eux)  se  refusera 
à  une  position  intenable  comme  s’y 
refuseraient  nos  colons  au  milieu 
des  peuples  terriens  vaincus.  Les  at¬ 
taques  traîtresses,  les  massacres  se¬ 
ront  innombrables,  mais  le  plus  grave 
est  que  la  position  du  prolétariat 
dans  la  société  sera  on  ne  peut  plus 
défavorable  pour  diriger  sa  trans¬ 
formation  sociale.  Et  là  encore,  loin 
de  rapprocher  la  révolution  socia¬ 
liste,  notre  immixtion  la  retarderait* 
«  Aussi  l’époque  de  cette  révolu¬ 
tion  demeurera-t-elle  imprécise  et 
ne  dépend-t-il  pas  de  nous  de  l’accé¬ 
lérer.  15n  tout'  cas,  l'attente  même 
serait  beaucoup  trop  longue  pour 
nous.  Dans  trente  ans  déjà,  l’excé¬ 
dent  de  population  atteindra  chez 
nous  quinze  à  vingt  millions  d’âmes 
et  croîtra,  ensuite  de  vingt  à  vingt- 
cinq  million®  chaque  année.  Il  faut 
opérer  d’avanCe  un  mouvement  de 
colonisation  important,  sinon  nous 
manquerons  de  forces  et  de  moyens 
pour  le  séaliser  d’emblée  à  la  mesure 
nécessaire.  j 

«  A  part  cela,  il  est  fort  douteux 
que  nous  ayons  des  rapports  pacifi¬ 
ques  même  avec  les  sociétés  socia¬ 
listes  de  la  Terre,  si  elles  se  for¬ 
maient  inopinément.  Comme  je  l’ai 
déjà  dit,  ce  ne  sera  pas  notre  socia¬ 
lisme,  sous  bien  des  rapports. 

(A  suivre),  j 


t 


N°  39.  Feuilleton  du  Populaire .  11-9-36 


■lll'  WimülHlüiHil 


S  Alexandre  Bogdanov 

L'ETOILE 

ROUGE! 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide  "  - 

l* 

«  Des  siècles  de  morcellement  na¬ 
tional,  d’incompréhension  mutuelle, 
de  luttes  brutales  et  sanglantés  n’ont 
pu  passer  en  vain;  ils  laisseront  pour 
longtemps  des  traces  profondes  dans 
la  psychologie  de  l'humanité  ter¬ 
rienne  libérée;  et  nous  ignorons  com¬ 
bien  de  barbarie  et  d’étroitesse  les 
socialistes  de  la  Terre  introduiront 


I  avec  eux  dans  leur  nouvelle  société. 

«  Noue  avons  sous  les  yeux  une 
expérience  qui  permet  de  juger  à 
quel  point  la  psychologie  de  la  Terre, 
môme  chez  ses  meilleurs  représen¬ 
tants,  est  éloignée  de  la  nôtre.  Nous 
avons  ramené  avec  nous,  de  notre 
dernière  expédition,  un  socialiste  ter¬ 
rien,  homme  éminent  dans  son  mi¬ 
lieu  par  sa  force  d’âme  et  sa  santé, 
physique.  Et  que  s’est-il  passé  V 
Toute  notre  existence  lui  a  été  si 
étrangère  et  en  telle  contradiction 
avec  tout  son  organisme,  que  bien 
peu  de  temps  s’est  . écoulé  avant  qu'il 
ne  tombe  malade  d’un  profond  désé¬ 
quilibre  psychique. 

«  C'est  l'un  des  meilleurs,  choisi 
par  Menni  lui-même  parmi  beaucoup 
de  Terriens.  Que  pouvons-nous  at¬ 
tendre  des  autres  ? 

«  Donc,  le. même  dilemme  se  pose: 
ou  l’arrêt  de  notre  propre  reproduc¬ 
tion,  suivi  de  la  régression  de  notre 
vje,  ou  la  colonisation  de-  Ta  Terre 
basée  sur  l'extermination  de  toute 
son  humanité. 

«  Je  parle  de  l’extermination  de 
toute  son  humanité  parce  que  nous 
ne  pourrions  même  pas  faire  excep¬ 
tion  pour  l’avant-garde  socialiste. 
Premièrement,  dans  une  destruction 
générale,  il  n’y  aurait  aucune  possi¬ 
bilité  technique  de  préserver  cette 
avant-garde  disséminée  dans  les 


. . 

masses  dont  elle  représente  une  part 
I  infime.  Et  deuxièmement,  si  nous 
parvenions  à  conserver  les  socialis¬ 
tes,  eux-mèmes  commenceraient 
ensuite  une  guerre  acharnée  et 
implacable  contre  nous,  s’y  sacri¬ 
fiant  .  jusqu’au  dernier,  parce 
qu’ils  ne  pourraient  jamais  pardon¬ 
ner  le  meurtre  de  centaines  de  mil¬ 
lions  d’homme?,  semblables  à  eux  et 
dont  beaucoup  leur  étaient  attachés 
par  de  nombreux  liens  vitaux  très 
étroits.  Dans  le  heurt  de  deux  mon¬ 
des,  il  n’y  a  pas  ici  de  compromis. 

«  Nous  devons  choisir.  Et  je  dis 
nous  ne  pouvons  choisir  qu’une 
chose. 

«  On  no  doit  pas  sacrifier  une  vie 
supérieure  à  une  vie  inférieure.  Par¬ 
mi  les  Terriens,  il  ne  se  trouverait 
pas  quelques  millions  d’hommes  ten¬ 
dant  consciemment  à  un  type  d’exis- 
tenoe  véritablemerit  humain.  Nous 
ne  pouvons  nous  refuser,  dans  l’in¬ 
térêt  de  ces  êtres  embryonnaires,  à  la 
conception  et  à  l’évolution  de  dizai¬ 
nes,  peut-être  de  centaines  de  mil¬ 
lions  d’hommes  de  notre  monde, 
hommes  dans  l’acception  incompa¬ 
rablement  plus  pleine  de  ce  mot.  Et 
il  n’y  aura  pas  de,  cruauté  dans,  nos 
actes,  car  nous  saurons  exécuter 
cette  extermination  de  telle  sorte 
qu’elle  comporte  pour  les  Terriens 
beaucoup  moins  de  souffrances 


qu’ils  ne  s’en  infligent  sans  cesse  les 
uns  aux  autres. 

«  La  vie  universelle  est  une.  Et 
pour  elle,  ce  ne’  sera  pas  une  perte, 
mais  une  acquisition  si.  à  la  place  du 
socialisme  terrestre  encore  lointain 
et  semi-barbare,  se  développait  dés 
maintenant  là-bas  notre  socialisme, 
vie  infiniment  plus  harmonieuse 
dans  son  développement  continu  et 
illimité.  » 

(Au  discours  de  Sterni  succède  d’a¬ 
bord  un  profond  silencel  que  rompt 
Menni  en  proposant  à  tout  contra¬ 
dicteur  de  se  prononcer.  Netti  prend 
la  parole.) 

VIII.  —  NETTI 

«  La  vie  universelle  est  une  », 
a  dit  Sterni.  Et  que  nous  a-t-il  donc 
proposé  ? 

«  De  détruire,  d’exterminer  à  ja¬ 
mais  un  type  original  complet  de 
cette  vie,  type  que  nous  ne  pour¬ 
rions  ensuite  ni  reconstituer,  ni  rem¬ 
placer. 

«  Une  belle  planète  a  vécu  des  cen¬ 
taines  de  millions  d’années,  vécu  de 
sa  vie  propre,  à  nulle  autre  pareil¬ 
le...  Et  voici  que,  de  ses  éléments 
puissants,  une  conscience  s’est  éla¬ 
borée;  s'élevant  des  degrés  inférieurs 
aux  degrés  supérieurs  après  un  com¬ 
bat  cruel  el  difficile,  elle  a  pris  en¬ 
fin  des  formes  humaines  qui  nous 
sont  chères  et  proches.  Mais  ces  for¬ 
mes  ne  sont  pas  celles  de  chez  nous; 


1  histoire  d'une  autre  nature,  d’une 
autre  lutte  s’y  reflète  et  s’y  concen¬ 
tre;  elles  recèlent  un  autre  princi¬ 
pe  renfermant  d’autres  contradic¬ 
tions,  d  autres  possibilités  de  déve¬ 
loppement.  L’époque  approche  où 
pour  la  première  fois,  l’union  de 
deux  grandes  lignes  de  vie  peut  être 
réalisée.  Que  de  variétés,  quelle  hau¬ 
te  harmonie  doit  surgir  de  cette 
union  .!  Et  l’on  nous  dit:  la  vie  uni¬ 
verselle  est  une,  c’est  pourquoi  nous 
devons,  non  l’unifier,  mais...  la  dé¬ 
truire. 

«  Quand  Sterni  a  montré  combien 
l’humanité  terrestre,  son  histoire, 
ses  mœurs,  sa  psychologie  ressem¬ 
blent  peu  aux  nôtres,  il' a  réfuté 
sa  propre  opinion  mieux  que  je  ne 
puis  le  faire.  S’ils  étaient  tout  à 
fait  semblables  à  nous  en  tout,  sauf 
par  le  degré  de  développement,  s’ils 
étaient,  tels  que  furent  nos  ancêtres 
à  l’époque  de  notre  capitalisme,  albrs 
on  pourrait  s’accorder  avec  Sterni: 
il  vaut  la  peine  de  sacrifier  le  de¬ 
gré  inférieur  au  nom  du  degré  su¬ 
périeur,  les  faibles  au  nom  des  forts. 
Mais  les  Terriens  ne  sont  pas  tels, 
ils  ne  sont  pas  seulement  plus  bas 
et  plus  faibles  que  nous  par  leur 
culture,  ils  sont  autres  que  nous,  et 
c’est  pourquoi,  en  les  supprimant, 
nous  ne  les  remplacerons  pas  dans 
révolution  universelle,  nous  nous 
bornerons  à  remplir  mécaniquement 


inilHlIIIHIIIIHIIIIHilIlHIliliHlIIlHliilHlilIBiiliBiiiiiHiiiHBlliiHin’ 

le  vide  que  nous  aurons  créé  dans 
le  royaume  des  formes  de  la  vie. 

«  La  distinction  réelle  entre  la  ci¬ 
vilisation  de  la  Terre  et  la  nôtre  ne 
réside  pas  dans  la  barbarie  et  la 
cruauté.  Barbarie,  cruauté,  ne  sont 
que  la  manifestation  transitoire  de 
cette  prodigalité  générale  dans  le 
processus  de  développement  par  quoi 
se  distingue  foule  la  vie  terrestre. 
Là-bas,  la  lutte  pour  l’existence  est 
plus  énergique,  plus  intense,  la  na¬ 
ture  crée  sans  cesse  beaucoup  plus 
de  formes  mais  un  plus  grand  nom¬ 
bre  encore  périssent  victimes  de 
l’évolution.  Il  ne  peut  en  être  autre¬ 
ment  car  la  Terre  reçoit,  de  la  sour¬ 
ce  même  de  la  vie,  le  Soleil,  une 
énergie  radiale  huit  fois  plus  forte 
que  notre  planète. 

«  D’où  la  dissémination,  la  dis¬ 
persion,  de  tant  de  vie,  la  multipli¬ 
cité  de  ses  formes  d’où  naissent  tant 
de  contradictions  qui  ne  se  conci¬ 
lient  que  dans  une  voie  pleirie  de 
tourments  et  de  catastrophes.  Dans 
le  règne  végétal  et  animal,  des  mite 
lions  d’espèces  se  sont  combattues 
avec  acharnement  et  rapidement 
évincées  les  unes  les  autres,  par¬ 
ticipant  de  leur  vie  et  par  leur  mort 
à  l’élaboration  de  types  nouveaux 
plus  achevés,  plus  harmonieux  et 
plus  synthétiques.  Et  il  en  fut  de 
même  dans  te  règne  de  l’homme. 

1  (A  suivre) 


MiiWiiiiiviiOTuiiaüiWiiiiiajitnHi'iaKüiMiMüiaünnnTiaKiiniftMiiniaiiinHiiiHiüiBiiiiiHiiümKiHiitiMüünniainHHaüi1 


N*  40.  Feuilleton  du  Populaire.  12-9-3$.  I 


9  Alexandre  Bogdanov  £ 

L'ETOILE 

ROUGE 


Traduit  du  russe  S 
par  Colette  Peignot  S 


Manuscrit  de  Léonide 

VIII.  —  NE1TI 

«  Notre  histoire,  s’il  faut  la  com¬ 
parer  à  l'histoire  de  l’humanité  ter¬ 
restre,  semblé  étonnamment  simple, 
libre  de  tout  égarement  et  réguliè¬ 
re  jusqu’au  schématisme.  Les  élé¬ 
ments  du  socialisme  se  sont  accu¬ 
mulés  tranquillement,  sans  discon- 
tiçmer  ;  lçg  petits  possédais  dispa* 


raissaient,  le  prolétariat  s’élevait  de 
degré  en  dégre;  tout  cela  se  produi¬ 
sait  sans  déviations,  Sans  secousses, 
sur  toute  l'étendue  de  là  planète 
unifiée  dans  un  tout  politique.  Il  y 
à  eu  des  combats,  mais  les  hommes 
se  sont  compris  mutuelleknent  tant 
bien  que  mal;  le  prolétariat  ne  re¬ 
gardait  pas  trop  loin  en  avant  et  la 
bourgeoisie  n’a  pas  été  utopique 
dans  sa  réaction;  différentes  épo¬ 
ques  et.  formations  sociales  ne  se 
sont  pas  mélangée»  comme  cela  è’est 
produit  sur  la  terre  où,  dans  les 
pays  hautement  capitalistes,  une 
réaction  féodale  est  parfois  possible 
et  où  une  nombreuse  classe  paysan¬ 
ne,  en  retard  de  toute  une  période 
historique  par  sa  culture,  sert  sou¬ 
vent  aux  olasses  dirigeantes  d’ins¬ 
trument  de  coercition  contre  le  pro¬ 
létariat.  C’est  par  une  routé  égale 
et  unie  que  nous  sommes  arrivés,  il 
y  a  quelques  générations,  à  un  or-, 
dre  social  qui  libéré  et  rassemble 
toutes  les  foroes  de  l’évolution  hu¬ 
maine. 

«  La  route  empruntée  par  les 
Terrions  était  bien  différente,-  rou¬ 
te  épineuse  et  compliquée  de  nom¬ 
breux  détours  et  accidents.  Peu  d’en¬ 
tre  nous  savent  et  aucun  de\àous 
n’est  capable  dé  sè  représentée  clai- 
rement  jusqu’à  quel  point  de  folie  a 
i  lt£  Bôrté  l’açt  de  tpyrpjênter  les 


sens  chez  les  peuples  les  plue  cul¬ 
tivés  de  la  Terre,  dans  les  organisa¬ 
tions  idéologiques  et  politiques  des 
hautes  classes  —  l'Eglise  et.  l’Etat. 
Et  quel  est  le  résultat,?  L’évolution 
*’en  trouve-t-elle  ralentie  ?  Non, 
nous  n’avons  pas  de  raison  de  l’af¬ 
firmer,  parce  que  les  premiers  sta¬ 
des  du  capitalisme,  avant  l’éclosion 
de  la  conscience  prolétarienne  socia¬ 
liste,  se  sont  écoulés  dans  la  conclu¬ 
sion  de  luttes  cruelles  de  différen¬ 
tes  formations  mais  pas  plus  lentès, 
plus  rapides  que  chez  nous,  par  tran¬ 
sitions  graduelles  plus  ■  paisibles. 
Mais  le  caractère  rude  et  implaca¬ 
ble  de  la  lutte  fit  naître  chez  les 
combattants  un  élan  d’énergie  et  de 
passion,  une  force  d'héroïsme  et  de 
sacrifice  que  n’avait  pas  connue 
la  lutte  moins  risquée  et  moins- tra¬ 
gique  de  nos  ancêtres.  C’est  en  quoi 
le  type  terrestre  n’est  pas  inférieur 
au  nôtre,  bien  que,  plus  ancien  dans 
la  culture,  nous  nous  trouvions  à  un 
niveau  beaucoup  plus  élevé. 

«  L’humanité  terrestre  est  morce¬ 
lée,  ses  races  et  ses  nations  séparées 
les  unes  des.. autres  sont  indissolu¬ 
blement  liées  à  leurs  territoires  et  à 
leurs  traditions  historiques,  elles 
parlent  différentes  langues  et  leurs 
rapports  sont  empreints  d'une  pro¬ 
fond*  incompréhension  mutuelle... 
Tqut  ceig  est  yr*i  «t  il  est  vrai  aussi 


que  nos  frères  terriens  atteindront 
comparativement  beaucoup  plus  tard 
que  nous  à  l’unification  pan-humai¬ 
ne  qui  fraye  à  grand’peine  sa  voie 
à  travers  toutes  ces  frontières.  Mais 
voyez-en  les  causes  et  vous  appré¬ 
ciez  plus  exactement  les  effets.  Ce 
morcellement  vient  de  l’ampleur  du 
monde  terrestre,  'de  la  richesse  ei¬ 
de  la  diversité  de  sa  nature.  Il  con¬ 
duit  à  l'éclosion  de  nombreuses  con¬ 
ceptions  et  nuances  différentes  dans 
l’apei'oeption  de  l’Univers.  Est.-cè 
que  cela  déprécie  la  Terre  et  ses  ha¬ 
bitants  plus  que  notre  monde  aux 
époques  analogues  de  son  histoire? 

«  Môme  la  différence  mécanique 
des  langues  en  usage  chez  les  Ter¬ 
riens  a  beaucoup  contribué  au  dé¬ 
veloppement  de  leur  pensée  en  la 
libérant,  du  pouvoir  brutal  des  mots 
dont  ils  se  servent.  Comparez  leur 
philosophie  à  celle  des  nos  ancêtres 
capitalistes.  La  philosophie  de  la 
Terre  n'est  pas  seulement  plus  va¬ 
riée,  mais  plus  subtile,  non  seule¬ 
ment  elle  découle  d’un  acquit  plus 
complexe  mais,  dans  ses  meilleurs 
écoles,  elle  l’analyse  plus  à  fond  en 
établissant  avec  plus  de  certitude  un 
lien  entre  les  faits  et  les  concep¬ 
tions.  Certes,  foule  philosophie  est 
''exnression  d'une  faiblesse  et  d'une 
dispersion  de  la  connaissance,  d’une 
insuffisance  de  maturité  scientifi¬ 


que:  elle  est  une  tentative  de  don¬ 
ner  un  tableau  exclusif  de  l'être*  en 
comblant  par  des  hypothèses  les  la¬ 
cunes  de  l'expérience  scientifique  ; 
c’est  pourquoi  la  philosophie  sera 
éliminée  de  la  Terre  comme  elle 
l'a  été  déjà  chez  nous  par  le  mo¬ 
nisme  de  la  science.  Mais  voyez  com¬ 
bien  d’hypot  tièses  philosophiques 
élaborées  par  les  penseurs  et  mili¬ 
tants  d  avant-garde  annoncent  dans 
leurs  traits  généraux  les  découver¬ 
tes  de  notre  science;  telle  est  pres¬ 
que  louie  la  philosophie  sociale  des 
socialistes.  Il  est.  clair  que  les  races 
qui  ont  surpassé  nos  ancêtres  dans 
la  création  philosophique  peuvent, 
par  la  suite  nous  surpasser  nous- 
inêmes  dans  la  création  scientifique. 

«  El  Sterni  veut  évaluer  cette  hu¬ 
manité  à  la  mesure  des  justes,  les 
socialistes  conscients  qui  en  font  ac¬ 
tuellement  partie,  il  veut,  la  juger 
sur  ses  contradictions  présentes  et 
non  d'après  les  forces  qui  en  sont 
issues  et,  en  leur  temps,  les  résou¬ 
dront.  Il  veut  assécher  pour  toujours 
cet  océan  de  vie  tempétueux  mais 
magnifique  !  . 

«  Fermes  et  résolus,  nous  devons 
lui  répondre:  jamais  / 

(A  suivre). 

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N°  41.  Fèuilleton  du  Populaire.  13-9-36. 


Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 


ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

VIII.  —  NETTI 

«  Nous  devons  préparer  notre  al¬ 
liance  future  avec  l’humanité  ter¬ 
restre.  Nous  ne  pouvons  accélérer 
beaucoup  la  marche  de  cette  huma¬ 
nité  vers  un  ordre  libre,  mais  nous 
devons  faire  pour  cela  le  peu  qui  est 
en  notre  pouvoir.  Et  si  nous  n  avons 


nas  su. préserver  d’inutiles  souffran¬ 
ces  et  maladies  le  premier  envoyé 
d9  lall'efre  parmi  nous,  c'est  à  nous 
que  cela  ne  fait  pas  honneur,  non 
à  lui.  Heureusement,  il  guérira  vite 
et  même  si.  en  fin  de  compte,  ce 
rapprochement  trop  brusque  avec 
une  vie  qui  lui  est  étrangère  le  tue, 
il  aura  lé  temps  de  faire  encore 
beaucoup  pour  l’union  future  des 
deux  mondes. 

«  Quant  à  nos  propres  difficultés 
et  dangers,  nous  devons  les  surmon¬ 
ter  par  d'autres  voies.  Il  faut  orien¬ 
ter  de  nouveaux  efforts  scientifi¬ 
ques  dans  la  chimie  des  substances 
albuminoïdes,  il  faut  préparer  au¬ 
tant  que  possible  la  colonisation  de 
Vénus.  Si  nous  ne  réussissons  pas 
à  remplir  ces  tâches  dans  le  bref 
délai  qui  nous  reste,  il  faut  pfovi- 
soirement  restreindre  les  naissan¬ 
ces  Quel  accoucheur  sensé  ne  sacri¬ 
fierait  pa3  la  vie  d'un  nouveau-né 
pour  conserver  celle  d’une  femme  ? 
Nous  devons  de  même,  si  c’est  indis¬ 
pensable,.  sacrifier  une  parcelle  de 
notre  vie  à  venir  à  celle  qui  nous 
est  encore  étrangère  mais  qui  exis¬ 
te  et  se  développe.  L’union  des  deux 
mondes  rachètera  indéfiniment  ce 
sacrifice. 

«  L’unité  de  la  vie  est  le  but  su¬ 
prême,  et  l’amour  la  suprême  rai¬ 
son  1  » 


(Silence  profond.  Puis,  Menni  prend 
la  parole.) 

IX.  —  MENNI 

«  ,l’ai  observé  attentivement  l'état 
d’esprit  des  camarades  et  je  vois 
qu'une  sensible  majorité  est  du  cô¬ 
té  de  Netti.  J’en  suis  très  heureux 
parce  que  mon  propre  point  de  vue 
est  à  peu  près  semblable.  J’ajoute¬ 
rai  seulement  une  considération  pra¬ 
tique  qui  me  parait  très  importan¬ 
te.  Si  nous  faisions  '  une  tentative 
de  colonisation  massive  des  autres 
planètes,  à  l'heure  actuelle,  môme 
les  moyens  techniques  viendraient 
à  nous  manquer:  c’est  là  un  sérieux 
danger. 

«  Nous  pouvons  construire  des  di¬ 
zaines  de  milliers  de  grands  éthéro- 
nefs,  mais  sans  plus  rien  avoir  pour 
les  mettre  en  mouvement.  Il  faudra 
dépenser  cent  fois  plus  qu’aupara- 
vant  celle  matière  radiante  qui  leur 
sert  de  moteur  indispensable.  Et  ce¬ 
pendant,  tous  les  gisements  connus 
s’épuisent  et  les  nouveaux  se  font 
de  plus  en  plus  rares. 

«  N’oublions  pas  que  la  matière 
radiante  ne  nous  est  pas  seulement 
nécessaire  pour  communiquer  ,aux 
éthéronefs  leur  vitesse  vertigineuse. 
Vous  savez  que  toufe  notre  chimie 
technique  est  basée  maintenant  sur 
ces  substances.  Nous  les  dépensons 
en  produisant  la  «  matière-moins  » 


sans1  laquelle  ces  mêmes  éthéronefs 
et  nos  innombrables  aéronefs  de¬ 
viendraient  de  lourdes  caisses  inu¬ 
tilisables.  On  ne  peut  sacrifier  cette 
application  indispensable  de  la  ma¬ 
tière  active.  ' 

«  .Mais  le  pire  est  que  l’unique 
substitut  possible  à  la  colonisation, 
la  synthèse  des  albuminoïdes,  peut 
s’avérer  irréalisable  en  raison  même 
du  manque  de  matières  radiantes.  La 
synthèse  des  albuminoïdes  de  pro¬ 
duction  industrielle  facile  et  prati¬ 
que  malgré  la  complexité  extrême 
de  leur  composition  est  inconcevable 
selon  lès  vieilles  Méthodes  de  forma¬ 
tion  graduelle.  Dans  cette  voie,  com¬ 
me  vous  le  savez,  on  était  arrivé,  il  y 
a  déjà  quelques  années,  à  obtenir 
des  albuminoïdes  artificiels  mais  en 
quantité  infime  et  avec  de  telles  dé¬ 
penses  de  temps  et  d’énergie  que 
tout  le  travail  n’a  plus  qu’une  si¬ 
gnification  théorique.  Une  produc¬ 
tion  massive  d’albuminoïdes  des 
matières  inorganiques  n’est  possible 
qu’au  moyen  de  modifications  rapi¬ 
des  et  brusques  des  composés  chimi¬ 
ques  comme  on  en  obtient  chez  nous 
par  l’action  des  éléments  instables 
sur  une  matière  ordinaire  stable. 
Afin  d’obtenir  un  résultat  dans  ce 
sens,  on  devra  déplacer  des  dizaines 
de  milliers  de  travailleurs  pour  la 
recherche  de  la  synthèse  des  albu¬ 


minoïdes  et  faire  des  millions  d’ex-^ 
périences  nouvelles  les  plus  variées. 
Il  faudra  dépenser  à  cet-  effet,  puis 
en  cas  de  succès  pour  la  production 
des  albuminoïdes,  de  la  matière  ac¬ 
tive  en  quantités  énormes  que  nous 
n’avons  pas  à  notre  disposition. 

«  Ainsi,  de  quelque  côté  qu’on  re¬ 
garde,  c’est  seulement  dans  le  cas 
où  nous  trouverions  de  nouvelles 
sources  d’éléments  radiants  que  nous 
pourrions  nous  assurer  une  solution 
heureuse  de  la  question  qui  nous  oc¬ 
cupe.  Mais  où  les  chercher?  Evi¬ 
demment  sur  d’autres  planètes,  c’est 
à-dire  soit  sur  la  Terre,  soit  sur 
Vénus  et,  pour  moi,  il  n’est  pas  dou¬ 
teux  que  la  première  tentative  doive 
être  faite  précisément  sur  Vénus. 

«  En  ce  qui  concerne  la  Terre,  on 
peut  supposer  qu’il  s’y  trouve  de  ri¬ 
ches  provisions  d'éléments  actifs. 
Pour  ce  qui  est  de  -Vénuis,  c'est  tout 
à  fait  établi.  Les  gisements  de*  la 
Terre  nous  sont  inconnus  et  ceux 
que  les  savants  terriens  ont  trouvés 
ne  valent  malheureusement  rien.  Sur 
Vénus,  les  gisements  ont  été  par 
nous  d’ores  et  déjà  découverts,  dès 
les  premiers  pas  de  nos  expéditions. 
Sur  la  Terre,  les  principaux  gise¬ 
ments  sont  disposés,  semble-t-il, 
comme  chez  nous  c’est-à-dire  à  une 
grande  profondeur.  Sur  Vénus,  quel¬ 
ques-uns  d’entre  eux  se  trouvent  si 


près  de  la  surface  que  leurs  radia¬ 
tions  ont  été  découvertes  d’un  seul 
coup  par  la  photographie.  Sfil  s’agit 
de  chercher  le  radium  sur  la  Terre, 
il  faudra  creuser  le  continent  com¬ 
me  nous  l’avons  fait  sur  notre  pla¬ 
nète;  cela  peut  exiger  des  dizaines 
d’année?  sans  écarter  lé  risque  d’être 
trompé  dans  sçs  espérances.  Sur  Vé¬ 
nus,  il  suffit  d’extraire  ce  qui  est  déjà 
trouvé,  ce  qu’on  peut  faire  sans  dus 
de  retard. 

«  C’est  pourquoi,  de  quelque  ma¬ 
nière  que  nous  résolvions  par  la 
suite  les  questions  de  colonisation 
massive,  il  faut  maintenant,  telle  est 
ma  conviction  profonde,  pour  assu¬ 
rer  l’efficacité  de  cette  décision,  en¬ 
treprendre  immédiatement  sur  Vénus 
une  colonisation  partielle  -et  peut- 
être  temporaire,  à  l’unique  fin  d’ex¬ 
traire  de  la  matière  active. 

«  Certes,  ces  obstacles  naturels 
sont  énormes,  mais  nous  m'avons  pas 
à  les  surmonter  tous  dès  à  présent. 
Nous  devons  nous  emparer  seule¬ 
ment  'd’une  partie  de  cette  planète. 
Au  fond,  l’affaire  se  réduit'  à  une 
grande  expédition  qui  devra  rester 
là-bas,  non  des  mois  comme  nos  ex¬ 
péditions  antérieures,  mais  des  an¬ 
nées  entières,  consacrées  à  l’extrac¬ 
tion  fiu  radium.  Bien  entendu,  il  fau¬ 
dra  en  même  temps  lutter  énergique¬ 
ment  contre  les  conditions  naturelles, 


se  préserver  du  climat  pernicieux, 
des  maladies  inconnues  et  autres 
dangers.  Il  y  aura  de  nombreuses 
victimes;  peut-être  une  faible  partie 
de  l’expédition  sera  seule  à  revenir. 
Mais  il  est  indispensable  de  faire  la 
tentative. 

«  L'endroit  qui  convient  le  mieux 
pour  le  début,  d'après  de  nombreu¬ 
ses  données,  est  l’ile  des  Fortes  Tem¬ 
pêtes.  J'ai  étudié  minutieusement  sa 
nature  et  dressé  un  plan  détaillé  de 
l’organisation  de  toute  l’affaire.  Si 
vous  jugez  possible,  camarades,  de 
le  mettre  en  délibération  maintenant, 
je  vais  vous  l’exposer  tout  de  suite.  » 
(Personne  n’émet  d’avis  contraire 
et  Menni  passe  à  l’exposition  de  son 
plan,  sur  quoi  il  examine  à  fond  tous 
les  détails  techniques.  A  la  fin  de 
son  discours,  de  nouveaux  orateurs 
interviennent,  maiâ’  tous  parlent  ex¬ 
clusivement  de  ce  plan,  en  analysent 
les  parties.  Quelques-uns  expriment 
up  doute  quant  au  succès  de  l’expé¬ 
dition;  mais  tous  sont  d’accord  pour 
la  tenter.  En  conclusion,  on  adopte 
la  résolution  proposée  par  Menni.) 

(A  suivre). 

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imMihiwiitiBHimi 


Nk  42.  Feuilleton  d<u  Populaire.  14-9-S6. 


ï  :"  Alexandre  Boûdanov 


5  Traduit  du  russe  S 
u\:  par  Colette  Peignot  S 


Manuscrit  de  Léonide 

X.  —  MEUHTRE 

La  profonde  stupeur  dans  laquelle 
je  me  trouvais  excluait  même  toute 
velléité  de  rassembler  mes  pensées. 
Je  sentais  seulement  une  sorte  de 
douleur,  froide  comme  si  un  anneau 
de  fer  me  comprimait  le  cœur  et 
peuli  m’apparaissait,  dans  la  clarté 


de  l’hallucination,  l’énorme  silhouet¬ 
te  de  Sterni  avec  son  visage  inexora¬ 
blement  calme.  Tout  le  reste  se  con¬ 
fondait  et  se  perdait  dans  un  sombre 
et  pesant  chaos. 

Je  sortis  de  la  bibliothèque  comme 
un  automate  et  pris  place  dans  ma 
nacelle.  Le  vent*  froid  dû  au  vol  ra¬ 
pide  m’obligea  à  m’envelopper  soi¬ 
gneusement  dans  mon  manteau,  et 
cela,  pour  ainsi  dire,  me  suggéra  une 
nouvelle  pensée  qui,  d’un  coup,  se 
figea  dans  ma  conscience  et  devint 
indubitable  :  il  me  fallait  rester  seul. 
C’est  à  quoi  je  m’employais  dè?.  mon 
retour  à  la  maison,  mais  toujours 
machinalement,- comme  si  quelqu'un 
d’autre  agissait  et  non  moi. 

J’écrivis  au  conseil  directeur  de  la 
fabriqué  que  je  quittais  provisoire¬ 
ment  le  travail.  A  EnnO, .je  dis.  que 
nous  devions  nous  séparer  pour  un 
temps.  Elle  me  jeta  un  regard  in¬ 
quiet  et  scrutateur,  pâlit,  mais  ne 
dit  mot.  Après  seulement,  à  la  mi¬ 
nute  du  départ,  elle  demanda  si  je  no 
désirais  pas  voir  Nella.  Je  répondis  : 
non,  et  embrassai  Enno  pour  la  der¬ 
nière  fois. 

Ensuite,  je  fus  plongé  dans  une  tor¬ 
peur  mortelle.  J’éprouvais  une  dou¬ 
leur  froide  traversée  de  pensées  par 
bribes.  Des  discours  de  Netti  et  de 
Menni.  il.me  restait  uû  pâle  souvenir 
indifférent,  comme  si  tout  cela  n’a¬ 


vait  aucune  importance,  aucun  in¬ 
térêt.  Une  fois-  seulement,  cette  idée 
m'effleura  comme  un  éclair  :  «  Oui, 
voilà  pourquoi  Netti  est  partie  :  tout 
dépend  de  l’expédition.  »  Certaines 
expressions  et  des  phrasés  entières 
de  Sterni  se  détachaient,  précises  et 
tranchantes  :  «  Il  faut  comprendre 
la  nécessité  absolue...  quelques  mil¬ 
lions  d’embryons  humains...  extermi¬ 
nation  totale  de  l'humanité  terres¬ 
tre...  il  est  atteint  d’une  grave  mala¬ 
die  mentale...  »  Mais  il  n’y  avait 
aucune  suite  dans  tout  cela,  aucune 
conclusion.  Parfois,  l’extermination 
de  l’humanité  m’apparaissait  comme 
un  fait  accompli,  mais  sous  une  for¬ 
me  confuse  et  abstraite.  La  douleur 
au  cœur  s’accentuait  et  l’idée  me  vint 
que  j’étais  coupable  de  cette  exter¬ 
mination.  A  peine  si,  par  moments, 
j’avais  conscience  que  rien  de  tout 
cela  n'existait  encore  et  n’existerait 
peut-être  jamais.  La  douleur,  cepen¬ 
dant,  ne  cessait  pas,  et  de  nouveau 
ma  pensée  constatait  lentement  : 
«  Tous  mourront...  et  Anna  Nico- 
larevrja...  et  l’ouvrier  Vania...  et 
Netti...  non,  Nefti  restera,  elle  est 
Martienne...  mais  tous  mourront...  et 
il  n’y  aura  pas  de  cruauté,  parce 
qu’il  n’ÿ  aura  pqs  de  souffrance...  oui, 
S' 1er  ni  a  dit  cela...  mais  tous  mour¬ 
ront..,  parce -  que  j’ai  été  malade... 
donc,  je  suis  coupable...  »  Des  fràg- 


rnents  de  lourdes  pensées  s'engour¬ 
dissaient,  se  figeaient  dans  ma  tête, 
froides  et  immobiles.  Et  le  temps 
semblait  s'être  arrêté  avec  elles 

C’était  un-  délire  tourmenté,  inin¬ 
terrompu,  sans  issue.  U  n’y  avait  pas 
de  spectres  en  dehors  de  moi.  Il  y 
a\kit  un  seul  spectre  noir  dans  mon 
âme,  mais  il  était  tout.  Et  il  ne  pou¬ 
vait  disparaître  puisque  le  temps 
s’était  arrêté. 

L’idée  du  suicide  prit  naissance  et 
passa  lentement  sans  toutefois  em¬ 
plir  ma  conscience.  Le  suicide  pa¬ 
raissait  inutile  et  triste  :  pouvait-il 
faire  cesser  cette  douleur  noire  qui 
était  tout  ?  Je  ne  croyais  pas  au  sui¬ 
cide  parce  que  je  ne  croyais  pas,  à 
mon  existence.  L’angoisse,  le  froid,  le 
tout  haïssable  existaient,  mais  mon 
«  moi  »  s’était  perdu  là  comme  quel¬ 
que  chose  d’insignifiant,  d’impercep¬ 
tible,  d'infiniment  petit.  «  Je  »  n’exis¬ 
tais  plus. 

Par  instants,  mon  état  devint  si 
intenable  qu’une  irrésistible  envie 
me  prit  de  me  jeter  sur  tout  ce  qui 
m’entourait,  vivant  ou  mort,  de  bat¬ 
tre,  détruire,  anéantir  tout  sans  lais¬ 
ser  de  traces.  Mnis  je  comprenais  en¬ 
core  que  c'eût  été  insensé  et  'enfan¬ 
tin;  je  serrai  les  dent?  et  me  retins 

La  pensée  de  Sterni  revint  cons¬ 
tamment  et  s’immobilisa  dans  ma 
conscience.  Elle  était  alors  comme  le 


centre  de  l’angoisse  et  de  la  douleur. 
Peu  à  peu,  très  lentement  mais  sans 
interruption,  autour  de  cet  axe  so 
forma  une  intention  qui  devint  en¬ 
suite  une  résolution  claire  et  inflexi¬ 
ble  :  «  U  faut  voir  Sterni  ».  Pour¬ 
quoi  ?  pour  quel  motif  le  voir  ?  je 
n’aurais  pu  le  dire.  Il  était  seulement 
hors  de  doute  que  je  le  verrais.  El. 
en  même  temps  il  était  douloureuse¬ 
ment  difficile  de  sortir  de  mon  im¬ 
mobilité  pour  mettre  ce  projet  â 
exécution. 

Enfin,  le  jour  vint,  où  je  sentis  en 
moi  suffisamment  d’éhergie  pour 
vaincre  toute  résistance  intérieure. 
Je  pris  place  dans  lu  nacelle  et  par¬ 
tis  pour  l’observatoire  que  dirigeait 
Sterni.  En  route,  je  m’efforçai  de  ré¬ 
fléchir  à  ce  que  j'allais  dire;  mais  le 
froid  au  cœur  et  le  froid  extérieur 
paralysaient  ma  pensée.  Trois  heu¬ 
res  après,  j’étais  arrivé. 

Dès  mon  entrée'  dans  la  grande 
salle  de  l'observatoire,  'je  dis  à  l’un 
des  camarades  qui  travaillaient  là  : 
«  J’ai  besoin  de  voir  Sterni.  »  Le  ca¬ 
marade  partit  à  sa  recherche  et  re¬ 
vint  une  minute  après  m’annonçant 
que  Sterni,  occupé  à  vérifier  des  ins¬ 
truments,  serait  libre  dans  un  quart 
d’heure  ;  je  pouvais  l’attendre  plus 
commodément  dans  son  cabinet. 

On  me  conduisit  à  ce  cabinet,  je 
m’assis  dans  un  fauteuil  devant  une 


table  à  écrire  et  attendis.  Le  cabinet 
était  plein  d’appareils  divers  et  do 
machines  dont  certaines  m’étaient 
déjà  connues  et  d'autres  tout  à  fait 
inconnues.  A  ma  droite  se  trouvait, 
sur  un  lourd  support  métallique,  un 
petit  instrument  posé  sur  trois  pieds, 
tin  livre  relatif  à  la  Terre  et  à.  ses 
habitants  était  ouvert  sur  la  table. 
Je  commençai  machinalement  à  liro 
mais  m’arrêtai  aux  premières  phra¬ 
ses  et  retombai  dans  un  état  proche 
de  la  torpeur  précédente.  Mais  en 
même  temps  que  Tangoisse  habi¬ 
tuelle,  je  ressentais  encore  dans  la 
poitrine  un  trouble  convulsif  indéfi¬ 
nissable.  Ainsi  passa  je  ne  sais  com¬ 
bien  de  temps. 

Des  pas  lourds  se  firent’  en  tondra 
dans  le  corridor,  et  Sterni  entra  dans 
la  pièce  avoc  son  air  habituel,  posé¬ 
ment  actif;  il  s, 'enfonça  dans  un  fau¬ 
teuil,  de  l’autre  côté  de  la  table,  et 
me  regarda  interrogativement.  Je  me 
taisait!.  Il  attendit  une  minute  et  me 
posa  une  question  directe  : 

—  En  quoi  puis-je  vous  être  utile? 

Je  continuais  de  me  taire  et,  sans 
bouger,  le  'regardais  comme  un  objet, 
inanimé.  Il  haussa  imperceptible¬ 
ment  les  épaules  et  se  carra  dans  son 
fauteuil,  comme  sur  l’expectative. 

—  Mari  de  Netti...  prononçai-je  en¬ 
fin  avec  effort,  dans  une  demi-cons¬ 


cience,  et  au  fond  sans  m’adresser 
â  lui. 

—  J’ai  été  le  mari,  de  Netti,  recti¬ 
fia-t-il  avec  calme  :  nous  sommés 
séparés  dépûif  longtemps, 
j  —  Extermination...  :  il  n’y  aura 
pas...  de  cruauté.:,  continuai-je  tout 
aussi  lentement  et  demi-consciem¬ 
ment,  répétant  la  pensée  pétrifiée 
dans  mon  cerveau. 

,  —  Ah  L  voilà  ce  dont  il  s’agit,  dit-il, 
imperturbable  .'.mais  maintenant  H 
njest  plus  du  tout  question  de  oela. 
La  décision  préalable,  comme  vous  le 
savez,  a  été  tout  autre, 
i  —  Décision  préalable...  ,  répétai- je 
machiînalèment. 

—  En  ce  qui  concéme  mon  plan 
d’alors,  ajouta  Sterni,  sans  le  désa¬ 
vouer  complètement,  je  dois  dire  que 
je  ne  pourrais  maintenant  le  défen¬ 
dre  avec  autant  d’assurance. 

—  Pas  ,  complètement...  répétai-je. 

—  Votre  guérison  et  votre  partici¬ 
pation  à  notre  travail  commun  ont 
détruijt  en  partie  mon  argumenta¬ 
tion... 

—  Extermination...  en  partie...  in¬ 
terrompis-je,  et  sans  doute  mon  an¬ 
goisse  et  ma  détresse  sè  reflétaient 
trop  clairement  dans  mon  ironie  in¬ 
consciente:  Sterni.  pâlit  et  nie  regar-.i 
da,  subitement  alarmé.  Il  y  eut  un 
silence.  ■  ■  ■ 

(A  suivre). 


iiiaiiiianiniiiBiiiKa 


■iiaiiiiBiaiiiBiiiiBiHiaiauiiaii 


■Binraa 


Î'P>  43.  Feuilleton  du  Populaire.  15-9-36. 


S  Alexandre  Bogdanov  ■ 

L’ETOILÊ 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 


X.  —  MEURTRE 

Et  tout  à  coup,  l’anneau  glacé  dé 
Qà  douleur  me  serrà  le  cœur  avec  une 
force  inouïe,  indicible.  Je  me  renvèr- 
leai  sur  le  dossier  du  fauteuil  pour 
ïétenir  un  cri  insensé.  Mes  doigts 
faisirent  convulsivement  quelgue 
rhôse  de  dur  et  de  froid.  Je  sentis 
ti£o  Hiae  lourde  dans  sa  pain  et  la 


douleur  élémentaire  insurmontable 
devint  un  désespoir  furieux.  Je  sau¬ 
tai  du  fauteuil,  portant  un  coup  ter¬ 
rible  à  Sterni.  Une  des  branches  du 
trépied  l’atteignit  à.  la  tempe  et- 
sans  uri  cri,  sans  une  plainte,  il  s’in¬ 
clina  sur  le  côté  comme  un  corps 
inerte.  Je  rejetai  mon  arme,  elle 
tinta  et  résonna  contre  une  machine. 
Tout  était  fini. 

Je  sortis  dans  le  corridor  et  dis. 
au  premier  camarade  que  je  ren¬ 
contrai  :  «  J’ai  tué  Sterni  ».  II  pâlit 
et  passa  rapidement  dans  le  cabinet; 
mais  là  il  se  convainquit  aussitôt 
que  toute  intervention  était  déjà 
inutile  et  revint  immédiatement  vers 
moi.  Il  m’emmena  dans  sa  chambre 
et,  chargeant,  un  autre  camarade  qui 
se  trouvait  là  d'appeler  un  médecin 
par  téléphone  et  d’aller  lui-même 
auprès  de  Sterni,  jl  resta  avec  moi. 
Il  ne  se  décidait  pas  à  me  parler. 
Moi-même,  je  lui  demandai  : 

—  Enno  est-élle  ici  .?  . 

—  Non,  répondit-il,  elle  est  par¬ 
tie  pour  quelques  jours  chez  Nella. 

Puis,  de  nouveau,  le  silence  jus¬ 
qu’à  l’arrivée  du  docteur.  Il  tenta 
de  me  questionner  sur  ce  qui  était 
arrivé,  je  dis  que  je  n’avais  pas  en¬ 
vie  de  parler.  Alors  il  me  conduisit 
au  plus  proche  hôpital  d’aliénés. 

Là  on  mit  à  ma  disposition  un 
, vaste  loçal  commode  où  l’oa  me  - 


laissa  longtemps  tranquille.  C’était 
tout  ce  que  je  pouvais  désirer. 

La  situation  me  paraissait  claire. 
J'avais  tué  Sterni  et,  par-là  même, 
tout  perdu-  Les  Martiens  voient,  en 
fait,  ce  qu’ils  peuvent  attendre  d’un 
rapprochement  avec  les  gens  de  la 
Terre:  Iis  voient  que  même  celui 
qu'ils  croyaient  être  ie  plus  apte  à 
entrer,  dans,  leur  vie  ne  peut  rien 
leur  donner,  sinon  la  violence  et  la 
mort.  Sterni  assassiné,  son  idée  re¬ 
naît,  iLe  dernier  espoir  disparaît,  le 
monde  terrestre  est  condamné.  Et  je 
suis  coupable  de  tout. 

Ges  idées  surgirent  dans  ma  tête 
aussitôt  après  le  meurtre  et  y  régnè¬ 
rent,  immobiles,  mêlées  à  son  squ- 
venir.  Il  y  eut,  au  début,  quelque 
apaisement  dans  leur  froide  indubi- 
tabiiité.  Mais  ensuite,  l’angoisse  et  la 
souffrance  se  mirent  à  croître  de 
nouveau  et,  semblait-il,  à  l'infini. 

A  cela  vint  s’ajouter  un  profond 
dégoût  de  moi-même.  Je  me  sentis 
traître  à  l’humanité  tout  entière. 
Une  vague  espérance  d’être  tué  par 
les  Martiens  brilla  un  moment;  mais 
aussitôt,  j’eùs  la  pensée  que  leur 
répugnance  à  mon  égard,  que  leur 
mépris  même- les  empêcheraient  de 
le  faire.  Au  vrai,  ils  dissimulaient 
leur  aversion  pour  moi,  mais  ie  la 
discernais  cUirâUâai  nîügré  leur* 
efforts. 


Combien  de  temps  passa  de  la 
sorte,  je- ne  sais.  Enfin,  le  médecin 
vint  à  moi  et  me  dit  qu'il  me  fallait 
un  changement  de  milieu  et  que  l’on 
m'enverrait  sur  la  Terre.  Je  crus 
aue  l’on  me  cachait  ainsi  la-sentence 
né  mort  prononcée  contre  moi,  mais 
jé  n'avais  rien  à  objecter.  Je  deman¬ 
dai  seulement  à  ce  que  mon  corps 
fût  jeté  le  plus  loin  possible  de  tou¬ 
tes  les  planètes  ;  il  eût  pu  les 
souiller. 

Les  impressions  du  voyage  de  re¬ 
tour  sont  très  troubles  dans  mes 
souvenirs.  Il  n’y  avait  pas  de  visage 
connu  autour  de  moi,  je  ne  causai 
avec  personne-  Je  n’avais  pas  perdu 
conscience,  mais  ne  remarquai  rien 
de  ce  qui  mlentourait.  Tout  m’était 
égal. 

QUATRIEME  PARTIE 
I.  —  CHEZ  VERNIER 


.Te  ne  me  souviens  pas  comment 
je  me  retrouvai  à  l’hôpital,  étiez  le 
docteur  Verner,  mon  vieux  cama¬ 
rade.  C’était,  dans  une  province  du 
nord,  un  hôpital  terrien  que  je  con¬ 
naissais  déjà  par  les  lettres  de  Ver¬ 
ner  :  à  quelques  verstes  du  chef- 
lieu  de  province,  très  mal  agencé  et 
toujours  comble,  avec  un  économe 
extraordinairement  habile  et  un  per¬ 
sonnel  médical  insuffisant  et  exfcé- 
laué  de  travail.  Le  docteur,  yeraêr 


faisait  une  guerre  obstinée  à  la  très 
libérale  direction  du  zemstve  (con¬ 
seil  provincial)  à  cause  de  l’économe, 
à  cause  des  baraques  supplémentai^ 
res  qu’elle  construisait  de  mauvaise 
grâce,  à  cause  de  l’église  dont  elle 
achevait  la  construction  à  tout  prix, 
à  Gause-.du  salaire  des  employés,  et 
ainsi  rie  suite.  Les  malades  passaient 
tout  simplement  à  l'imbécillité  défi¬ 
nitive  au  lieu  de  guérir  et  mouraient 
aussi  de  tuberculose  en  raison  du 
manque  d’air  et  de  nourriture.  Ver¬ 
ner  lui-même  serait  parti  depuis 
longtemps  si  certaines  circonstances 
liées  à  son  passé  révolutionnaire  ne 
l'avaient  contraint  de  rester. 

Mais  les  charmes  de  1, 'hôpital  ter¬ 
rien  ne  me  touchaient  pas  le  moins 
du  monde.  Verner  était  un  bon  ca¬ 
marade  et  il  né  regarda  pas  à  sa¬ 
crifier  pour  moi  ses  aises.  Dans  le 
grand  appartement  qui  lui  était  as¬ 
signé  en  sa  qualité  de  médecin,  le 
plus  ancien,  il  me  donna  deux  cham¬ 
bres;  dans  une  troisième,,  attenante, 
habitait  un  jeune  infirmier  et  dans 
une  quatrième,  sous  l’aspect  d’un 
garde-malade,  se  cachait  un  militant  i 
clandestin.  Je  ne  profitais  plus,  na¬ 
turellement,  du  confort  précédent  et 
la  surveillance  à  mon  égard,  malgré 
toute  la  délicatesse  dès  jeunes  ca¬ 
marades,  était  beaucoup  plus  gros¬ 
sière  *t  visible  Sue  chez  Jeg  Ma®. 


liens,  mais  tout  m’était  absolument 
iiidifférént. 

Le  docteur  Verner,  comme  les  mé¬ 
decins  martiens,  ne  ine  soignait  pres¬ 
que  pas,  me  donnait  seulement,  par¬ 
fois  des  somnifères  et  ae  préoccu¬ 
pait  ,  surtout  de  nie  savoir  au  calme. 
Matin  et  soir,  il.  venait  chez  moi 
après  Je  bain  que  .me'  préparaient 
des  camarades  attentionnés,  mais  il 
ne  passait  qu’une  minute -et  .se  hoir 
liait  à  me  demander  si  je  n’avais  Pe¬ 
so  i n  çie  rien  Depuis  de  longs  rn.-.is 
de  maladie  j étais  déjà  tout-a-fait 
déshabitué  <]•>  parler  et  lui  répondais 
seulement  «  non  »  où  bien  ne  ré¬ 
pondais  pas  dü  tout.  Mais  son  at¬ 
tention :  mè  touchait  et,  en  même 
temps,  j'estimais  ne  mériter  nulle¬ 
ment  une  telle  sollicitude,  ce  que  je 
devais  lui' expliquer.  Enfin,,  je  pus 
rassembler  assez  de  forcés  pour  lui 
dire  que  j’étais  uii  assassin  et  un 
traître  et  que  l’humanité  entière,  pé¬ 
rirait  à  cabse  de  moi.  Il  n’objecta 
rien  à  cela,  mais  sourit  et  vint  me 
voir  plus  souvent  désormais. 

Peu  à  peu,  le  changement  du  mi¬ 
lieu  exerça  une  action  bienfaisante. 
Mon  cœur  se  trouvait  nïoins  compri¬ 
mé  par  ia  souffrance,  l’angoisse  s’ef¬ 
façait,  les  ,pensées  devenaient  plqs 
mobiles  et  plus  claires.  Je  commen¬ 
çai  à  sortir  de  la  chambre,  à  me 
promener  au  jardin  et  dans  le  bois. 


Un  des  camarades  se  tenait  tou¬ 
jours  hôn  loin  de  moi,  c’était'  désa¬ 
gréable,  mais  je  comprenais  qu’il 
tuait  impossible  de  laisser  un  assas¬ 
sin  se  promener  seul  en  liberté  ; 
parfois,  j’engageais  la  conversation 
avec  ce  camarade,'  certes  sür  de«s 
thèmes  quelconques. 

Il  y  eut  un  printemps  précoce  'et 
la  renaissance  de  Ja  nature  autour 
ne  moi  ne  raviva  pas  mes  souvenirs 
trop  poignants  ;  en  écoutant  le  ra¬ 
mage  des  oiseaux,  je  trouvais  même 
quoique  apaisement  mélancolique  à 
l’idée/ qu’ils  .  resteraient  et  survi¬ 
vraient  et  que,  seuls,  les  hommes 
ci  aient,,  voués,  à  périr.  Une  fois,  près 
du  bois,  je  lêncontrai  un  malade  fai¬ 
llie  d  esprit  qui  s’en  allait  avec  sa 
bêche  travailler  aux  champs.  Il  se 
bêla  de  se  recommander  à  moi,  puis, 
avec,  une  ficTé  extraordinaire  .(.il , 
avait  la  manie  des  grandeurs,),  il' se 
donna  comme  brigadier  de  police, 
visiblement  le  plus  haut  représen¬ 
tant  de  1  autorité  qu’il  eût  connu  du¬ 
rant  sa  vie  li-brei  Pour- la  première 
fois  depuis. ma  maladie,  involontai¬ 
rement,  je  nie  mis  à"  rire.  Je 
sentis  ma  patrie  autour  de  moi,  et 
comme  Antée,  il  est  vrai  très  lente¬ 
ment,  je  reprenais  de  nouvelles  for¬ 
ces  au  .contact  du  sol  natal,  ,  y 

!  (4  suiyrg.l 


BI!!Hl!SII3H!B!i!l(9l!!ini!llVII!IBIIllHi!!!lBllllHIi,lS;i!!nU!liiB!!!!|||!Mil!H!|ilHli!|Bi!l!H!ljiB!!;!BiH|i!miBiim!i!iK];|i  mTBïriiniTlIiMlinTIBWW— NBII— IIIM 


IHHIHIIIHIIIK1HL1IBÜI1II I 


IWW  ■IMBU 


N"  14.  Feuilleton  du  Populaire.  16-9-36. 


£  Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 

ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

QUATRIEME  PARTIE 
II.  —  UE  QUI  FUT  A-T-IL  -ETE  ? 

Plus  je  pensais  à  ce  qui  m’entou¬ 
rait,  plus  j'avais  envie  de  savoir  si 
Verner  et  les  autres  camarades 
étaient  renseignés  à  mon  sujet  et 
sur  ce  que  j’avais'  fait.  Je  demandai 
£  jVerner  qui  donc  m’avait  amené 


à  l’hôpital  ?  Il  me  répondit  quej’é- 
jais  arrivé  avec  deux  jeunes  gens 
inconnus  qui  ne  savaient  rien  d’in¬ 
téressant  sur  ma  maladie.  Ils  dirent 
qu’ils  m’avaient  rencontré  dans  la  cal 
pitale  par  hasard,  tou t-à-fait  malade, 
que  nous  nous  étions  connus  autrefois 
avant  la  révolution,  et  qu’ils  m’a¬ 
vaient  alors  entendu  parler  du  doc¬ 
teur  -Verner  :  c'est  pourquoi  ils  dé¬ 
cidèrent  de  s’adresser  à  lui.  Ils  par¬ 
tirent  le  jour  môme.  Ils  parurent  à 
Verner  des  gens  de  confiance,  hors 
de  tout  soupçon.  (Lui-même  m’avait 
perdu  de  vue  déjà  quelques  années 
auparavant  sans  pouvoir  obtenir  aur 
jeune  nouvelle  de  moi  par  personne. 

Je  voulus  raconter  à  Verner  l’his¬ 
toire  du  meurtre,  mais  cela  me  sem¬ 
blait  terriblement  difficile  à  cause 
des  complications  et  des  multiples 
circonstances  qui  devaient  'apparaî¬ 
tre  très  étranges  à- tout  homme  im¬ 
partial  J’expliquais  mon  embarras 
à  Verner  et  reçus  cette  réponse  inat¬ 
tendue  .  f 

—  Le  mieux  serait  de  ne  rien  me 
raconter  maintenant.  Cela  n’est  pas 
nécessaire  à  votre  guérison.  Je  ne 
discuterai  pas  avec  vous,  certes, 
mais  de  toute  manière  je  ne  croi¬ 
rai  pas  à  votre  histoire.  Vous  êtes 
un  mélancolique,  c’est  une  maladie 
au  cours  de  laquelle  leg  gens  s’at¬ 
tribuent  sincèrement  'dés'  crimes 


iiiBKiuHiiiHiiiiaaiiaiiiiaiiiiaiimHini 


imaginaires  et  leur  mémoire,  s’a-  i  une  liasse  d’exposés,  il  en  choisit  un  i  rêié.  La  maladie  de  l’ouvrier  se  ter- 


iiiüBii'iniüiniiiu 


daptant  à  leur  délire,  crée  des  sou-  et  me  le  donna. 

3*8  SS  "ilHueToul'n.  »  y éta11  <•'"»  « 

serez  naz  eüérf  et  c’es^ooÜMueî  il  v,Ua?6  obscur  et  lointain  que  le  üe- 
"J?  fiSnï Sîft™  ÏS  ï  00‘n  o.Wiqe»  daller  e  la  eapltale  pour 

ïb  momeT-llu  “U<l  *'  £££.»  Æ_ÿns„lÏS* 


mina  par  la  guérison. 


guérison  n’eût  pas  été  si  rapide  ni 
si  complète 


village  obsc u  r  et  lointain  oûeletfe-  06116  histoire  donna  une  nouvelle 
gagner  sa  vie.  dans  l’une  des  plus  i',“  f ‘VL  t  Ver^Ttât^  m 


7  “  7:7.  ,  ffi'andes  fabriques.  Il  fut  apparem-  7  a  aplâtiôn  de  ma  mémoire  lu  dé-  36111  Pu  éLre  “  inutiles  ,»  à  ma  san- 

;  bi  cet  entretien  avad.  eu  dieu  quel-  ment  étourdi  par  la  grande  ville  et,  irf  ^  ia  méllnœlie  !  ’  En  même  lé-  11  ne  me  Permettait  pas  de  pas- 
que?  mois  plus  tôt,  j  aurais  vü  sans  d apres  sa  femme,  se  comporta  long-  {^in  s  tous  mes  souvenirs  de  S®  ser  le  voir  à  l’hôpital  et,  parmi  fous 
nul  doute  dans- les  paroles  de  Ver-  !em>  «  comme  hors  de,  lui  ».  En-  J  ”pS|’ f  ^ ^  devenaienf  sineu-  les  alién6S-  >e  ne  Pus  observer  que 

ner,  la  plus  grande  méfiance  et  le  suite,  céia  passa  et  il  vécut  et  Ira-  uèrlmeut  doublée eTfacés se mS  ies  faibles  d’esprit  incurables  et  les 

plus, grand  mépris  a  mon  égard.  Mais  vailia  comme  les  autres-  Au  cours  ^nlaifni  f  aameni aire^et  tecom  dégénérés  qui  allaient  et  venaient  en 

maintenant  que  mon  âme  cherchait  d’une  grève  à  la  fabrique,  il  ne  fit  ÎJS?  sur  bieTdes  Dofnts  •  alloue  nbert6'  3  occupaient  de  divers  tra- 

dtja  le  repos  et  1  apaiseinent,  je  me  qu.uc  avec  les  camarades.  La  grève  ?  ™ «  i u  cri me  m ’aoDarû t  touteurs  vaux  dans  les  champs,  dans  les  bois 

TÎTkW0"1  autrement-  11  m  P'31  'ot  longue  et  opiniâtre  et  il  eut  à  ‘[’nelle  e  H  e*  aussi  *se  m  b  1  a  i  ?  *n  é  an  *  ou  au  jardin  ;  et,  à  vrai  dire,  cela 
apeable  de  penser  que  mon  crime  souffrir  de  la  faim  avec  sa  femme  Sj^ns  se Urnîr et  Ve^rouHlerde’  ne  s’intéressait  pas  :  je  détesté 
était  inconnu  des  camarades  et  que  et  son  enfant.  Il  tomba  subitement  7ant  1  ef  iroorè^ sio ii  Sks  et  sZ  toul  1,6  <ÎU1  est  sans  espoir,  inutile  et 
le  fait  même  pouvait  encore,  dun  dans  la  mélancolie,  se  reprochant  de  '  • nJ  du  Présent  PaR  menants  Vé  condamné.  Je  désirais  voir  les  cas 
r.oinr,  fie  vue  inndlrme.  être  mis  en  ■t’èlro  marié  de  faine  le  malheur  Ho  ru  FreseB1'.  1  al  moments,  je  _ _ i _ » 


Cette  histoire  donna  une  nouvelle  m.  _  VIE  DE  LA  PATRIE 
nuance  à  mes  pensées.  Un  doute  sur-  .  . 

git  :  avais-je  tué  vraiment,  ou  bien,  ,  >.e  "e  écartait  soigneusement  de 
comme  le  disait  Verner,  était-ce  une  m01,  ^ou7f  l6s  impressions  qui  eus- 

—iVrv  r  nn  ôl  ne  mn  1 1  ac  ..  X 


;  Si  cet  entretien  avait  eu  lieu  quel-  ment  étourdi  par  la  grande  ville  et,  lir7  Æ 
que?  mois  plus  tôt,  j’aurais  vu’ sans  d’apres  sa  femme,  se  comporta,  long- 
nul  doute,  dans- les  paroles  de  Ver-  temps' «  comme  hors  de. lui  ».  En-  G,"/  ,’ c  J 
ner,  la  plus  grande  méfiance  et  le  suite,  céia^passa  et  il  vécut  el  Ira-  i-LÜJ6.,, 


ner,  îa  pius  grande  meriance  et  le  suite,  cela  passa  et  il  vécut  el  tra- 
plus.  grand  mépris  à  mon  égard.  Mais  veilla  comme  les  autres-  Au  cours 
maintenant  que  mon  âme  cherchait  d’une  grève  à  la  fabriaue.  il  ne  fit 


chez  les  Martiens  devenaient  singu¬ 
lièrement  troubles,  effacés,  se  pré¬ 


opiniâtre 


point  de  vue  juridique,  être  mis  eu  s’être  marié,  de  faire  le  malheur  de 


^  «*«>  oci-ic  J4itti  te,  UC  tititc  4C  luwucwr  UC  ra,.|„j  !pc  tinnfpq  raturants  ot  nu-  «‘•g'113-  précisément  Ceux  qui  peuvent 

doute.  J.y  pensai  de  plüs  en  plus  ra-  son  enfant  et,  en  général,  de  ne  pas  sHlanimes  pour  reconnaître'  c  aire-  ^uérir  et  surtout  les  mélancoliques 
rement  et  de  moins  en  moins.  vivre  «  selon  Dten  ».  sinaunnes  pour  reconnanre  Claire  ,  . 


rement  et  de  moins  en  moins. 


vivre  «  selon  Dieu  ». 


ment  que  tout  avait  été  et  que  l’on 


et  les  maniaques  divertissants.  Ver¬ 
ner  promit  de  me  les  montrer  lui- 


qtie  de  surveillance  médicale.Un  jour,  qu’un  «  bon  ingénieur  »  qui  soute-  leur  est  agréable...  Et  tout  en  ayant  Verner  s’efforçait  plus  encore  rte 

me  souvenant  de  son  opinion  sur  nail,  la  grève  en  secret  et  aurait  été  au  fond  de  moi-même  bien  cons-  m’isoler  de  toute  la  vie  politique  âe 

mon  «  délire  »,  je  lui  demandai  de  pendu  par  le  gouvernement.  Par  ha-  cicnce  quo  tout  cela  était  menson-  m<a  patrie.  Apparemment,  il  supposait 

me  donner  en  lecture  l’histoire  lypi-  sard,  je  connaissais  très  bien  l’his-  ge,  je  m'y  laissai  aller  obstinériient  qu«  la  maladie  même  était  née  des 

que  d’un  cas. semblable  au  mien  par-,  toire  tfe  cette  grève,  je  militais  alors  comme  on  se  laisse  aller  à  des  rê-  pénibles  impressions  de  la  révolu- 

mi  ceux  qu’il  avait  observés  et  no-  dans  la  capitale  ;  en  réalité,  il  n’y  ves  heureux.  ■  lion  ;  il  ne  soupçonnait  pas  que  j’a- 

lés  à  l’hôpit, al.  Après  de  grandes  hé-  avait  eu  aucune  trahison,  et  le  «  bon  vais  été  arraché  à  ma  patrie  sans 

Sitations  et  bien  à  contre-cœur,  il  ingénieur.  »  non  seuleipeut  ne  fut  Maintenant,  je  crois  que  sans  .çpt-  qu’il  me  fût  même  possible  de  savoir 

céda  cependant  à  ma  filière.  Parmi  jamais  exécjité,  mgis  pas  même  ar-  te  aytq-syggçsUon  trompeuse,  ma  ce  .qui  s’y  passait.  Il  prenait  çetle 


IIIinilllMIIIHUIHIIIHlBIlt 


ignorance  totale  pour  un  oubli  dû  à 
la  maladie  et  la  jugeait  très  utile 
pour  moi  ;  non  seulement  il  ne  me 
racontait  rien  en  personne  à  ce  .  su¬ 
jet,  mais  il  l’interdit  à  mes  gardiens: 
et  dans  tout  son  appartement  il  n’y 
avait  pas  un  journal,  pas  un  livre, 
pas  une  revue  des  dernières  années  : 
lout  était  conservé  dans  son  bureau, 
à  l'hôpital.  Je  devais  vivre  sur  une 
île  politiquement  déserte. 

Au  début,  alors  que  je  désirais 
seulement  le.  silence  et  la  tranquilli¬ 
té,  une.  |elle  situation,  me  plaisait. 
Mais  ensüite,  dans  la  mesure  où  s’ac¬ 
cumulaient  mes  forces,  je  me  sentais 
de  plus  en  plus  à  l’étroit  dans  cette 
coquille  ;  je  commençai  à  presser 
de  questions  mes  compagnons,  mais 
eux,  fidèles  à  la  consigne  du  méde¬ 
cin,  se  refusaient  à  me  'répondre, 
C'était  ennuyeux  et  vexant.  Je  me 
mis  à  chercher  les  moyens  de  sortir 
de  ma  quarantaine  politique  et  ten¬ 
tai  de  convaincre  Verner  que  j’étais 
suffisamment  bien  portant  pour  lire 
les  journaux.  .Mais  tout  fut  inutile  : 
Vernçr  expliqua  que  c’était  encore 
prématuré  et  que  lui-même  décide¬ 
rait  du  moment  où  l’on  pourrait  va¬ 
rier  mon' régime  intellectuel, 

(A  suivre.) 

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■üiiHüiiainnmaiiiiaiiismnÉWiiiiWiiBHiiüa'niiiiiiHmiDiBtiiiaiinnyaniiimiinmiianiiHüHMniiiaiiiHüHaiiiiBiin 


iiiiiaüiHüliaiaiiiiaiüiniisHüin!!! 


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iiniiüaüiiniiiKünænüiUüiiaiiiii 


N®  45.  Feuilleton  du  Populaire.  17-9-36. 


■  Alexandre  Bogdanov  H 

L’ETOILÊ 

ROUGE 


S  Traduit  du  russe 
g  pâr  Colette  Peignot 


Manuscrit  de  Léonide 

QUATRIEME  PARTIE 
m.  —  VIE  DE  LA  PATRIE 

Il  me  restait,  à  recourir  à  la  rase. 
Je  devais  me  ‘p roc ure r  dan?  l'entou¬ 
rage  un  complice  en  liberté.  Il  eût 
■été  très  difficile  de  mettre  l'infir¬ 
mier  de  mon  côté  ;  il  avait  une  trop 
haute  idéfi  .de  s.on  devoir  profession¬ 


nel.  J’orientai  mes  efforts  sur  un  au¬ 
tre  gardien,  le  camarade  Vladimir. 
Là,  je  ne  rencontrai  pas  grande  ré¬ 
sistance. 

Vladimir  était  un  ancien  ouvrier. 
Peu  instruit  et  encore  tout  jeune,  il 
avait  été  simple  soldat  de  la  Révolu¬ 
tion,  mais  soldat  éprouvé.  Au  cours 
d’un  célèbre  massacre  où  nombre  de 
camarades  périrent  sous  les  balles  et 
dans  les  flammes,  d'un  incendie,  il 
se  fraya  passage  à  travers  une  foule 
de  massacreurs,  tuant  quelques  hom¬ 
mes  sans  recevoir,  par  on  ne  sait  quel 
hasard,  aucune  blessure.  Ensuite,  il 
erra  longtemps  en  illégal  à  travers 
villes  et  villages,  accomplissant  la 
tâche  modeste  et  dangereuse  du 
transport  des  armes  et  des  imprimés. 
Enfin,  le  sol  devint  trop  brûlant  sous 
ses  pieds  et  il  fut  dans  l’obligation 
de  se  cacher  pour  un  temps  chez 
Vèrner.  J’appris  tout  cela  plus  tard, 
Pàturellemènt.  Mais  dès  lé  début, 
j’avais  observé  combien  le  jeune 
homme  était  affligé  par  le  manque 
d’instruction  et  la  difficulté  d'étude? 
personnelles  en  l’absence  d’une  disci¬ 
pline  scientifique  préâlable.  Je  com¬ 
mentai  à  travailler  avec  lui;  cela 
marcha  bien  et,  très  vite,  je  con¬ 
quis  son  cœur  pour  toujôurs.  La  sui¬ 
te  devenait  déjà  plus  facile,  les  con¬ 
sidérations  médicale?  étaient  peu, 
compréhensibles  à  Vladimir  et  nous 


ourdîmes  ensemble  un  petit  complot 
pour  déjouer  la  sévérité  dé  Verner. 
Les  Récits  de  Vladimir,  les  journaux, 
les  revues,  lès  brôchurés  politiques 
qu’il  m’apportait  en  secret  eurent  tôt 
fait  de  dérouler  devant  moi  la  vie 
de  ma  patrie  durant  les  années  d’ab¬ 
sence. 

La  Révolution  suivait  un  cour?  in¬ 
égal  et  traînait  douloureusement  en 
longueur.  La  classe  ouvrière,  inter¬ 
venant  la  première  au  début,  avait 
remporté  de  grandes  victoires  grâce 
à  la  violence  de  son  attaque;  mais 
ensuite,  privée  au  moment  décisif  de 
l’appui  des  masses  paysannes,  elle 
fut  cruellement  défaite  sous  les 
coups  des  forces  unies  de  la  réaction. 
Tandis  qu’elle  concentrait  son  éner¬ 
gie  pour  de  nouveaux  combats,  dans 
l’attente  de  l’arrière-garde  paysan¬ 
ne  révolutionnaire,  des  pourparlers 
avaiént  commènoé  entre  l’ancien  pou¬ 
voir  des  propriétaires  fonciers  et  de 
la  bourgeoisie,  dés  essais  de  marchan¬ 
dage  et  d’entente  pour  écraser  la  ré¬ 
volution.  Ces  tentatives  avaient  heu 
sous  forme  de  comédie  parlemen¬ 
taire;  elles  se  terminaient  toujours 
sur  un  échec,  à  cause  dé  l'intransi¬ 
geance  de  la  réaction  féodale.  Des 
parlements  dérisoires  étaient  convo¬ 
qués  et  brutalement  dissous  l’un 
après  l’autre.  La  bourgeoisie,  fa.ti-j 


guée  des  tempêtes  de  la  révolution, 
intimidée  par  l’indépendance  et  l'A¬ 
nergie  dès  premières  interventions  du 
prolétariat,  allait  de  plus  en  plus  à 
droite.  Les  paysans,  d’état  d'esprit 
tout  à  fait  révolutionnaire  dans  leur 
ensemble,  6’asslmilaient  lentement 
l’expérience  politique  et,  à  la  flamme 
d’innombrables  incendies  prémédités, 
éclairaient  leur  rouir  vers  une  plus 
haute  forme  de  combat.  De  pan-  avec 
la  répression  sanglante  infligée  aux 
paysans,  l’ancien  pouvoir  tentait  de 
corrompre  une  partie  d’entre  eux  par 
la  cession  de  lots  de  terre,  mais  tou- 
te  l'affaire  fut  menée  de  manière  si 
sordide  et  si  absurde  qu’elle  11e  don¬ 
na  aucun  résultat.  Les  révoltes  des 
partisans  et  de  groupes  isolés  deve¬ 
naient  chaque  jours  plus  fréquentes. 
Sur  le  pays  régnait  une  double  ter¬ 
reur,  terreur  sans  précédent  par  en 
haut  et  par  en  bas  et  comme  on  n'en 
vi't  nulle  part  au  mond». 

De  toute  évidence,  le  pays  allait 
à  des  luttes  nouvèllés  et  décisive». 
Mais  la  voie  était  si  longue  et  si  plei¬ 
ne  d’incèrtitudés  que  beaucoup 
avaient  fini  par  se  lnssér  et  même 
par  désespérer,  Du  côté  des  .11  tel  ton 
tuels  avancés  qui  avaient  Mis  pari 
au  combat  surtout  par  sympathie,  la 
trahison  fut  presque  générale.  Là.  U 
n'y  avait  évidemment  rien  a  regret¬ 
ter.  Mais  l’accablement  et  le  déses- , 


poir  réussirent  à  pénétrer  mèmè  chez 
certains  de  mes  anciens  camarades 
Sur  ce  fait,  je  pus  JUçwr  combien 
avait  été  épuisante  et  lourde  la  vie 
révolutionnaire  durant  l’époque 
écoulée.  Moi-même,  homme  frais,  au 
souvenir  de  la  période  pré-révolu¬ 
tionnaire  et  du  commencement  de  la 
lutte,  mais  n’ayant  pas  éprouvé  tout 
le  poids  des  dernièires  défaites,  jo 
vis  clairement  l’absurdité  d’enterrer 
la  révolution;  je  compris  à  quel  point 
tout  avait  change  au  cours  de  ces 
dernières  années,  combien  d’éléments 
nouveaux  étaient  venus  au  combat 
et  pourquoi  l'équilibre  entre  la  reac¬ 
tion  et  la  terreur  serait  impossible. 
Une  nouvelle  vague  était  inévitable 
et  proeno.  ■ 

Cependant,  il  fallait  attendre.  Jo 
voyais  ce  que  le  travail  des  camara¬ 
des,  dans  cette  situation,  comportai! 
de  difficultés  et  de  tourments.  Mais 
moi-même  je  ne  me  pressais  pas 
d’aller  là-ba3,  indépendamment  mê¬ 
me  de  l’oipinion  de  Verner.  Je  trou¬ 
vais  qu’il  valait  mieux  faire  provi¬ 
sion  de  foroes*afin  de  n’en  pas  man¬ 
quer  quand  elles  me  seraient  entiè¬ 
rement  nécessaires. 

Pendant  de  longues  promenades 
dans  les  bois,  nous  examinions  aveu 
Vladimir  les  chances  et  les  conditions 
de  la  lutte  prochaine.  Ses  plans  et 
ses  rêves  naïvement  héroïques  me 


touchaient  profondément;  il  me  pa¬ 
raissait  un  noble  et  charmant  enfant 
destiné  à  une  mort  aussi  simplement 
belle  que  sa  jeune  vie.  La  révolution 
se  réserve  de  glorieux  martyrs  et 
teint  d’un  beau  sang  son  drapeau 
prolétarien... 

Vladimir  n’était ;pas  seul  à  me  faire 
l’effet  d’un  enfant.  Je  trouvais  eu 
Verner  lui-même,  vieux  militant  de 
la  révolution,  ed  en  d’autres  cama¬ 
rades,  même...  en  nos  chefs,  beau¬ 
coup  de  naïveté  et  do  puérilité  que  je 
n’avais  sans  doute  pas  remarquées  ou 
pas  senties  naguère.  Tous  les  'êtres 
que  j’avais  connus  sur  terre  me  sem¬ 
blaient  encore  à  demi  enfants,  adul¬ 
tes  qui  peA'oivent,  la  vie  confusément 
en  eux  et  autour  d’eux,  qui  se  livrent 
à  moitié  consciemment  aux  forces 
élémentaires  internes  et  externe». 

Dans  ce  ‘sentiment,  il  n’y  avait  de 
ma  part  aucune  trace  de  condescen¬ 
dance  ni  de  mépris,  mais  une  profon¬ 
de  sympathie  et  un  intérêt  fraternel 
pour  des  êtres-embryons,  enfants 
d’une  jéune  humanité. 

IV.  _  L'ENVELOPPE 

Un  brûlant  soleil  d’été  semblait  li¬ 
quéfier  la  glace  qui  enveloppait  la 
vie  du  pays.  A  peine  s’évèillait-elle 
que  déjà  les  éclairs  d’un  nouvel  ora¬ 
ge  luirent  à  l'horizon  et  que  de  sourds 
grondements  ®e  firent  entendre  â 


’  nouveau  d’en  bas.  Et  ce  soleil  et  cet 
éveil  réchauffèrent  mon  âme  en  ra¬ 
nimant  mes  forces  et  je  me  sentis 
revenir  à  la  santé  comme  jamais  au¬ 
paravant. 

Dans  cette  confuse  joie  de  vivre, 
je  ne  voulais  pas  songer  au  passé  et 
r  m’était  agréable  de  réaliser  que 
j’étais  oublié  du  monde  entier,  oublié 
de  tous...  Jo  comptais  ressusciter; 
pour  les  camarades  à  un  moment  ou 
il  ne  viendrait  à  personne  l’idée  de 
m’inlerroiger  sur  mes  années  d’absen¬ 
ce,  où  tous  auraient  bien  autre  chose 
en  tête  et  OÙ  mon  passé  serait  sub¬ 
mergé  pour  longtemps  sous  les  va¬ 
gues  impétueuses  d’une  nouvelle  ma¬ 
rée.  Et  s’il  m’arrivait  d’observer  des 
faits  qui  suscitaient  des  doutes  sur 
cette  espérance,  l’inquiétude  et  l’alar¬ 
me  naissaient  en  moi  avec  une  sour¬ 
de  hostilité  envers  tous  ceux  qui  pou¬ 
vaient  encore  garder  mon  souvenir. 

(A  suivre.) 


CHANGEMENT 

D’ADRESSE  Toute  demande  de 

♦  changement  d’adres- 

♦  se  doit  être  accompagnée  de 

♦  1  frano  en  timbres-poste  et 

♦  de  la  dernière  bande  du 

♦  journal.' 


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N°  46.  Feuilleton  du  Populaire.  19-9-36. 


"  Alexandre  Bogdanov  S 

L'ETOILE 


ROUGE 

■  Traduit  du  russe  S 


Manuscrit  de  Léonide  ) 

QUATRIEME  PARTIE 
IV.  —  L'ENVELOPPE 
Un  matin  d’été,  Verner,  rentrant 
de  l’hôpital  après  la  visite  aux  mala¬ 
des.  n’alia  pas  se  reposer  au  jardin 
comme  d'habitude,  car  les  visites  le 
fatiguaient  terriblement,  mais  vint 


vers  moi  et  me  questionna  très  en 
délai]  sur  mon  état.  11  me  sembla 
qu'il  gravait  mes  réponses  dans  sa 
mémoire.  Tout  cela  était  un  peu  inso¬ 
lite  et  je  pensai  d’abord  qu’il  avait 
de  manière  ou  d’autre  pénétré  fortui¬ 
tement  le  secret  de  mon  petit  com¬ 
plot.  Mais  la  conversation  me  lit 
comprendre  vite  qu’il  ne  soupçonnait 
rien.  Puis  il  partit  et,  cette  Cois  en¬ 
core,  pas  dans  le  jardin,  mais  ,  chez 
lui,  dans  son  cabinet,  eL  ce  Cul  seu¬ 
lement  au  bout  d’une  demi-heure 
que,  de  l'a  fenêtre,  je  le  vis  se  pro¬ 
mener  dans  son  allée  ombreuse  pré¬ 
férée.  Je  ne  pouvais  m’empécher  de 
penser  à  ces  petits  faits  car,  d’une 
façon  générale,  il  n’y  avait  rien  de 
plus  important  autour  de  moi.  Après 
diverses  suppositions,  je  m’arrêtai  à 
la  plus  vraisemblable,  selon  laquelle 
Verner  voulait  écrire  à  quelqu’un, 
évidemment  à  la  prière  spéciale  de 
son  correspondant,  un  rapport  dé¬ 
taillé  sur  ma  santé.  On  lui  apportait 
toujours  le  courrier  le  matin,  dans 
son  cabinet,  à  l’hôpital,  et  sans  doute 
avait-il  reçu  celto  fois  une  lettre  à 
mon  sujet. 

Une  lettre  de  qui  et  pourquoi  ?  11 
fallait  le  savoir  et  même  sur  le 
champ,  c  était  indispensable  à  ma 
tranquillité.  IL  eût  été  inutile  de  s’a¬ 
dresser  à  Verner,  il  n’aurait  certai¬ 


nement  pas  jugé  possible  de  me  le  di¬ 
re,  pour  une  raison  quelconque,  sans 
quoi  il  m’en  eût  parlé  spontanément, 
sans  se  faire  priér.  Vladimir  ne  sa¬ 
vait-il  pas  quelque  chose  ?  Non,  dé¬ 
cidément,  il  ne  savait  rien.  Je  me  mis 
à  chercher  les  moyens  de  parvenir  a 
la  vérité. 

Vladimir  élait  prêt  à  me  rendre 
réimporte  quel  service,  il  trouvait  ma 
curiosité  tout  à  fait  normale  el  le 
mutisme  de  Verner  bien  inutile.  Sans 
trop  y  réfléchir,  il  fil  toute  une  per¬ 
quisition  dans  les  chambres  de  \  er- 
ner  et.  dans  son  cabinet,  mais  ne 
trouva  rien  d’intéressant. 

—  Il  faut  supposer,  dit  Vladimir, 
oii  qu’il  porte  cette  lettre  sur  lui,  ou 
qu’il  l’a  déchirée  ou  jetée. 

—  Et  où  jette-t-il  d’ordinaire  les 
lettres  et  les  papiers  déchirés  ?  de- 
inandai-jo 

—  Dans  la  corbeille  qui  se  trouve 
sous  la  table,  dans  son  cabinet,  ré¬ 
pondit  Vladimir. 

—  Bien,  en  ce  .cas,  apportez-moi 
tous  les  morceaux  que  vous  trouve¬ 
rez  dans  cette  corbeille. 

Vladimir  sortit  et.  revint  bientôt. 

—  fl  n’y  a  aucun  morceau,  annon¬ 
ça-t-il,  mais  voici  ce  que  j’ai  trou¬ 
vé  :  l'enveloppe  d’une  lettre  reçue 
aujourd’hui,  à  en  juger  d’apres  le  ca¬ 
chet. 


Je  pris  l’enveloppe  et  jetai  un  coup 
d’œil  sur  l'adresse.  Le  sol  se  déroba 
sous  mes  pieds  et  les  murs  s’écroulè¬ 
rent  sur  moi... 

L’écriture  de  Netti  I 
> 

V.  —  CONCLUSIONS 

A  travers  le  chaos  de  souvenirs  et 
de  pensées  qui  s'élevaient  dans  mon 
àme  lorsque  j’appris  la  présence  de 
Nclti  sur  la  Terre  et  sa  volonté  de 
ne  pas  me  voir,  la  déduction  finale 
devint  seule  claire  pour  moi.  Elle 
surgit  coninie  jl’jgJlc-même  sans  au¬ 
cun  enchaînement  logique  visible  et 
sans  aucun  doute.  Mais  je  ne  pou¬ 
vais  me  borner  à  la  réaliser  simple¬ 
ment  au  plus  vite.  Je  voulais  la  mo¬ 
tiver  suffisamment  pour  moi  comme, 
pour  les  nul  res.  En  particulier,  je 
ne  pouvais  surtout  pas  me  faire  a 
l’idée  que  Netti  elle-même  ne  me 
comprendrait  pas  et  interpréterait 
comme  un  simple  accès  de  passion 
ce  qui  était  une  nécessité  logique, 
ce  qui  .découlait  inéluctablement  de 
toute  mon  histoire. 

C'est  pourquoi  je  devais  avant  tout 
raconter  Inul  au  long  celte  histoire 
pour  les  camarades,  pour  moi,  pour 
Netli...  Telle  esl  l'origine  de  mon 
manuscrit.  Verner,  qui  le  lira  en 
premier,  au  lendemain  du  jour  où 
.  Vladimir  et  moi  disparaîtrons,  aura 


soin  de  le  faire  imprimer,  certes, 
avec  toutes  les  modifications  indis¬ 
pensables  à  l’action  clandestine.  C’est 
ma  seule  et  unique  volonté.  Je  re¬ 
grette  beaucoup  de  ne  pouvoir  lui 
serrer  la  main  en  le  quittant. 

Au  fur  et  à  mesure  que  j’écrivais 
ces  souvenirs,  le  passé  s'éclaircis¬ 
sait  devant  moi,  l’ordre  se  substi¬ 
tuait  au  chaos,  mon  rôle  et  ma  si¬ 
tuation  se  dessinaient  exactement  à 
mes  yeux.  iL’esprit  sain  et  la  mémoi¬ 
re  assurée,  je  puis  maintenant  ti¬ 
rer  toutes  les  conclusions... 

Incontestablement,  la  tâche  qui  me 
fut  assignée  s’avéra  au-dessus  de 
mes  forces.  En  quoi  consistait  l’é¬ 
chec  ?  El  comment  expliquer  l’er¬ 
reur  d’un  clairvoyant  et  profond 
psychologue  comme  Menni  quand  il 
fit  un  choix  si  malheureux  ? 

Je  me  souvins  de  ma  conversation 
•avec  Menni  sur  ce  ehoix,  conversa¬ 
tion  qui  eut  lieu  â  celte  époque  heu¬ 
reuse  pour  moi  o(i  l’amour  de  Netti 
m’inspirait.  .  une  foi  illimitée  dans 
mes  Torces 

—  Comment,  vous,  Menni,  en  êtes- 
vous  venu  à  me  reconnaître,  dans 
la  multiple  variété  de  mes  enmpa- 
trioles  rencontrés  nu  cours  de  vos 
recherches,  comme  le  plus  aple  à  la 
mission  de  représentant  de  la  Terre? 

—  Le  choix  n’était  pas  si  large, 


lépondit-ii.  On  pouvait  le  circons¬ 
crire  dès  le  début  aux  représentants 
du  socialisme  scientifique  révolu¬ 
tionnaire;  toutes  les  autres  concep¬ 
tions  sont  beaucoup  plus  en  retard 
sur  notre  monde. 

—  Bien,  mais  même  au  sein  de 
cette  tendance,  vous  avez  rencontré 
des  gens  indubitablement  plus  forts 
eL  plus  doués  que  moi.  Vous  connais¬ 
siez  celui  que  nous  appelons  en  plai¬ 
santant  le  Vieux  de  la  Montagne, 
vous  connaissiez  le  camarade  Poète... 

--  Oui,  je  les  ai  observés  avec 
attention.  Mais  le  Vieux  de  la  Mon¬ 
tagne  est  exclusivement  un  homme 
de  lutte  el  de  révolution;  nos  con¬ 
ditions  d  existence  ne  lui  convien¬ 
nent  pas  du  tout,  c’est  un  homme 
de  1er,  el  les  hpmrnes  de  1er  man¬ 
quent  de  souplesse;  il  y  a  en  eux 
beaucoup  de  conservatisme  élémen¬ 
taire.  En  ce  qui  concerne  Poète,  P 
eût  manqué  de  santé.  U  a  beaucoup 
trop  vécu  en  errant  dans  tous  les 
nrüeux  de  votre  monde,  pour  s'a- 
dapler,au  nôtre.  En  outre,  tous  deux 
et  le  chef  politique,  et  l’artiste  du 
verbe,  que  des  millions  d’hommes 
écoulent,  son!  indispensables  à  la 
lutte  menée  actuellement  chez  votis. 

—  La  dernière  considération  est 
pour  moi  tout  à  fait  convaincante. 
Mais  en  ce  cas,  je  vous  rappellerai 
le  philosophe  Mirski.  Son  habitude 


professionnelle  de  se  placer  aux 
points  de  vue  les  plus  différents,  fl/' 
les  comparer  et  de  les  concilier,  lui 
eût,  me  semble-t-il,  beaucoup  la- 
cililé  la  tâche. 

—  Oui,  mais  voyez-vous,  il  est 
surtout  un  homme  de  la  pensée  abs¬ 
traite.  C’est  à  peine  s'il  a  assez  de 
fraîcheur  d'àrne  pour  vivre  une  nou¬ 
velle  existence  par  le  sentiment  el, 
la  volonté.  Il  m’a  produit  l’effet  d’un 
homme  quelque  peu  faligué;  c’est 
lâ,  vous  comprenez,  le  plus  grand 
obstacle. 

—  Admettons.  Mais  parmi  les  pro¬ 
létaires  qui  sont  la  base  et  la  force 
principale  de  notre  tendance,  est-il 
possible  que  vous  n’ayez  pu  Trouver 
le  plus  facilement  ce  dont  vous  aviez 
besoin  ? 

—  Oui,  il  eût  été  plus  sûr  de  cher¬ 
cher  là.  Mais...  il  leur  manque  une 
condition  ‘que  j’estime  indispensa¬ 
ble  :  une  instruction  large  et  variée 
qui  soit  à  la  hauteur  de  votre  cultu¬ 
re.  Cela  a  incliné  mes  recherches 
d’un  autre  côté. 

(A  suivre.) 

UN  MOT  DORDRE  : 

FAITES  DES  ABONNES 

AU  «  POPULAIRE  » 


iM'iKüiBüiHüiwaüüai;:»!!! 


B!:üü:.;EH:ü 


iuiBinniiii 


mmmnmmmm 


N6  47.  Feuilleton  du  Populaire.  20-9-36. 


■ 

H 


Alexandre  Bogdanov 


L'ETOILE 

ROUGE 


Traduit  du  russe 
par  Colette  Peignot 


■  H' 


Manuscrit  de  Léonide 

QUATRIEME  PARTIE 
V.  —  CONCLUSIONS 

Ainsi  parla  .Henni.  Ses  calculs  ne 
furent  pas  justifiés.  Cela  signifiait' 
il  qu'il  n'avait  pas  le  choix  et  que 
la  différence  des  deux  cultures  cous 
titue  pour  une  individualité  isolé* 


un  abîme  infranchissable  que  la  so¬ 
ciété  seule  peut  franchir  ?  Celle 
pensée  eût  été,  certes,  consolante 
poür  moi  personnellement;  mais  il 
me  reste  un  doute  sérieux.  Je  suppo¬ 
se  que  Menni  aurait  dû  vérifier  en¬ 
core  sa  dernière  considération,  celle 
qui  concernait  les  camarades  ou¬ 
vriers. 

A  quoi  exactement  était  dû  mon 
désastre  ? 

La  première  fois,  cela  eut  lieu  d« 
telle  sorte  que  la  quantité  d’impres¬ 
sions  d’une  vie  autre,  qui  m’avaient 
assailli,  et  la  richesse  grandiose  de 
cette  vie  nouvelle,  noyèrent  ma  cons¬ 
cience  et  en  effacèrent  les  limites. 
Avec  l’aide  de  Netti,  je  surmontai  la 
crise  et  en  vins  à  bout.  Mais  cette 
crise  même  n'avait-elle  pas  été  ren¬ 
forcée  et  exagérée  par  la  sensibilité 
suraiguë,  le  raffinement  d’apercep- 
tion  propre  aux  gens  d’un  travail 
spécialement  intellectuel  ?  Peut-être 
que  pour  une  nature  un  peu  plus 
primitive,  un  peu  moins  complexe, 
mais  en  revanche  plus  solide  et  plus 
ferme  organiquement,  tout  se  serait 
mieux  passé,  la  transition  eût  été 
moins  douloureuse  ?  Peut-être  eût- 
il  été  moins  difficile  à  un  prolétai¬ 
re  peu  instruit  d’entrer  dans  une 
nouvelle  existence  parce  que,  tout  en 
ayant  plus  à  étudier,  il  eût  eu  par 
contre  beaucoup  moins  à  réappren¬ 


dre,  ce  qui  est  plus  pénible  que  tout... 
II  me  semble  que  oui,  et  je  crois 
que  Menni  est  tombé  dans  une  er¬ 
reur  de  calcul  en  attribuant  au  de¬ 
gré  de  culture  plus  de  valeur  qu’à 
ia  force  culturelle  de  développement. 

La  seconde  fois,  ce  sur  quoi  mes 
forces  d'àtne  se  sont  brisées,  c'est 
le  caractère  même  de  cette  culture 
que  j'avais  essayé  de  pénélrer  de 
tout  mon  être  :  je  fus  écrasé  par  sa 
hauteur,  la  profondeur  de  ses  rap¬ 
ports  sociaux,  la  pureté  et  la  trans¬ 
parence  de  ses  relations  humaines. 
Le  discours  de  Sterni  exprimant 
brutalement  toute  l'incompatibilité 
des  deux  types  de  vie  fut  seulement 
le  prétexte  et  le  dernier  choc  qui 
me  précipita  dans  le  sombre  gouffre 
où  me  conduisait  alors,  d’une  maniè¬ 
re  élémentaire  et  irrésistible,  la  con¬ 
tradiction  entre  ma  vie  intérieure  et 
tout  le  milieu  social,  à  la  fabrique, 
dans  la  famille,  dans  les  fréquenta¬ 
tions  amicales.  Et  encore  une  fois, 
celle  contradiction  n’avait-elle  pas 
été  beaucoup  plus  forte  et  aiguë  jus¬ 
tement  pour  moi,  intellectuel  révo¬ 
lutionnaire,  accomplissant  toujours 
les  neuf  dixièmes  de  mon  I rayait- soif 
dans  la  solitude,  soit  dans  des  condi¬ 
tions  d'inégalité  exclusive  par  rap¬ 
port  à  des  camarades  et  collabora¬ 
teurs  dont  j’étais  le  professeur  et 
■le  guidé,  -dans'  une  position  qui  dif¬ 


férenciait  ma  •personnalité,  de  la 
leur  ?  La  contradiction  ne  pouvait- 
elle  être  plus  faible  et  plus  douce 
pour  un  homme  passant  les  neuf 
dixièmes  de  sa  vie  laborieuse  dans 
une  atmosphère  de  camaraderie, 
bien  que  primitive  et  peu  développée 
avec  Moût  ce  que  comporte  peut-être 
d'un  peu  brutal  l'égalité  effective 
dans  le  travail  ?  Il  me  semble  que 
oui  .et  je  suppose  que  Menni  devrait 
renouveler  sa  tentative  mais  dans 
une  autre  direction... 

Après  cela  me  reste  ce  qu’il  y  a 
eu  entre  les  deux  naufrages,  ce  qui 
m'a  donné  de  l’énergie  et  du  coura¬ 
ge  pour  une  longue  lutie,  ce  qui  me 
permet  maintenant  encore  d’en  tirer 
les  conclusions  sans  aucun  senti¬ 
ment  d'humiliation.  C'est  l'amour  de 
Netti. 

Incontestablement,  l’amour  de  Net¬ 
ti  avait  été  un  maleniendu,  une  er¬ 
reur  de  son  imagination  noble  et 
ardente.  Mais  qu’une  telle  erreur  ait 
élé  possible,  personne  ne  supprime¬ 
rait  cela  et  n'y  pourrait  rien  chan¬ 
ger.  Je  voyais  là  un  gage  de  rappro¬ 
chement  réel  des  deux  mondes,  pour 
leur  fusion  fulure  en  un  seul,  har¬ 
monieux  et  d'une  splendeur  incom¬ 
parable. 

Quant  à  moi...  mais  là,  il  n’y  a 
aucune  conclusion.  La  vie  nouvelle 
m’est  inaccessible  et  je  ne  yeux  plias 


de  l'ancienne  :  je  ne  lui  appartiens 
déjà  plus,  ni  par  la  pensée,  ni  par 
le  sentiment.  L’issue  est  claire. 

11  est  temps  de  terminer.  Mon  com¬ 
plice  m'attend  au  jardin;  voici  son 
signal.  Demain  nous  serons  tous 
deux  loin  d’ici,  en  route  vers  des 
lieux  où  la  vie  bouillonne  et  se  dé¬ 
verse  à  travers  le  pays,  où  il  est  si 
facile  d'effacer  la  frontière  haïssa¬ 
ble  entre  le  passé  et  l’avenir.  Adieu 
Verner,  mon  bon  et  vieux  camarade- 

Vive  la  vie  nouvelle  et  meilleure, 
et  salut  à  toi  son  apparition  lumi¬ 
neuse,  ma  Netti  ! 

EXTRAITS  DE  LA  LETTRE 
DU  DOCTEUR  VERNER 
A  L’ECRIVAIN  MIKSIil 

(Lettre  non  datée,  sans  doute  en 
raison  de  la  distraction  de  Verner.) 

La  canonnade  s’est  tue  depuis  long¬ 
temps  mais  on  amène  encore  et  en¬ 
core  des  blessés.  L’énofme  majorité 
d’entre  eux  ne  sont  ni  miliciens,  ni 
soldats,  mais  de  paisibles  habitants; 
il  y  a  eu  beaucoup  do  fournies  et  mê¬ 
me  d'es  enfants  :  tous  les  citoyens 
sont,  égaux  devant  les  shrapnells 
Dans  mon  hôpital,  le  plus  proche  du 
champ  de  bataille,  on  a  amené  sur¬ 
tout  des  miliciens  et  .des  soldais. 
Beaucoup  de  blessures  de  slirap- 
ntlls  et  d’éclats  de  grenades  ont  pro¬ 
duit  une  impression  bouleversante, 


même  sur  moi,  vieux  médecin  qui 
ai  pratiqué  jadis,  et  pendant  plu¬ 
sieurs  années,  la  chirurgie.  Mais  au- 
dessus  de  toute  cette  épouvante,  un 
sentiment  de  grande  clarté  dominait 
et  un  seul  mot  d’allégresse  résonnait: 
«  Victoire  ». 

C'est  notre  première  victoire  dans 
une  véritable  grande  bataille.  Mais  i 
n'y  a  aucun  doute  pour  personne, 
qu’elle  décidera  de  la  cause.  Les  pla¬ 
teaux  de  la  balance  se  sont  déplacés. 
Le  fait  meme  que  des  régiments  en¬ 
nemis  entiers,  avec  leur  artillerie, 
soient  venus  à  nous  est  un  signe  évi¬ 
dent.  La  sentence  sera  sévère,  mais 
juste.  11  est  grand  temps  d’en  finir... 

Dans  les  rues,  il  n’y  a  que  sang  et 
débris.  Le  soleil  est  devenu  rouge  à 
travers  la  fumée  des  incendies  et  do 
la  canonnade.  A  nos  yeux,  il  n’appa¬ 
raît  pas  sinistre,  mais  joyeusement 
redoutable.  Un  cbant  guerrier,  un 
chant,  de  victoire,  retentit  dans  notre 
âme... 

Il  y  a  à  peu  près  une  demi-journée 
que  l’on  a  porté  Léonide  à  mon  hô¬ 
pital.  Il  est  atteint  d’une  dangereuse 
blessure  à  1»  poitrine  et  de  quelques- 
unes  plus  légères,  presque  des  égra- 
tigmiraK.  Au  milieu  de  la  nuit,  il  se 
dirigeait  encore  avec  cinq  «  grena¬ 
diers  »  dans  les  parties  de  la  ville 
qui  se  trouvaient  alors  au  pouvoir 


de  l'ennemi;  sa  mission  consistait  à 
semer  là  bas  l’effroi  et  la  démoralisa¬ 
tion  par  quelques  attaques  désespé¬ 
rées.  Il  proposa  lui-même  ce  plan  et 
s'offrit  à  le  réaliser.  En  tant  qu’hom- 
me  ayant  beaucoup  travaillé  ici  les 
années  passées  et  connaissant  bien 
tous  les  recoins  de  la  ville,  il  pou¬ 
vait  accomplir  mieux  que  les  autres 
celte  entreprise  désespérée,  à  laquel¬ 
le  consentit  le  chef  de  la  milice  après 
quelques  hésitations.  Ils  réussirent  à 
atteindre  avec  les  grenades  une  des 
batteries  ennemies  et,  du  haut  d’un 
toit,  à-  faire  sauter  quelques  caisses 
de  munitions.  Ils  descendirent  au  mi¬ 
lieu  de  la  panique  provoquée  par  les 
explosions,  mirent  les  canons  hors 
d’usage  et  firent  sauter  les  munitions 
restantes.  C’est  là  t[ue  Léonide  reçut 
quelques  éclats  qui  le  blessèrent  lé¬ 
gèrement..  Ensuite,  au  cours  d’une 
retraite  précipitée,  ils  se  heurtèrent 
à  un  détachement  de  dragons  enne¬ 
mis. 

.  (A  suivre.) 


CHANGEMENT 

D’ADRESSE  Toute  demande  de 

♦  changement  d’adres- 

♦  se  doit  être  accompagnée  de 

♦  1  franc  en  timbres-poste  et 

♦  de  la  dernière  bande  du 

♦  journal. 


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JN?  .48.  Feuilleton.  du.  P.opulairç..  21-9-36. 


J  Alexandre  Bogdènov  S 

5 C  -*frv.  •  '  Jl-  '  •  '  ’  .  '  "  ;  :'B 


K  0 U G  E 


Traduit,  du  russe  g 
par  Colette  Peignot  u 


Manuscrit  de  Léonide 

•  QUATRIEME  PARTIE 

EXTRAITS  DE  LA  LE  H  HÉ 


;DU  DDCTEUR  VKRNER 
‘J  U  A  L'Et'Rl VAIN  MIUSKJ 


Léorudo  transinit  ie  commande¬ 
ment-  à  .Vladimir, ^  son  y  adjudant,  et 
«Su&nânié, -fllüé'i:  des  deux  dernières 
Jjfferiiados,  ‘  se  glissa 'wr^ièsjpôrtes 


les  pîus'.pr.oehëi  et  resta  aiix.agüèXs 
pendant -.due -  lés-  autres  reculaient 
en  utilisant  feus  -les  abris  (bv.i'ortu- 
net  eDen.-se  défendant,  éiiergiqucment, 
par  une  fusillade. -H. -laissa  passer  a 
dôfê  de’-lui  une’ grande  partie  dû  de¬ 
là  chôment  ennemi. ‘jeta  la  première 
grenade  site  l'officier  ‘et  la'  secbndc 
’s.iir';  le  ;  plus  proche  groupe  de  dra¬ 
gons,.  STout  Je  détachement  s’enfuit 
en  désordre  et  lés  nôtres,  én:  reve¬ 
nant. sur  leurs  pas,  .ramassèrent, Lèo- 
nide,  grièvement  blessé  par  un  éclat- 
de  sa  seconde  grenade.  Ils  le  rame¬ 
nèrent  sans  incident  jusqu’à  nos  li¬ 
gnes -avant  le  lever.du  jour  èt  le  con¬ 
fièrent  à  mes  soins. 

Un  a  pu  extraire  les  éclats  en  une 
fois,,  mais  le  poumon  est  touché  et 
l'état  est  grave.  ..liai  installé  le  ma¬ 
lade  au  mieux-et  ie  plus  confortable¬ 
ment'  possible-,,  mais;  naturellement, 
je  n’ai  pu  Jui  procurer  ce  plein  re¬ 
pos  qui  lui  est  mdispensàble.'A  l'au¬ 
rore,  la  bataille  a  repris,  le  brui!  en 
était,  trop,  bien  perçu  chez  nous  et 
f  intérêt  que  prenait-  Léonideii  ses 
péripéties  aggravait  son  état,  fébrile. 
Quand,  on -commença  à  amener,  d’au¬ 
tres  blessés,  il  slinquiéla  plus  encore 
et  je  fus  obligé  de  l’isolcr  autant 
que  faire  se  pointai  1,  en  le  plaçant 
derrière  d.é£.  para  vents”  pour  lui  évi¬ 
ter,  3)i  yftQins  de.  voir  les  blessure» 
des'  autres...:..  .  ......  . 


Il  est  environ  quatre  heures,  la  ba-  ] 
.-teille  i  est  enfin  terminée  et  l’issue 
en  est  certaine.  J’ai  été  absorbé  par 
dos  analyses  è-t  par  la  répartition  dos 
■  blessés, ’-f’èndâift  ce  'temps»  on  ni  a 
remis  Une  carte  de  la  personne  qui, 
il  y  a  quelques  semaines,  s’est  infor¬ 
mée*  pai'.  écrit  de  la  santé  de  Léo¬ 
nide,  puis  est  venue  elle-même  -chez 
•moi  après’  l’évasion’  de  celui-ci.  Elle 
devait  passer  chez  vous  avec  ma  re¬ 
commandation  pour  prendre  connais¬ 
sance  de  son  manuscrit,  Comme  ce: 
te  dame  est  à  coup  sûr  une  camara¬ 
de  et,  sans  aucun 'doute,  un  médecin, 
je  l’ai  invitée  à  venir  directement 
me  rejoindre  dans  la  salle.  Elle  por 
tait  comme  la  déni  ivre  fois  une  som¬ 
bre  voilette  qui  masquait  complète¬ 
ment  les  traits  de  son  visage. 

—  Léonide  est  chez  vous?  deman¬ 
da-t-elle  sans  me  dire  bonjour, 

—  Oui,  répondis-je,  mais  il  n’y  a 
pas  lieu  de  s'alarmer  rparticnlière- 


ment,' bien  que  sa  blessure  soit  sé- 
riéusé,  je'  crois  cependant  possible 


(le  le  guérir. 

Elle,  lue  posa  rapidement  et  adroi¬ 
tement  une  série  de  questions  pour 
éclaircir  l’étal  du  malade.  Puis  elle 
déclara  qu’elle' désirait  le  voir. 

—  Mais  cette  entrevue  ne  peut- 
elle  t’émouvoir  ?  objectai-je. 

—  Oui,  sûrement,  dit-e]le,  mais  ce¬ 
la  lui  fera  plus  de-bien  que  de  mal. 


Je  vous  on  réponds.  - 

Le  ton, 'etpit  très  assuré  et  décidé.  Je 
sentis  qu’elle  savait  ce  qu’elle  (lisait 
et  ne  pus  lui  opposer  un  refus.  Nous 
passâmes  dans  la  salle  où  reposait 
Léonide  et  j’indiquai  d’un  geste  com¬ 
ment  passer  derrière  le  paravent, 
mais  demeurai  moi-même  à  coté, 
près  du  -lit  d  un  autre  grand  blesse 
dont  je. devais  de  toute  manière  m’oc¬ 
cuper.  Je  voulais  entendre  toute  la 
conversation  avec  Léonide  pour  in¬ 
tervenir  si  besoin  en  était. 

En  arrivant  detvière  le  paravent, 
elle  souleva  quelque  peu  son  voile. 
La  silhouette  était  visible  à  travers 
l’étoffe  à  peine  transparente  du  pa¬ 
ravent  et  je  pouvais  discerner  qu’el¬ 
le  se  penchait  sur  le  malade. 

—  Masque...  prononça  d’une  voix 
faible  Léonide. 

—  Ta  Netti!  répondit-elle,  et  une 
telle  tendresse  imprégnait  ces  deux 
mots  prononcés  d’une  voix  douce  et 
mélodieuse  que  mon  vieux  cœur  vi- 
bradans  ma  poitrine,  saisi  de  sympa¬ 
thie  joyeuse. 

Elle  fit  de  la  main  une  sorte  de 
mouvement  brusque  comme  si  elle 
déboutonnait  son  col  et,  à  ce  qu’il 
me  parut,  ôta  son  chapeau,  avec  la 
voilette,  puis  s’insclina  plus  près  en¬ 
core ‘.de  Léonide.  Il  y  eut  une  minu¬ 
tie  de.  silence. 


—  Ainsi,  je  meurs,  dit-il  douce¬ 
ment  d’un  Ion  inlorrogateuri 
—  Non.  Lenni,  la  vie  est  devant 
nous.  Ta  blessure  n’est  pas  mortelle, 
et  même  pas  dangereuse... 

—  Mais  le  meurtre?  répliqua-i-n 
douloureusement  angoissé. 

—  C’était  la  maladie,  mon  Lenni. 
S'ois  tranquille,  cet  accès  de  dou¬ 
leur  mortelle  ne  s’interposera  jamais 
entre  nous,  ni  en  travers  de  notre 
grand  but  commun.  Ce  but,  nous  l’at¬ 
teindrons,  mon  Lenni...  t 
Un  gémissement  léger  s’échappa 
de  sa  poitrine,  mais  ce  n’était  pas 
de  souffrance.  Je  sortis  parce  que.  je 
savais  déjà  ce  qu’il  me  fallait  pour 
mon  malade  et  il  n’y  avait  nulle 
raison  de  rester  plus  longtemps  à 
écouter.  Quelques  minutes  après,  l’in¬ 
connue,  de  nouveau  en  chapeau  et 
voilette,  me  rappela. 

—  J’emmène  Léonide  chez  moi,  dé¬ 
clara-t-elle.  Lui-même  .le  désire  et 
il  se  trouvera  dans  de  meilleures  con¬ 
ditions  pour  guérir;  vous  pouvezétre 
tranquille.  Deux  camarades  attendent 
en  bas;  ils  le  transporteront.  Faites 
apporter  un  brancard. 

11  n’y  avait  pas  à  discuter  :  en  ef¬ 
fet,  l’installation  de  notre  hôpital 
n’est  pas  brillante.  Je  demandai  à 
celle  personne  son  adresse  —  c’est 
près  d’ici  —  et.  décidai  de  passer 
dès  le  lendemain  chez  elle  pouf  exa¬ 


miner  Léonide.  Deux  ouvriers  vin¬ 
rent  et  emportèrent  celui-ci  avec 
précaution  gu-r'un  brancard. 

'  '  <Posrt~scripiiim  écrit  le  jour  sui¬ 
vant:)  : 

Et  Léonide  et  Netti  disparurent 
sans  laisser  de  traces.  Je  viens  de 
passer  à  l’instant  à  "  leur  apparte¬ 
ment  :  les  portes  sont  ouvertes,  les 
chambres  vides.  Sur  la  table  de  la 
grande  salle  dont  une  large  fenêtre 
est  grande  ouverte,  j’ai  trouvé  un 
billet  à  mon  adresse.  Quelques  mots 
seulement  y  étaient  tracés  d’une 
écriture  tremblante  :  ' 

«  Salut  aux  camarades.  Au  revoir. 

Votre  Léonide.  » 

Etrange  affaire.  Je  n’ai  aucune  in¬ 
quiétude.  Je  me  suis  mortellement 
fatigué  res  jours-ci,  j’ai  vu  beau¬ 
coup  de  sang,  beaucoup  de  souffran¬ 
ces  auxquelles  je  né  pouvais  rien, 
j'ai  contemplé  des  tableaux  dé  ruine 
et-  de  destruction;  mais  dans  mon 
âmé  tout  est  joie  et  lumière. 

Nous- avons  vu  le  pire.  La  lutte  a 
?él.é  longue  et  pénible,  mais  la  victoi¬ 
re  esL  devant  nous...  La  prochaine  1  e 
lutte  sera  moins  dure.,. 


UN  MOT  D’ORDRE  : 

_  FAITES  DES  ABONNES 

AOa  POPULAIRE  » 


*